L’erreur de
Narcisse, Louis Lavelle, le petit vermillon
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Le
peintre lorsqu’il fait son portrait,
fait pourtant le portrait d’un autre
et, quand il fait le portrait d’un autre, fait aussi le
portrait de lui-même. |
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Comprendre
quelqu’un, c’est découvrir en soi tous les
mouvements qu’on observe en lui, c’est s’y abandonner soi-même un
moment, de telle sorte qu’au moment où on pense les suivre, c’est soi -même
que l’on suit. Il arrive ainsi qu’on les devance
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Le plus
difficile dans nos relations avec les autres êtres, c’est ce qui paraît
peut-être le plus simple : c’est de reconnaître cette existence propre, qui
les fait semblables à nous et pourtant différents de nous, cette présence en
eux d’une individualité unique et irremplaçable, d’une initiative et d’une
liberté, d’une vocation qui leur appartient et que nous devons les aider à
réaliser, au lieu de nous en montrer jaloux, ou de l’infléchir pour la
conformer à la nôtre. C’est là pour
nous le premier mot de la charité, et peut-être aussi le dernier.
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Le propre de la charité
c’est d’apprendre à leur porter secours.
La plupart des hommes sont plus rudes, il est vrai, à l’égard des
autres qu’à l’égard d’eux -mêmes. Et
la marque de la vertu, c’est, semble -t-il, de renverser cet ordre.
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Lorsque nous commençons à
entretenir avec nous-même un dialogue comparable à celui que nous entretenons
avec autrui, nous ne parvenons pas toujours à tolérer ce que nous sommes. Car
il y a en nous un être plein d’exigences
et devant qui aucun individu, même celui qui est nous, n’est capable de trouver grâce. Mais
le propre de la patience, c’est
d’apprendre à souffrir en nous et hors de nous toutes les misères de
l’être individuel, et le propre de la
charité c’est d’apprendre à leur porter secours.
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Quand j’in terroge ma
sincérité, son objet est trop mobile
pour qu’elle puisse jamais me satisfaire ; il est trop complexe pour
qu’elle puisse l’exprimer sans
l’altérer et le mutiler.
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La logique, la morale,
nous ont habitués à penser et à agir selon des alternatives, comme s’il
fallait toujours dire oui ou non, sans qu’il y eût jamais de tiers parti.
Mais cette méthode ne convient qu’à des âmes un peu raides et qui ne savent
pas que le tiers parti n’est pas entre le oui et le non, mais dans un oui
plus haut qui compose toujours l’un avec l’autre le oui et le non de
l’alternative.
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Lorsque je me regarde
moi-même, un autre est là, qui est ce spectateur auquel je me montre et qui
est toujours semblable à un spectateur étranger auprès duquel je ne fais
jamais que paraître.
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Il arrive que chacun se
trompe lui-même avant de tromper les autres. Il se laisse convaincre par son
amour-propre avant de chercher à les convaincre à leur tour. Il est son
premier témoin et mesure sur lui-même le succès qu’il pourra obtenir sur autrui. Mais, qu’il échoue, il
n’en continue pas moins la même entreprise désespérée. Car les hommes vivent
d’un commun accord dans un monde d’apparence et de feinte : c’est en lui que
résonnent leurs paroles, bien que la vérité tout entière soit devant eux et
que ce soit en elle que plonge leur regard. La conscience de ce désaccord
peut même leur donner une jouissance cruelle.
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La plupart des hommes
s’épuisent par leurs paroles, par leur silence et par les œuvres qu’ils
accomplissent, à produire une image d’eux -mêmes conforme, non pas à ce
qu’ils sont, ni même à ce qu’ils désirent être, mais à ce qu’ils désirent
qu’on croie qu’ils sont.
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Nous ne devenons tout à
fait nous-même que là où nous sortons de nous-même pour agir, là où nous
quittons le domaine de la virtualité pure pour prendre une place dans le
monde et y revendiquer une responsabilité
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Le travail libère la
puissance de l’esprit. Il forme la personne en transformant les choses. Cette
modification qu’il fait subir à la matière l’humanise et la spiritualise ;
mais elle oblige le moi à sortir de lui-même, à dépasser la contemplation
solitaire. Il rapproche les êtres les uns des autres dans lapoursuite d’une
fin visible par tous, dans l’édification du monde où ils sont tous appelés à
vivre.
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La sincérité est l’acte
par lequel je me mets moi-même sous le regard de Dieu. Il n’y a point de
sincérité ailleurs. Car pour Dieu seul il n’y a plus de spectacle, plus
d’apparence. Il est lui-même la pure présence de tout ce qui est. Quand je me
tourne vers lui, il n’y a plus rien qui compte en moi, que ce que je suis.Car
Dieu n’est pas seulement l’œil toujours ouvert à qui je ne puis rien
dissimuler de ce que je sais de moi-même, mais il est cette lumière qui perce
toutes les ténèbres et qui me révèle tel que je suis, sans que je sache que
je l’étais. Cet amour-propre qui me cachait à moi-même est un vêtement qui
tombe tout à coup. Un autre amour m’enveloppe qui rend mon âme même
transparente.
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Les plus forts, avant ou
après l’événement, se jettent toujours sur le fardeau. Ils s’acharnent sans
cesse à le revendiquer et à l’accroître. Au moment d’agir, il semble toujours
que l’action ne dépende que d’eux seuls. Après avoir agi ; ils se reprochent
toujours de ne pas avoir assez fait. Avec une sorte d’orgueil intempérant,
ils s’attribuent comme une toute -puissance qu’ils ne pensent jamais employer
assez bien. Ils ont trop d’in différence ou de mépris à l’é gard d’autrui
pour lui réserver la moindre part d’influence dans l’issue de leur entreprise.
Le succès doit aller de soi et retient à peine leur attention. Mais leur
échec, ou même l’échec des autres, si c’est la charité qui les guide, les
rend mécon tents, anxieux, tourmentés et inconsolables. Peu importe
l’éloignement où ils se trouvent. C’est le monde entier dont ils pensent
avoir la charge : ils veulent porter la faute de tout le mal qu’ils sont
capables d’y découvrir, sans consentir à la partager ni avec Dieu, ni avec
leurs semblables ; car leur regard a tant de sincérité, de pénétration et de
profondeur qu’ils discernent aussitôt en eux -mêmes des ressources infinies
dont ils n’ont fait aucun usage. Ils ne peuvent penser que la grâce ait
jamais pu leur manquer : ils savent qu’elle est totale et indivisible, mais
ils ne cessent de craindre de n’en point avoir été dignes ou de ne lui avoir
point répondu. Mais l’homme le plus courageux, qui s’attribue tou jours à
lui-même la responsabilité de l’échec, qu i pense qu’il n’a pas mis en jeu
les moyens qu’il fallait, qu’il a
manqué de décision ou de constance, sait reconnaître aussi que l’apparence de
l’échec n’est pas toujours un échec véritable, qu’il ne faut pas en juger d’après la douleur, ni d’après le rap
port du dessein à l’événement, mais d’après le fruit spirituel que l’acte a
pu produire. Il ne pense pas qu’il puisse rien arriver dans le monde qui ne
soit l’effet d’une justice secrète dont les balances sont infiniment plus
précises que celles de notre sensibilité, et qui obéit à des lois d’une flexibilité infinie, mais aussi
rigoureuses que celles de la chute des corps
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Il n’y a pas deux formes
d’activité, une activité matérielle et une activité spirituelle, car il n’y a
point de mouvement du corps qui ne puisse être spiritualisé, comme il n’y a
point d’élan de l’âme qui ne puisse expirer dans une habitude du corps.
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La perfection n’est
obtenue que lorsque la différence entre l’activité matérielle et l’activité
spirituelle s’abolit, ou lorsque, contrairement à l’ordre naturel, l’activité
matérielle devient invisible et l’autre visible.
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Les paroles ne valent que
si elles sont médiatrices entre la virtualité de la pensée et la réalité de
l’action.
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Il y a une règle majeure
que je dois toujours garder sous les yeux :
c’est qu’il faut que chaque acte de ma vie, chaque pensée de mon
esprit, chaque mouvement de mon corps soient comme un engagement et une
création de mon être même et témoignent d’un parti que je prends et de ma
volonté d’être tel. Il faut qu’il en
soit ainsi de toute phrase que je prononce ou que j’écris, et qui se contente trop souvent de décrire un
souvenir ou de désigner un objet.
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Chaque homme s’invente
lui-même. Mais c’est une invention dont il ne connaît pas le terme : dès
qu’elle s’arrête, l’homme se convertit en chose. Alors, il commence à se répéter.
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Le propre du
désintéressement, c’est de nous obliger à marcher toujours sans jamais
regarder en arrière pour mesurer le chemin que nous avons parcouru. Jusque dans l’acte de la pensée, il nous
interdit de nous attarder sur la vérité pour en prendre possession et nous y
complaire. Car tout succès que nous pouvons
obtenir est un succès pour l’individu que nous sommes et ne peut
s’exprimer que par quelque gain dont
nous profitons. Mais dans l’ordre spirituel, c’est l’effet que nous cherchons
et non pas le gain, l’emploi de nos puissances et non pas leur accroissement, et ce sacrifice de soi, qui
est aussi l’accomplissement de soi.
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C’est donc l’abandon de
tout amour propre qui nous révèle notre véritable génie.
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La sagesse réside tout
entière dans une certaine proportion que nous sommes capables de trouver
entre ce que nous voulons et ce qui nous arrive, sans que nous puissions dire
si c’est ce qui nous arrive qui prend la forme de ce que nous voulons ou ce
que nous voulons qui prend la forme de ce qui nous arrive.
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L’amour propre se complaît
tellement en soi qu’il s’at¬tarde jusque dans le sentiment de sa propre
misère. De telle sorte qu’il s’aigrit encore en cherchant à se guérir.
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Il suffit, dit on, que
l’on reconnaisse à toutes les opinions une valeur égale. Mais cela est
impossible, et contraire à la raison, puisqu’à ce compte elles se détrui¬sent
toutes. Dire que toutes les opinions ont une valeur égale, c’est dire
qu’elles n’en ont aucune, c’est à dire qu’elles sont en effet des opinions,
qu’elles ne contien¬nent aucune vision claire de la vérité, qu’elles
expriment seulement des préférences du désir ou des vraisemblances de
l’imagination.
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Il y a une fausse
humilité, qui est un orgueil véritable par lequel on méprise tout ce que les
autres possèdent ou estiment, en se félicitant intérieurement d’être au
dessus de tout cela, et d’être seul pourtant à s’humilier.
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Si les hommes parvenaient
à reconnaître l’inimitable singularité de toute existence individuelle, ils
verraient aussitôt se dissiper en eux l’égoïsme et la jalousie, ils
éprouveraient une admiration mutuelle qui les pousserait à s’invoquer l’un
l’autre, au lieu de se repousser. Car c’est cette singularité de chaque être
qui exprime la part d’absolu dont il est, pour ainsi dire, porteur et qui
fait que le monde entier est intéressé à sa destinée, si misérable qu’elle
paraisse. Je pense juste le contraire de ce que vous pensez, mais je pense
aussi que votre pensée est nécessaire comme la mienne à l’ordre du monde et
que, sans elle, la mienne ne trouverait en lui ni une place, ni un soutien et
manquerait par suite à la fois de raison d’être et de vérité.
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Les différences qui
opposent les hommes les uns aux autres sont une épreuve qui les juge. Les
plus faibles et les plus égoïstes sont offusqués par elles et ne songent qu’à
les abolir. Les plus forts et les plus généreux en tirent toujours plus de
joie et plus de richesse : ils désirent non pas qu’elles s’effacent, mais
qu’elles se multiplient. Et dans la découverte de leurs propres limites, ils
se sentent si bien soutenus par ce qui les dépasse que tous les êtres qui
peuplent le monde deviennent pour eux des amis.
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C’est corrompre sa propre
pensée que de vouloir qu’elle triomphe, au lieu de chercher seulement à lui
donner sa forme la plus parfaite et la plus dépouillée. Là réside son unique
triomphe.
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Tout individu résiste
toujours à l’action qu’un autre prétend exercer sur lui, il repousse le
regard qui pénètre et viole son intimité.
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Or le plus grand bien que
nous faisons aux autres hommes n’est pas de leur communiquer notre richesse,
mais de leur découvrir la leur. C’est que nul ne reçoit rien comme un bien
qui lui soit étranger. Il ne peut donc recevoir que lui-même pour don. Tout
don que l’on reçoit est la découverte en soi d’un pouvoir que l’on possédait
sans le soupçonner. Mais dès qu’il nous est révélé, il nous paraît plus
intime à nous même que tout ce que nous pensions avoir.
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Plus l’arbre plonge loin
ses racines dans les ténèbres de la terre, plus son feuillage monte haut,
plus il frémit avec délicatesse aux cimes de la lumière. Et son immobile
majesté n’est qu’un mouvant équilibre où toutes les forces de la nature
jouent et se contrarient, mais aussi se répondent et se contiennent avec une
certitude intérieure plus belle que tous les abandons.
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La raison de l’homme est
elle même une proportion entre deux instincts : un instinct animal qui
l’emprisonne dans ses limites, et un instinct spirituel qui les lui fait
oublier.
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La sensibilité est comme
une nuit d’où le jour de la pensée ne cesse d’éclore. Mais qui peut penser à
les séparer ?
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