vendredi 23 octobre 2020

Humain Trop Humain, Friedrich Nietzsche

 

Humain Trop Humain, Friedrich Nietzsche

 

 


Voltaire : « Croyez-moi, mon ami, l’erreur aussi a son mérite. »

 

L’imaginatif nie la vérité devant lui-même, le menteur seulement devant les autres.

 

Si l’on fait comprendre à quelqu’un qu’au sens strict il ne peut jamais parler de vérité, mais seulement de probabilité et des degrés de la probabilité, on découvre généralement, à la joie non dissimulée de celui que l’on instruit ainsi, combien les hommes préfèrent l’incertitude de l’horizon intellectuel, et combien, au fond de leur âme, ils haïssent la vérité à cause de sa précision.

 

Suspicion tout ce qui est connu et connaissable, le faire passer pour apparence, afin de pouvoir dresser sur l’horrible fond de l’impossibilité-de-savoir : la Croix !

 

La foi en la vérité commence avec le doute de toutes les « vérités » en quoi l’on a cru jusqu’à présent.

 

Au commencement était le non-sens, et le non-sens était, par Dieu ! et Dieu (divin) était le non-sens.

 

Rien n’est plus difficile pour un homme que de saisir une chose d’une façon impersonnelle : je veux dire d’y voir précisément une chose et non pas une personne

 

Il est difficile de maintenir la puissance et la réputation, lorsque celles-ci s’édifient sur l’erreur et le mensonge

 

L’orgueil « le vice de ceux qui savent »,

 

On oublie volontairement certaines choses de son passé, on se les sort de la tête avec intention : on a donc le désir de voir l’image qui reflète notre passé nous mentir à nous-mêmes et nous flatter — nous travaillons sans cesse à cette duperie de nous-mêmes.

 

Ceux qui se cachent quelque chose devant eux-mêmes et ceux qui, dans leur ensemble, se cachent devant eux-mêmes, se ressemblent en cela qu’ils commettent un vol au trésor de la connaissance.

 

La chose la plus vulnérable et pourtant la plus invincible, c’est la vanité humaine : sa force grandit même par la blessure et peut finir par devenir gigantesque.

 

L’origine des mœurs doit être ramenée, à deux idées : « la communauté a plus de valeur que l’individu », et « il faut préférer l’avantage durable à l’avantage passager » ; d’où il faut conclure que l’on doit placer, d’une façon absolue, l’avantage durable de la communauté avant l’avantage de l’individu, surtout avant son bien-être momentané, mais aussi avant son avantage durable et même avant sa persistance dans l’être.

 

Si donc on croit, par exemple, que l’on aime ses ennemis — quand même ce ne serait qu’une croyance, un jeu de l’imagination et nullement une réalité psychologique (donc pas de l’amour) — on devient parfaitement heureux tant que persiste cette croyance.

 

Si le joyeux message de votre bible était écrit sur votre figure vous n’auriez pas besoin d’exiger, avec tant d’entêtement, la croyance en l’autorité de ce livre : vos paroles, vos actes devraient sans cesse rendre la bible superflue, une nouvelle bible devrait sans cesse naître de vous !

 

« Si le Christ a vraiment eu l’intention de sauver le monde n’a-t-il pas manqué son entreprise ? »

 

107. Les trois quarts de la force. Une œuvre qui doit produire une impression de santé doit être exécutée tout au plus avec les trois quarts de la force de son auteur. Mais si l’auteur a donné sa mesuré extrême, l’œuvre agite le spectateur et l’effraye par sa tension. Toutes les bonnes choses laissent voir un certain laisser-aller et elles s’étalent à nos yeux comme des vaches au pâturage.

 

Avez-vous un si grand besoin, ô poètes, de prendre pour marraines la plaisanterie et la boue, lorsque vous voulez baptiser quelque sentiment innocent et sublime ? Faut-il absolument que vous mettiez à votre noble déesse un masque grimaçant et diabolique ?

 

119. L’origine du goût pour les œuvres d’art. Si l’on songe aux germes primitifs du sens artistique et si l’on se demande quelles sont les différentes espèces de plaisir engendrées par les premières manifestations de l’art, par exemple chez les peuplades sauvages, on trouve d’abord le plaisir de comprendre ce que veut dire un autre ; l’art est ici une espèce de devinette qui procure à celui qui en trouve la solution le plaisir de constater la rapidité et la finesse de son propre esprit. — Ensuite on se souvient, à l’aspect de l’œuvre d’art la plus grossière, de ce que l’on sait par expérience avoir été une chose agréable, et l’on se réjouit, par exemple, quand l’artiste a indiqué des souvenirs de chasses, de victoires, de fêtes nuptiales. — On peut encore se sentir ému, touché, enflammé en voyant d’autre part des glorifications de la vengeance et du danger. Ici l’on trouve la jouissance dans l’agitation par elle-même, dans la victoire sur l’ennui. — Le souvenir d’une chose désagréable, si elle est surmontée, ou bien si elle nous fait paraître nous-même, devant l’auditeur, intéressant au même degré qu’une production d’art (quand, par exemple, le ménestrel décrit les péripéties d’un marin intrépide), ce souvenir peut provoquer un grand plaisir que l’on attribue alors à l’art. — D’espèce plus subtile est la joie qui naît à l’aspect de tout ce qui est régulier, symétrique, dans les lignes, les points et les rythmes ; car, par une certaine similitude, on éveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et régulier dans la vie, à quoi l’on doit seul toute espèce de bien-être : dans le culte de la symétrie, on vénère donc inconsciemment la règle et la belle proportion, comme source de tout le bonheur qui nous est venu ; cette joie est une espèce d’action de grâce. Ce n’est qu’après avoir éprouvé une certaine satisfaction de cette dernière joie que naît un sentiment plus subtil encore, celui d’une jouissance obtenue en brisant ce qui est symétrique et réglé ; si ce sentiment incite, par exemple, à chercher la raison dans une déraison apparente : par quoi il apparaît alors comme une espèce d’énigme esthétique, catégorie supérieure de la joie artistique mentionnée en premier lieu. — Celui qui poursuit encore cette considération saura à quelle espèce d’hypothèses, pour l’explication du phénomène esthétique, on renonce ici par principe.

 

120. Pas trop rapproché. Il y a désavantage pour les bonnes pensées à se suivre de trop près ; elles se cachent réciproquement la vue. — C’est pourquoi les plus grands artistes et les plus grands écrivains ont fait un usage abondant du médiocre.

 

140. Se taire. L’auteur doit se taire lorsque son œuvre se met à parler.

 

Le fait d’écrire devrait toujours annoncer une victoire, une victoire remportée sur soi-même, dont il faut faire part aux autres pour leur enseignement. Mais il y a des auteurs dyspepsiques qui n’écrivent précisément que lorsqu’ils ne peuvent pas digérer quelque chose, ils commencent même parfois à écrire quand ils ont encore leur nourriture dans les dents : ils cherchent involontairement à communiquer leur mauvaise humeur au lecteur, pour lui donner du dépit et exercer ainsi un pouvoir sur lui, c’est-à-dire qu’eux aussi veulent vaincre, mais les autres.

 

C’est maintenant un usage et presque un devoir de mettre sur un livre le nom de son auteur ; mais c’est une des raisons qui fait que les livres portent si peu. Car, s’ils sont bons, ils valent plus que les personnes, étant la quintessence de celles-ci ; mais dès que l’auteur se fait connaître par le titre, le lecteur se plaît à diluer la quintessence par ce qu’il voit de personnel, de plus personnel, et il met ainsi à néant le but du livre. C’est l’orgueil de l’intellect de ne plus paraître individuel.

 

Dès que l’auteur se fait connaître par le titre, le lecteur se plaît à diluer la quintessence par ce qu’il voit de personnel, de plus personnel, et il met ainsi à néant le but du livre. C’est l’orgueil de l’intellect de ne plus paraître individuel.

 

On critique le plus violemment un homme, une œuvre, lorsque l’on en dessine l’idéal.

 

Les insectes piquent, non par méchanceté, mais parce que, eux aussi, veulent vivre : il en est de même des critiques ; ils veulent notre sang et non pas notre douleur.

 

le succès n’est pas toujours seulement dans la victoire, mais parfois déjà dans le désir de vaincre.

 

Heureux ceux qui ont du goût, fût-ce même un mauvais goût !

 

Il arrive même parfois que la musique résonne comme le langage d’une époque disparue, dans un monde nouveau et étonné, et qu’elle arrive trop tard.

 

La musique n’est pas un langage universel qui dépasse le temps, comme on a si souvent dit à son honneur, elle correspond exactement à une mesure de sentiment, de chaleur, de milieu qui porte en elle, comme loi intérieure, une culture parfaitement déterminée, liée par le temps et le lieu

 

Pourquoi les choses les plus nobles et les plus exquises se présentent maintenant telles des ruines, sans le passé et l’avenir de la perfection.

 

Notre époque doit s’estimer heureuse pour deux raisons. Par rapport au passé nous jouissons de toutes les cultures et de leurs productions, et nous nous nourrissons du sang le plus noble de tous les temps.

 

Les hommes de l’ancien monde savaient mieux se réjouir : nous nous entendons à nous attrister moins ; ceux-là découvraient toujours de nouvelles raisons pour goûter leur bien-être et pour célébrer des fêtes, ils y mettaient toute la richesse de leur sagacité et de leur réflexion : tandis que nous employons notre esprit à la solution de problèmes qui ont plutôt en vue de réaliser l’absence de douleur et la suppression des sources du déplaisir.

 

Pour ce qui en est de l’humanité souffrante, les anciens s’essayaient à s’oublier ou à faire virer leur sentiment, d’une façon ou d’une autre, vers le côté agréable. Ainsi ils s’aidaient de palliatifs, tandis que nous nous attaquons aux causes du mal et préférons en somme agir d’une façon prophylactique.

 

Les dieux disposent des destinées humaines et décident la chute des hommes Afin que des générations futures puissent composer des chants. Donc, nous souffrons et nous périssons pour que les poètes ne manquent pas de sujets — et ce sont les dieux d’Homère qui arrangent cela ainsi,

 

Dans toute secte philosophique, trois penseurs se succèdent dans le rapport suivant : le premier engendre par lui-même le suc et la semence, le second en tire des fils et tisse une toile artificielle, le troisième s’embusque dans cette toile et guette les victimes qui s’y aventurent — pour vivre aux dépens de la philosophie.

 

Ce n’est pas d’être le premier à voir quelque chose de nouveau, mais c’est de voir, comme si elles étaient nouvelles, les choses vieilles et connues, vues et revues par tout le monde, qui distingue les cerveaux véritablement originaux. Celui qui découvre les choses est généralement cet être tout à fait vulgaire et sans cerveau — le hasard.

 

Nous voyons presque notre idéal dans une espèce de nomadisme intellectuel,

 

Il y a des esprits extrêmement doués, qui restent toujours stériles, seulement parce que, par faiblesse de tempérament, ils sont trop impatients pour attendre leur grossesse.

 

Lorsque nous parlons des Grecs, nous parlons aussi involontairement d’aujourd’hui et d’hier : leur histoire, universellement connue, est un clair miroir qui reflète toujours quelque chose de plus que ce qui se trouve dans le miroir lui-même. Nous nous servons de la liberté que nous avons de parler d’eux pour pouvoir nous taire sur d’autres sujets, — afin de leur permettre de murmurer quelque chose à l’oreille du lecteur méditatif. C’est ainsi que les Grecs facilitent à l’homme moderne la communication de choses difficiles à dire, mais dignes de réflexion.

 

Embrassant tout le système de pareilles ordonnances, l’État n’était pas construit en vue de certains individus et de certaines castes, mais en vue des simples qualités humaines. Dans son édifice, les Grecs montrent ce sens merveilleux des réalités typiques qui les rendit capables, plus tard, de devenir des savants, des historiens, des géographes et des philosophes. Ce n’était pas une loi morale, dictée par les prêtres et les castes, qui avait à décider de la constitution de l’État et du culte de l’État, mais l’égard universel à la réalité de tout ce qui est humain. —

 

Beaucoup de choses humaines naissent par soustraction, et non pas précisément par duplication, adjonction et confusion.

 

L’observation directe de soi est loin de suffire pour apprendre à se connaître : nous avons besoin de l’histoire, car le passé répand en nous ses mille vagues ; nous-mêmes nous ne sommes pas autre chose que ce que nous ressentons à chaque moment de cette continuité. Là aussi, lorsque nous voulons descendre dans le fleuve de ce que notre nature possède en apparence de plus original et de plus personnel, il faut nous rappeler l’axiome d’Héraclite : on ne descend pas deux fois dans le même fleuve. — C’est là une vérité qui, quoique relâchée, est demeurée aussi vivante et féconde que jadis, de même que cette autre vérité que, pour comprendre l’histoire, il faut rechercher les vestiges vivants d’époques historiques — c’est-à-dire qu’il faut voyager, comme voyageait le vieil Hérodote et s’en aller chez les nations — car celles-ci ne sont que des échelons fixes de cultures anciennes sur lesquels on peut se placer ; — il faut se rendre surtout auprès des peuplades dites sauvages et demi-sauvages, où l’homme a enlevé l’habit d’Europe ou ne l’a pas encore endossé.

 

La connaissance de soi devient connaissance universelle, par rapport à tout ce qui est du passé.

 

Le christianisme est un poison pour les jeunes peuples barbares ; planter par exemple dans les âmes des vieux Germains, ces âmes de héros, d’enfants et de bêtes, la doctrine du péché et de la damnation, qu’est-ce autre chose, sinon les empoisonner ?

 

Tout ce que la religion chrétienne donne à l’âme humaine de bienfaisant, qui console et rend meilleur, comme tout ce qui assombrit et écrase, provient de cette croyance et non point de l’objet de cette croyance. Il n’en est pas autrement ici que de ce cas célèbre : On peut affirmer qu’il n’y a jamais eu de sorcières, mais les terribles résultats de la croyance en la sorcellerie ont été les mêmes que s’il y avait vraiment eu des sorcières.

 

La foi n’a pas encore réussi à déplacer de vraies montagnes, quoique cela ait été affirmé par je ne sais plus qui ; mais elle sait placer des montagnes où il n’y en a point.

 

C’est avant tout la force qui importe et, après seulement, la vérité, mais bien après, n’est-ce pas, mes chers hommes d’aujourd’hui ?

 

Sans le détour de l’erreur il ne serait pas devenu Gœthe : c’est-à-dire le seul Allemand, artiste du verbe, qui ne soit pas encore vieilli aujourd’hui, — parce qu’il voulait être aussi peu écrivain qu’Allemand par métier.

 

228. Les voyageurs et leurs degrés. Il faut distinguer cinq degrés parmi les voyageurs : ceux du premier degré, qui est le degré inférieur, sont les voyageurs que l’on voit, — à vrai dire on les voyage et ils sont aveugles en quelque sorte ; les suivants sont ceux qui regardent véritablement le monde ; au troisième degré il arrive quelque chose au voyageur par suite de ses observations ; au quatrième les voyageurs retiennent ce qu’ils ont vécu et ils continuent à le porter en eux ; et enfin il y a quelques hommes d’une puissance supérieure qui, nécessairement, finissent par étaler au grand jour tout ce qu’ils ont vu, après l’avoir vécu et se l’être assimilé ; ils revivent alors leurs voyages en œuvres et en actions, dès qu’ils sont revenus chez eux. — Semblables à ces cinq catégories de voyageurs, tous les hommes traversent le grand pèlerinage de la vie, les inférieurs d’une façon purement passive, les supérieurs en hommes d’action qui savent vivre tout ce qui leur arrive, sans garder en eux un excédent d’événements intérieurs.

 

Les hommes aux pensées profondes, dans leurs rapports avec les autres hommes, ont toujours l’impression d’être des comédiens, parce qu’ils sont forcés, pour être compris, de simuler une superficie.

 

237. Le voyageur en montagne se parle à lui-même. Il y a des indices certains à quoi tu reconnaîtras que tu as fais du chemin et que tu es monté plus haut : l’espace est maintenant plus libre autour de toi, et ta vue embrasse un horizon plus vaste que celui que tu voyais avant, l’air est plus pur, mais aussi plus doux — car tu n’as plus la folie de confondre la douceur et la chaleur, — ton allure est devenue plus vivo et plus ferme, le courage et la circonspection se sont fondus : — pour toutes ces raisons ta route sera peut-être maintenant plus solitaire et certainement plus dangereuse qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, mais ce ne sera certainement pas dans la mesure qu’imaginent ceux qui t’ont vu monter, toi le voyageur, de la vallée brumeuse vers les montagnes.

 

Rester enfant sa vie durant — comme cela a l’air touchant ! Mais ce n’est qu’un jugement à distance ; vu de plus près et vécu, c’est toujours ; demeurer puéril sa vie durant.

 

Il ne faut pas parler de ses amis : autrement on trahit par des paroles le sentiment de l’amitié.

 

267. Pas trop tôt. Il faut prendre garde à ne pas s’aiguiser trop tôt, parce que, en même temps, on risque de s’amincir trop tôt.

 

L’enfant, lui aussi, considère son jeu comme un travail et le conte comme la vérité.

 

La maxime de Gœthe, lequel prétend que souvent il n’est pas permis d’entraver l’erreur pour ne pas entraver la vérité.

 

« Je deviens vieux, mais je continue à apprendre. »

 

À mesure que quelqu’un s’abandonne aux événements il s’amoindrit de plus en plus.

 

« Plus de respect pour l’homme compétent ! Et à bas tous les partis ! »

 

Au moyen de ce corps enseignant, matériellement et intellectuellement tenu en bride, on élève alors, tant bien que mal, toute la jeunesse du pays, à un certain niveau d’instruction utile à l’État, et gradué selon le besoin : avant tout, l’on transmet presque imperceptiblement aux esprits faibles, aux ambitieux de toutes les conditions, l’idée que seule une direction de vie reconnue et estampillée par l’État vous amène immédiatement à jouer un rôle dans la société.

 

Le « peuple », lorsqu’il est un peuple de soldats, a toujours bonne conscience quand il fait la guerre, — inutile de la lui suggérer.

 

Si l’on considère qu’aujourd’hui encore tous les grands événements publics se glissent secrètement et comme voilés sur la scène du monde, qu’ils sont cachés par des faits insignifiants, côté desquels ils paraissent petits, que leurs effets profonds, leurs contrecoups ne se manifestent que longtemps après qu’ils se sont produits, — quelle importance peut-on alors accorder à la presse, telle qu’elle existe aujourd’hui, avec sa quotidienne dépense de poumons pour hurler, assourdir, exciter et effrayer ? — la presse est-elle autre chose qu’un bruit aveugle et permanent qui détourne les oreilles et les sens vers une fausse direction ?

 

La plupart des gens ne sont rien et ne comptent pour rien avant d’avoir revêtu le manteau des convictions générales et des opinions publiques — conformément à la philosophie des tailleurs : ce sont les habits qui font les gens. Mais, pour les hommes d’exception, il faut dire : celui qui se vêt fait le vêtement ; là les opinions cessent d’être publiques et deviennent autre chose que des masques, des parures et des travestissements.

 

Tout refus et toute négation témoignent d’un manque de fécondité : au fond, si nous étions un bon champ de labour, nous ne laisserions rien périr sans l’utiliser et nous verrions en toute chose, dans les événements et dans les hommes, de l’utile fumier, de la pluie et du soleil.

 

Ou bien l’on cache ses opinions, ou bien l’on se cache derrière elles. Celui qui agit autrement ne connaît pas la marche du monde ou fait partie de l’ordre de la sainte témérité.

 

N’oublie pas qu’aussi longtemps qu’on te loue tu n’es pas encore sur ton propre chemin, mais sur celui d’un autre.

 

Quand une fois la vie vous a traité en vraie spoliatrice et vous a pris tout ce qu’elle pouvait vous prendre de vos honneurs et de vos joies, vous enlevant vos amis, votre santé et votre avoir, on découvrira peut-être après coup, lorsque la première frayeur sera passée, que l’on est plus riche qu’auparavant. Car maintenant seulement on sait ce qui vous appartient, au point que nulle main sacrilège ne peut y toucher : et c’est ainsi que l’on sortira peut-être de tout ce pillage et de cette confusion avec la noblesse d’un grand propriétaire terrien.

 

Désirer de nouveau, c’est le symptôme de la convalescence et de la guérison.

 

Tu te classes bien au-dessous de l’autre, car tu cherches à fixer l’exception, mais lui la règle.

 

Les natures actives et couronnées de succès n’agissent pas selon l’axiome « connais-toi toi-même », mais comme s’ils voyaient se dessiner devant eux le commandement : « Veuille être toi-même et tu seras toi-même ». — La destinée semble toujours leur avoir laissé le choix ; tandis que les inactifs et les contemplatifs réfléchissent, pour savoir comment ils ont fait pour choisir une fois, le jour où ils sont entrés dans le monde.

 

Il arrive à l’esprit le plus riche de perdre la clef du grenier où sommeillent ses trésors accumulés. Il ressemble alors au plus pauvre qui est forcé de mendier pour vivre.

 

À celui qui a beaucoup réfléchi, toute idée nouvelle, qu’il l’entende ou qu’il la lise, apparaît immédiatement sous forme de chaîne.

 

Chacun arrive à s’accommoder de son temps ? — C’est non seulement parce que l’esprit de son temps pèse sur lui, mais encore parce qu’il l’a en lui. L’esprit du temps se résiste à lui-même, il se porte lui-même.

 

« On appartient à la populace tant que l’on fait toujours retomber la faute sur les autres ; on est sur le chemin de la vérité lorsque l’on ne rend responsable que soi-même ; mais le sage ne considère personne comme coupable, ni lui-même, ni les autres. »

 

Le pilier de l’ordre social repose sur cette base qu’il faut que chacun regarde avec sérénité ce qu’il est, ce qu’il fait et ce à quoi il aspire, sa santé ou sa maladie, sa pauvreté ou son aisance, son honneur ou son apparence chétive, et qu’il se dise : « Je ne voudrais changer avec personne ».

 

Qu’importe le génie s’il ne sait pas communiquer à celui qui le contemple et le vénère une telle liberté et une telle hauteur de sentiment qu’il n’a plus besoin du génie ! — Se rendre superflu — c’est là la gloire de tous les grands.

 

Mais c’est l'éternelle vivacité qui importe : que nous fait la « vie éternelle », et, en général, la vie !

 

De bons amis se donnent çà et là, pour signe d’intelligence, un mot obscur qui, pour tout tiers, doit être une énigme.

 

Notre raison humaine — n’est pas trop raisonnable. Et si elle n’est pas, en tous temps et complètement, sage et rationnelle, le reste du monde ne le sera pas non plus

 

Ne pas savoir ce qui nous est nuisible dans l’arrangement de l’existence, la division de la journée, le temps et le choix des relations, dans les affaires et le loisir, le commandement et l’obéissance, les sensations de la nature et de l’art, le manger, le dormir et le réfléchir ; être ignorant dans les choses les plus mesquines et les plus journalières — c’est ce qui fait de la terre pour tant de gens un « champ de perdition ».

 

Socrate déjà se mettait de toutes ses forces en garde contre cette orgueilleuse négligence de l’humain au profit de l’homme, et aimait, par une citation d’Homère, à rappeler les limites et l’objet véritable de tout soin et de toute réflexion : « C’est, disait-il, et c’est seulement ce qui chez moi m’arrive en bien et en mal ».

 

Deux artifices calmants d’Épicure, qui peuvent s’appliquer à beaucoup de problèmes. Sous leur forme la plus simple, ils s’exprimeraient à peu près en ces termes : premièrement, supposé qu’il en soit ainsi, cela ne nous importe en rien ; deuxièmement : il peut en être ainsi, mais il peut aussi en être autrement.

 

Mais tous les quatre cherchent précisément leur libre arbitre là où chacun est le plus solidement enchaîné

 

La théorie du libre arbitre est une invention des classes dirigeantes.

 

Seules les chaînes nouvelles le font souffrir encore : — « Libre arbitre » ne veut dire proprement autre chose que le fait de ne pas sentir de nouvelles chaînes.

 

L’ensemble de notre activité et de notre connaissance n’est pas une série de faits et d’espaces intermédiaires vides, c’est un courant continu.

 

Sans les erreurs qui agissent dans tout plaisir ou déplaisir moral, jamais il ne se serait produit une humanité — dont le sentiment fondamental est et restera que l’homme est l’être libre dans le monde de la nécessité, l’éternel faiseur de miracles, qu’il fasse le bien ou le mal, l’étonnante exception, le sur-animal, le quasi-Dieu, le sens de la création, celui qu’on ne peut supprimer par la pensée, le mot de l’énigme cosmique, le grand dominateur de la nature et son grand contempteur, l’être qui nomme son histoire l’histoire universelle ! — Vanitas vanitatum homo.

 

Il est bon d’exprimer tout de suite une chose doublement et de lui donner un pied droit et un pied gauche. La vérité peut, il est vrai, se tenir sur un pied ; mais sur deux elle marchera et fera son chemin.

 

Nous n’avons pas du tout besoin de ces certitudes autour de l’extrême horizon, pour vivre une vie humaine pleine et solide : tout aussi peu que la fourmi en a besoin pour être une bonne fourmi. Il nous faut bien plutôt tirer au clair d’où provient réellement l’importance fatale que nous avons si longtemps attribuée à ces choses, et pour cela nous avons besoin de l’histoire des sentiments moraux et religieux.

 

On a de toute antiquité imaginé témérairement là où l’on ne pouvait rien assurer, et l’on a persuadé sa descendance d’admettre ces imaginations pour chose sérieuse et vérité, usant comme dernier atout de cette proposition exécrable : que croire vaut plus que savoir. Or maintenant, ce qui est nécessaire vis-à-vis de ces choses dernières, ce n’est pas le savoir opposé à la croyance, mais l’indifférence à l’égard de la croyance et du prétendu savoir en ces matières ! —

 

La morale du marchand n’est qu’une morale de pirate, plus avisée : il s’agit d’acheter à un prix aussi bas que possible — de ne dépenser au besoin que les frais d’entreprises — et de revendre aussi cher que possible.) Le point essentiel c’est que cet homme puissant promet de faire équilibre au brigand ; les faibles voient en cela la possibilité de vivre. Car il faut ou bien qu’ils se groupent eux-mêmes en une puissance équivalente, ou bien qu’ils se soumettent à un homme qui soit à même de contrebalancer cette puissance (leur soumission consiste à rendre des services).

 

Le dommage qui touche l’autre fait de lui son égal, il réconcilie sa jalousie.

 

« nul acte n’a un passé ».

 

Plus la sécurité générale est garantie, plus de nouvelles pousses du vieil instinct de prépondérance commencent à se montrer.

 

Si cependant la communauté sociale s’effondre complètement, si l’anarchie devient universelle, l’état naturel éclatera de nouveau, l’inégalité insouciante et absolue,

 

Comme si tous les mots n’étaient pas des poches où l’on a fourré tantôt ceci, tantôt cela, tantôt plusieurs choses à la fois.

 

Tous les mendiants deviennent des hypocrites comme tous ceux qui font leur profession d’une pénurie et d’une détresse (que ce soit une détresse personnelle ou une détresse publique).

 

Cela dépend de vous et cela dépend de nous d’enlever aux passions leur caractère redoutable, et de faire en sorte qu’on les empêche de devenir des torrents dévastateurs. — Il ne faut pas enfler sa méprise jusqu’à en faire la fatalité éternelle ; nous voulons, au contraire, travailler loyalement à la tâche de transformer en joies toutes les passions des hommes.

 

D’où vient cette haine de l’utilité qui devient ici visible, alors que toute action louable, exclut littéralement de toute action en vue de l’utilité ?

 

L’apparence qui fait croire que la morale n’est pas sortie de l’utilité : alors qu’en réalité elle n’est pas autre chose au début que l’utilité publique qui a eu grand-peine à se faire valoir et à se faire prendre en considération contre toutes les utilités privées.

 

Ceux qui possèdent une richesse morale par succession deviennent des gaspilleurs de la moralité : en s’abandonnant sans retenue à leurs instincts de pitié, de charité, de bienveillance et de conciliation ils rendent tout le monde autour d’eux plus négligent, plus exigeant et plus sentimental.

 

En admettant qu’il existe un devoir de reconnaître la vérité, quelle est alors la vérité par rapport à toute autre espèce de devoir ?

 

Certains mots, dont nous autres moralistes nous ne pouvons absolument pas nous passer, portent déjà en eux une sorte de censure des mœurs, datant de l’époque où les impulsions les plus simples et les plus naturelles de l’homme ont été dénaturées.

 

Nietzsche, Friedrich. Friedrich Nietzsche : Oeuvres  complètes   (23 titres annotés) (French Edition) (p. 1233). Édition du Kindle.