dimanche 22 décembre 2019



De l’autre côté de la machine, Aurélie Jean, Ed. De Facto L’Observatoire


En cette époque connectée où l’instantanéité rythme nos journées, se placer dans des temps longs devient pourtant plus indispensable que jamais pour appréhender notre monde.

Le mathématicien Muḥammad ibn Mūsā al-Khwārizmī. C’est son nom latinisé, Algorithmi, qui sera utilisé pour baptiser l’algorithme.


Images et autres analogies ont une vertu pédagogique indéniable –  et la vulgarisation doit pouvoir se raccrocher à des repères concrets de notre quotidien pour que nous puissions comprendre. Mais les images restent une déformation de la réalité, et il faut prendre garde à ne pas l’oublier.

Pourquoi l’algorithmique ne serait-elle que mathématique  ? Ce n’est ni cet Euclide ni ton mathématicien perse qui ont inventé l’algorithmique, c’est la nature  !  Le ciel, cet amas d’étoiles organisées selon une logique que seule la nature est capable de vraiment comprendre, car c’est elle qui l’a créé… Voir l’algorithmique comme la vie, l’espace, le monde dans lequel nous naviguons.  

Une loi gaussienne est une loi centrée réduite, caractérisée par sa moyenne et sa variance  : plus les événements s’écartent de la moyenne, moins ils sont fréquents –  d’où sa représentation sous forme de cloche.

Le futur s’inscrit dans l’interdisciplinarité, cette capacité à translater ses compétences d’une discipline à l’autre et à travailler avec des gens profondément différents de vous-même.

En créant des tissus directement à partir de cellules souches du patient, on pourrait en finir avec les phénomènes de rejet des greffes  !

Toute modélisation reste une approximation de la réalité  ;

Noam Chomsky parlait d’autodéfense intellectuelle pour combattre toute fabrique du consentement. Je me suis souvenue de ses textes qui me rappelaient notre faiblesse à tous  : croire a   priori sans aucun acte de rébellion intellectuelle ce qu’on nous dit, ce qu’on voit et ce qu’on apprend.

Il  est parfois difficile d’obtenir des données pour certaines catégories de population –  une problématique que connaissent bien les sondages, par exemple (lesquels sont par ailleurs des nids de biais, quand on pense combien la façon de poser une question peut orienter la réponse…).

Les algorithmes sont plus rapides que l’humain pour détecter des modifications dans l’évolution d’une action ou d’un indice économique, voire pour comparer un événement avec d’autres événements passés. L’algorithme est aussi plus rapide pour écrire un article basique sur cette évolution.

L’économie actuelle de la science pousse aussi à la publication rapide de résultats avant de les avoir suffisamment passés au tamis de l’esprit critique. Cette course à la publication et aux résultats exclusifs (publish or perish  : publier ou mourir) tend à affaiblir notre raisonnement critique.

Un algorithme ne fait jamais que ce pour quoi on l’a programmé –  même dans le cas d’une intelligence artificielle apprenante. L’algorithme n’a pas de conscience, il n’a pas d’autonomie, il n’a pas de pouvoirs magiques.

«  L’intelligence artificielle est une alliée pour la presse et les journalistes  », Meta-Media, 23   mai   2019, https:// www.meta-media.fr/ 2019/ 05/ 23/ lintelligence-artificielle-est-une-alliee-pour-la-presse-et-les-journalistes.html

J’ai un niveau de tolérance très bas concernant les pseudo-experts qui propagent avec morgue des contre-vérités évidentes, et tout ce qui contribue à plonger le public dans un complet flou intellectuel. La peur et l’horreur ont toujours plus vendu que le rêve, car notre cerveau, par instinct de survie, enregistre davantage les faits et les idées qui peuvent menacer notre espèce.

un reportage sur l’intelligence artificielle truffé d’anthropomorphismes.

L’éthique manque cruellement dans les formations des scientifiques, des mathématiciens, mécaniciens, chimistes ou encore informaticiens. Pour aller encore plus loin, je dirai qu’il est urgent que les scientifiques (re) deviennent des philosophes  ! Jusqu’à la moitié du XXe   siècle, chaque scientifique était aussi philosophe. Pour n’en citer que quelques-uns  : Euclide, Dirac, Galilée, Copernic, Pascal, Descartes, Canguilhem, Feynman… Certains sont même connus aujourd’hui pour leurs travaux en philosophie et inconnus pour leurs contributions à la mécanique, aux mathématiques ou à la physique. C’est le cas de René Descartes, connu de tous pour son Discours de la méthode, mais moins pour sa géométrie cartésienne. Ou encore Blaise Pascal, dont on connaît les Pensées, mais dont on oublie souvent qu’il fut, avec sa calculatrice mécanique (la pascaline) l’un des précurseurs des machines à calculer. J’ajouterai que l’inverse est tout aussi valable  : il est temps que les philosophes redeviennent scientifiques. Aujourd’hui, pour caricaturer (mais à peine), les philosophes réfléchissent sur un monde qui leur échappe, alors que les scientifiques construisent un monde sur lequel ils ne réfléchissent pas. Je ne suis pas meilleure qu’une autre, mais j’ai conscience de mes limites et je n’hésite pas à sortir de mon monde en discutant avec des sociologues et des anthropologues. J’essaie même d’enseigner ma discipline aux philosophes… et Gaspard Koenig a été pour moi un parfait cobaye.

C’est par un mariage harmonieux entre scientifiques et politiques que l’on créera des textes de loi sans vides technologiques.

Grégory a monté il y a quelques années une équipe qui fonctionne en parallèle de son équipe de développement, et dont le but est de démontrer que l’équipe de développement a tort. Cela peut paraître étrange… Je pense au contraire que c’est plutôt malin. Comment mieux avancer et être plus innovant qu’en essayant systématiquement de démonter son propre travail  ? Cela permet également de conserver un recul et un œil critique sur la qualité de celui-ci, ainsi que sur la mesure éthique de ses développements. Les résultats de xBrain sont impressionnants, ils accélèrent l’innovation même s’ils créent parfois des tensions au sein même de l’équipe de développement. Comme on dit aux États-Unis  : «  There is no free lunch  !  »

Dès qu’un incompétent, ou un imposteur, s’autoproclame, sans fondement, «  expert  » de l’intelligence artificielle, il fournit dans le monde réel des informations déformées, approximatives, voire fausses, du monde virtuel. C’est ce que j’appelle brouiller le miroir, alors qu’aujourd’hui plus encore qu’hier nous avons besoin du meilleur reflet possible. Renvoyer à nos interlocuteurs l’image la plus juste possible du monde virtuel, pour permettre au public d’y accéder, telle est notre mission. Ce livre est lui aussi un miroir, qui essaye au mieux de traduire de façon intelligente et intelligible la notion même d’algorithme. Miroir humain, miroir algorithmique  : tous deux ont leurs imperfections, tous deux doivent être remis en question. Un miroir humain se construit sur ses compétences et ses expériences.

Ignorer qu’on ignore, disait Aristote, c’est ne rien savoir. Mais savoir qu’on ignore, c’est vraiment savoir. Le doute existe, et il existera toujours  ; il est l’essence de l’esprit scientifique. Parce qu’il n’existe pas de miroir parfait, le monde virtuel sera toujours une approximation de la réalité et pourra toujours contenir des biais. Dès lors, quelle que soit la qualité du miroir, l’essentiel est de rester capable de distinguer réel et virtuel.

A force d’établir des parallèles avec des fictions, nous sommes en train d’opérer, doucement et sans nous en rendre compte, une sorte de translation d’une narration fictive vers le monde réel. Nous devons continuer à dire que ces fictions sont réalistes, mais pas réelles.

Le terme «  catégorie  » vient du grec ancien categorein qui veut dire «  accuser  ». Selon Aristote, les catégories seraient des «  modes d’accusation de l’être  ».

Parce qu’elles sont limitées en nombre et statiques dans le temps, les catégories limitent nécessairement notre vision du monde ou des gens. Elles sont aussi «  discriminatoires  » dans le sens où elles classent selon des critères qui discriminent. Cette discrimination n’a aucune connotation négative, elle exprime tout simplement le fait de différencier.

Nous avons des préjugés, des stéréotypes à l’esprit. Nos expériences modèlent notre ego et nous font répondre à chaque situation en allant chercher dans l’une de ces catégories l’élément clé qui déterminera notre réaction.

L’atmosphère est à la révolte, car la révolution technologique en cours est encore largement incomprise. Faute d’avoir cherché à inclure toute la population, elle fait peur et elle divise. Cette fracture numérique n’était certainement pas étrangère à un mouvement comme celui des Gilets jaunes. Car aux inégalités sociales viennent aujourd’hui s’ajouter des inégalités profondes sur l’appropriation et l’usage du numérique.

Contrairement à la révolution industrielle, où l’observation suffisait pour comprendre le mécanisme de base des machines, la révolution numérique est intangible.

Allons-nous accuser les lignes   TGV et les fournisseurs d’accès à Internet d’accélérer le déplacement de manifestants et la circulation d’opinions rebelles  ? Bien sûr que non. Une fois de plus, nous nous enfonçons dans ce flou artistique qui nous aveugle et nous empêche de prendre nos responsabilités.

Comment dépassionner un débat  ? Avec de la pédagogie. Expliquer, expliquer et expliquer encore. La passion et l’incompréhension sont étroitement liées. Il faut réapprendre à sortir de l’agitation  : on avance bien plus vite dans la sérénité.

Risque que nous encourons –  celui de l’obscurantisme intellectuel et du populisme qui appuient sur les instincts et nous fait perdre en conscience et en libre arbitre.

Si nous nous contentons de regarder le monde sous le prisme étroit qui est le nôtre, nous risquons de commettre des erreurs, et d’introduire des biais algorithmiques dans les outils que nous développons. Nous, scientifiques, devons continuer à révolutionner la technologie en évitant d’initier une crise sociale. La seule révolution qui vaille sera une révolution positive  : un chamboulement des habitudes et des conditions de vie qui améliore réellement la qualité de vie des citoyens. Sans cela, c’est notre tête qui est en jeu. Nous devons nous assurer que chaque citoyen ait la liberté de choisir ses outils numériques en connaissance de cause.

Humains contre algorithmes  : telle serait l’alternative devant laquelle se trouverait notre civilisation…

Les algorithmes nous faciliteront la vie de plus en plus à l’avenir, ils nous connaîtront davantage, mais ils ne peuvent pas se substituer à notre libre arbitre, car sans libre arbitre nous ne sommes rien. La vie est le plus vaste des bacs à sable, le grand terrain de jeu de l’expérience.

Applications pour les conducteurs d’Uber en Chine, qui leur indiquent des toilettes ou des lieux de restauration sur leur chemin, en prédisant leurs besoins avant même qu’ils les expriment.

Espérons que les chauffeurs Uber de Chine et d’ailleurs le comprennent et entretiennent leur habileté à discuter avec leurs clients, voire à les faire rire, pour mieux se distinguer de l’algorithme. Au fond, c’est là l’une des opportunités de la révolution algorithmique  : elle nous oblige à miser sur ce qu’il y a de plus humain en nous, et sur notre créativité.

Je ne pense plus, donc je ne suis plus  !

C’est à nous, et à nous seuls, de décider de la forme des évolutions sociales qui accompagneront la révolution algorithmique.

L’ego mal dompté et surdimensionné est le pire ennemi de l’humanité, je l’observe régulièrement.

«  Il faut distinguer ce que l’IA sait faire de ce qu’elle ne sait pas encore faire… et de ce qu’elle ne saura jamais faire  !  »

Le personnage central de ce voyage n’est pas l’algorithme, encore moins ma personne… Le personnage clé de cette histoire, c’est le biais algorithmique. C’est lui qui nous plonge dans une passion nous empêchant de raisonner efficacement. On accuse les algorithmes faute d’avoir d’autres coupables sous la main. On hurle au scandale sans chercher à éviter les scandales. On voudrait en découdre, mais sans le choix des armes. Autrement dit  : on tourne en rond, dans un cercle dont le rayon ne cesse de diminuer, en réduisant au passage nos propres degrés de libertés. Il est grand temps d’en sortir.

.

jeudi 21 novembre 2019

L’Etrange Défaite, Marc Bloch, Bibliobook


L’Etrange Défaite, Marc Bloch, Bibliobook




Un trait, entre tous décisif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l’ont précédée : depuis le début du XXe siècle, la notion de distance a radicalement changé de valeur. La métamorphose s’est produite, à peu près, dans l’espace d’une génération et, si rapide qu’elle ait été, elle s’est trop bien inscrite, progressivement, dans nos mœurs, pour que l’habitude n’ait pas réussi à en masquer, quelque peu, le caractère révolutionnaire. p. 41

Il y a longtemps qu’Hérodote l’a dit : la grande impiété de la guerre, c’est que les pères alors mettent les fils au tombeau.p. 116

Les foules syndicalisées n’ont pas su se pénétrer de l’idée que, pour elles, rien ne comptait plus devant la nécessité d’amener, le plus rapidement et complètement possible, avec la victoire de la patrie, la défaite du nazisme et de tout ce que ses imitateurs, s’il triomphait, devaient, nécessairement, lui emprunter. On ne leur avait pas appris, comme c’eût été le devoir de véritables chefs, à voir plus loin, plus haut et plus large que les soucis du pain quotidien, par où peut être compromis le pain même du lendemain. p. 123

Je  n’aperçois point davantage que l’internationalisme de l’esprit ou de la classe soit irréconciliable avec le culte de la patrie. Ou plutôt je sens bien, en interrogeant ma propre conscience, que cette antinomie n’existe pas. C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse. p. 124

La vertu, si elle ne s’accompagne pas d’une sévère critique de l’intelligence, risque toujours de se retourner contre ses buts les plus chers. p. 125

Une vieille tradition nous porte à aimer l’intelligence pour l’intelligence, comme l’art pour l’art, et à les mettre à part de la pratique. p. 132

Ni la Constitution française, ni même la Déclaration des Droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire ». p. 133

Hitler des grandes harangues aux foules. Celui des confidences, qui disait un jour à Rauschning, à propos, précisément, du marxisme : « Nous savons, nous, qu’il n’y a pas d’état définitif… qu’il y a une évolution perpétuelle. L’avenir est le fleuve inépuisable des possibilités infinies d’une création toujours nouvelle. » p. 134

J’abhorre le nazisme. Mais, comme la Révolution française, à laquelle on rougit de la comparer, la révolution nazie a mis aux commandes, que ce soit à la tête des troupes ou à la tête de l’Etat, des hommes qui, parce qu’ils avaient un cerveau frais et n’avaient pas été formés aux routines scolaires, étaient capables de comprendre « le surprenant et le nouveau ». Nous ne leur opposions guère que des messieurs chenus ou de jeunes vieillards. p. 139

La religion de l’Ordre Moral – en l’espèce, ce qu’Edouard Herriot appelait un jour avec esprit le « spiritualisme constitutionnel ». p. 178

La pensée scientifique énonce les propriétés du triangle en général, et non de ce triangle qu’une main trace sur le tableau.p. 178

Pis encore : ce qui devait être simplement un réactif, destiné à éprouver la valeur de l’éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s’oriente, dorénavant, l’éducation tout entière. On n’invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité. C’est à se préparer à l’examen qu’on les convie. Ainsi un chien savant n’est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d’avance, l’illusion du savoir. p. 192

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’insister sur les inconvénients intellectuels d’une pareille manie examinatoire. Mais ses conséquences morales, les a-t-on toujours assez clairement vues : la crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves ; la négation de toute libre curiosité ; le culte du succès substitué au goût de la connaissance ; une sorte de tremblement perpétuel et de hargne, là où devrait au contraire régner la libre joie d’apprendre la foi dans la chance (car ces examens, quelle que puisse être la conscience des examinateurs,


Résonnance, Hartmut Rosa, édit. La Découverte


Résonnance, Hartmut Rosa, édit. La Découverte

Les sociétés modernes se caractérisent par une transformation systématique des structures temporelles

La possession de toutes les ressources nécessaires ne garantit pas plus une vie réussie qu’elle ne suffit à produire une œuvre d’art.

Tout, dans la vie, dépend de la qualité de notre relation au monde, c’est-à-dire de la manière dont les sujets que nous sommes font l’expérience du monde et prennent position par rapport à lui, bref : de la qualité de notre appropriation du monde.

La sociologie, je l’ai dit, opère à l’aide de concepts tels que le confort matériel, le niveau d’instruction, le statut et la répartition des ressources afin de juger de la qualité de vie.

L’exercice d’une activité fait notre joie et notre bonheur lorsqu’elle porte en elle-même la fin qui la détermine.

Les sociétés occidentales modernes se caractérisent par leur individualisme et leur pluralisme éthiques. Rompant radicalement, dans leur réflexion à la fois théorique et pratique, avec la pensée de l’Antiquité, du Moyen Âge chrétien scolastique et de la plupart des cultures prémodernes que nous connaissons, elles ont cessé de voir en l’homme un être orientant sa vie tout entière vers un but déterminé, un telos.

Les  sociétés modernes de type occidental ne reposent pas sur l’idée de buts déterminés de la vie humaine (gages de bonheur), mais sur la notion de droits (humains) plus ou moins inaliénables

Le choix de la position depuis laquelle les sujets conçoivent et poursuivent leur vision de la vie bonne n’obéit plus à des principes d’assignation sociale traditionaliste, autoritaire, paternaliste ou fondée sur le rang, mais se détermine sur le mode de la concurrence et de la compétition et obéit à des critères de performance.

Incapables de dire avec certitude ce qu’est une vie bonne, quelle conception du bonheur nous voulons suivre, ni quels sont notre noyau et notre mesure internes, nous en sommes réduits à nous concentrer sur l’état de nos ressources.

La réussite ou l’échec de notre vie dépend de la façon dont nous faisons (passivement) l’expérience du monde et dont nous nous l’approprions ou l’assimilons (activement).

Redéfinir l’aliénation comme un trouble de la relation au monde : parce qu’ils échouent à s’approprier certains fragments de monde, les sujets sont enfermés dans des « relations sans relation » avec lui.

À un monde fondé sur les compétences et les accessibilités s’oppose ainsi un monde de la franchissabilité et de la rétroaction30.

Comment le sujet reconnaît-il le monde, comment procède-t-il du monde

Des esprits pouvaient à tout moment prendre possession de lui et il pouvait être protégé des mauvaises pensées et des mauvais sentiments par de l’eau bénite ou quelque autre substance « extérieure » ; les planètes, pierres précieuses, organes, états émotionnels, etc., étaient liés entre eux par des correspondances prévisibles. Bref, le moi était intégré dans un flux de vie qui comprenait à parts égales des substances matérielles et immatérielles, physiques et métaphysiques, et qui reliait entre eux les membres d’une communauté par un ensemble de résonances et d’influences qui n’est plus guère concevable par un individu vivant au début du troisième millénaire.

Je ne suis rien qu’un pouvoir de leur faire écho, de les comprendre, de leur répondre40.

L’histoire de la modernité est profondément marquée par l’inquiétude d’une perte insidieuse de la sensibilité à la corporéité de notre existence

À maints égards, et dans bien des contextes, ce sont les processus de dynamisation modernes qui, les premiers, ont permis de développer des relations résonantes au monde, alors que des rapports figés et sclérosés, ou gelés et stationnaires, peuvent être causes d’expériences de profonde aliénation.

Ce qui est au cœur de la crise écologique, ce n’est pas notre traitement déraisonnable des ressources naturelles mais le fait que, à considérer la nature comme une simple ressource, nous lui dénions son caractère de sphère de résonance.

Dépression / burn-out ne résulte pas en premier lieu d’une surcharge de travail, d’une trop grande vitesse d’exécution ou d’un excès d’exigences, mais d’un effondrement des axes de résonance essentiels aux sujets.

Dépasser cette modernité capitaliste exige donc de remodeler notre cartographie cognitive et évaluative et de modifier ainsi notre relation individuelle et collective au monde, par le recours à un critère de recherche et d’évaluation de la qualité de vie autre que celui de l’accroissement.

La réponse la plus évidente et la plus élémentaire à la question comment sommes-nous placés dans le monde ? est : sur nos pieds. Nous nous tenons debout sur le monde, nous le sentons sous nos pieds ; il nous porte. Cette assurance que le sol nous porte fait partie des conditions essentielles de la certitude ontologique.

Si l’activité respiratoire a pour particularité de rendre imperceptible le monde aspiré, fumer pourrait bien se comprendre comme une pratique destinée à le rendre palpable et efficient. La relation au monde doit parfois faire mal pour que le monde n’échappe pas au sujet20.

Le fait, médicalement avéré, qu’il y a bien plus de risques de tomber malade à cause d’un produit bio avarié, pourri ou contaminé que de « s’empoisonner » avec de la nourriture industrielle ne décourage en rien les adeptes du bio, dont la plupart font pourtant partie de l’élite cultivée. Preuve supplémentaire, à mon sens, que leur choix est motivé par un profond désir de résonance, et non par une simple exigence « mécaniste » de bonne santé.

Seul celui pour qui il n’y a « plus de quoi rire » ou qui n’a « plus de larmes » connaît véritablement une crise existentielle, car ses relations au monde et à lui-même sont alors « pétrifiées ».

L’obsession de la modernité tardive pour le corps peut donc être analysée comme l’indice d’une perte des relations (corporelles) résonantes au monde.

Si nous sursautons à chaque vibration de notre smartphone dans notre poche, c’est bien parce que chaque message représente une « sollicitation du monde ».

La marginalisation toujours plus grande du corps-instrument dans la vie moderne nous conduit à entretenir ses fonctions motrices par des activités « inutiles » : exercices musculaires, articulaires, d’adresse, de force, d’endurance et de souplesse, pratiqués au club de fitness, en séances de jogging, à la piscine ou au yoga (et nous découvrons alors que l’intégrité de notre relation corporelle au monde dépend pour une part non négligeable de ces pratiques).

Le burn-out traduit in fine un état de mutisme généralisé de tous les axes de résonance et donc une forme radicale d’aliénation physique et psychique.

Le désir reste relationnel même lorsque il porte sur des objets matériels : nous désirons des voitures, des téléviseurs, des bijoux ou des smartphones parce qu’ils promettent de nous offrir – fût-ce obscurément – certaines manières d’être-dans-le-monde14. L’industrie publicitaire l’a compris depuis longtemps, qui fait de cette promesse son principal argument de vente. Mais dans tous les cas, ce sont les stratégies spécifiques mises en œuvre afin d’accéder aux oasis et d’éviter les déserts qui sont au fondement de notre action.

L’attitude « active et négatrice du monde », propre au protestantisme occidental, conduit à la domination du monde ; l’attitude « passive et affirmatrice du monde », que l’on observe dans la Grèce athénienne, conduit à la contemplation du monde

L’homosexualité, l’obsession, la démocratie, les fantômes ou l’hyperactivité n’ont pas d’existence absolue dans le monde – ils n’existent que dans les mondes culturels qui leur sont associés. Mais les prises de position à leur égard sont déterminées par les mouvements répulsifs et attractifs de la peur et du désir et cette détermination, loin d’être simplement linéaire, suit des voies complexes et souvent contradictoires.

Nous sommes placés non seulement dans un environnement physique, mais aussi et toujours dans un « espace moral ». En vue de déterminer notre emplacement et notre orientation dans cet espace – afin de pouvoir y développer des rapports générateurs d’identité –, nous avons besoin d’une carte morale qui définisse l’horizon de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est noble et précieux ou au contraire secondaire, laid, etc.

La menace, la mise à l’épreuve, la stimulation, l’expérience de soi et l’adaptation sont donc les cinq problématiques existentielles de base qui déterminent dans une large mesure la façon dont les adolescents, et plus tard les adultes, réagissent aux aléas et aux vicissitudes de la vie

Une économie capitaliste ne peut fonctionner que si nous sommes régulièrement déçus par les produits que nous venons d’acheter

Nous sommes « programmés pour l’interaction et la solidarité, et c’est ce qui rend la violence si difficile.

Ne souriant pas lorsqu’on lui sourit, ne riant pas quand on lui raconte quelque chose de drôle, ne sourcillant pas à l’évocation d’une chose désagréable, ignorant les appels du regard et méprisant les invitations au dialogue –, cette personne recevra très vite des signes marqués d’irritation, voire d’agressivité. Car la victime d’un tel refus de résonance se sent alors « comme entourée d’un mur de glace ». Il n’existe guère de stratégie plus efficace de harcèlement moral.

L’amour, précisément, ne vit pas de l’écho de soi dans l’autre, mais de la réponse qui nous est renvoyée. Nous cesserions d’aimer l’autre s’il ne faisait que nous refléter à l’identique ; même dans la relation amoureuse, chacun doit continuer de faire entendre sa « propre voix ». Cela signifie que l’état amoureux représente lui aussi, et tout particulièrement, une transformation-assimilation réciproque (voire un « dépassement » au sens hégélien). Deux personnes qui s’aiment jouent chacune le rôle de « premier » et de « second diapason » ; et l’amour est alors, pour citer à nouveau Rilke, le processus qui « tire de deux cordes une seule voix ».

La musique, je l’ai dit, est le médium qui peut exprimer immédiatement, sans projection ni médiation cognitive, les modes, transformations et intensités de la relation au monde. Elle permet, comme l’amour, à des sujets humains « d’être chez soi dans l’Autre », autrement dit de nouer une « pure » relation de résonance.

La résonance est une forme de relation au monde associant af←fection et é→motion, intérêt propre et sentiment d’efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement. La résonance n’est pas une relation d’écho, mais une relation de réponse ; elle présuppose que les deux côtés parlent de leur propre voix, ce qui n’est possible que lorsque des évaluations fortes sont en jeu. La résonance implique un élément d’indisponibilité fondamentale. Les relations de résonance présupposent que le sujet et le monde sont suffisamment « fermés », ou consistants, afin de pouvoir parler de leur propre voix, et suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et atteindre. La résonance n’est pas un état émotionnel mais un mode de relation. Celui-ci est indépendant du contenu émotionnel. C’est la raison pour laquelle nous pouvons aimer des histoires tristes.

Des murs blancs comme neige, des fleurs sur la table, un ordre parfait, une propreté impeccable, une musique discrète : un tel cadre de vie n’est pas toujours l’indice de relations intactes et résonantes au monde, pas plus que de solidité psychique. Il peut même signaler au contraire une dépression latente, exprimer un effort (désespéré) de préserver la pureté et l’harmonie du monde et de le protéger contre tout incident – au risque, bien souvent, de le rendre stérile.

Le problème d’un appartement stérile tient manifestement au fait que tout y est beau, mais que rien n’y parle.

Il n’est guère surprenant, à cet égard, que les formes artistiques, philosophiques, voire mystiques d’assimilation du monde soient souvent le fruit d’expériences douloureuses d’aliénation ou de répulsion : par leur tentative d’établir et d’énoncer des relations résonantes, les compositeurs, les écrivains, les philosophes et même les sociologues (de Beethoven aux Beatles, de Hesse à Horváth, de Habermas à Honneth ou de Sartre à Camus) réagissent à des expériences d’aliénation souvent profondes et durables vécues dans leur enfance ou leur jeunesse. La résonance créatrice est alors l’expression et le résultat d’une lutte pour assimiler le monde qui n’aurait peut-être jamais été engagée si la situation d’origine n’avait engendré un mal-être durable.

L’altérité irréductible de l’Autre, contre toutes les théories de l’identité, de l’authenticité et de l’intégration, se comprend à cet égard comme une réaction à la tendance générale des sociétés modernes à s’approprier et à « incorporer » l’étranger au lieu de nouer avec lui une relation qui reconnaisse par principe sa voix propre et son indisponibilité.

Le philosophe des religions Martin Buber formule cette idée dans le langage qui est le sien : « Assurément, le monde “habite” en moi en tant que représentation, de même que j’habite en lui en tant que chose. Mais il ne s’ensuit pas qu’il soit en moi, de même que je ne suis pas réellement en lui. Lui et moi sommes engagés dans une relation mutuelle. La contradiction mentale inhérente au rapport avec le Cela est abolie par la relation avec le Tu, qui ne me délie du monde que pour me relier à lui. […] La naissance du monde et l’abolition du monde ne sont pas en moi, elles ne sont pas non plus hors de moi, elles ne sont simplement pas, elles se produisent sans cesse et leur venue est solidaire de moi aussi, de ma vie, de ma décision, de mon œuvre, de mon service […]. » (Martin Buber, La Vie en dialogue, op. cit., p. 70-71).

Les institutions et l’ensemble des interactions sociales hors l’amour et l’amitié ne laissent aucun espace au pardon. Dans une société dont le mode d’interaction dominant est la concurrence, les notions d’excuse et de pardon (et la possibilité qu’elles impliquent de repartir à zéro) ont tendance à perdre leur sens : une seule erreur lors d’une compétition et vous êtes distancé et donc disqualifié. La demande de pardon n’a pas plus sa place dans un cent mètres que dans une agence de Pôle emploi, lors d’une épreuve de baccalauréat, à la Bourse ou lorsque l’on se pèse après un bon repas. Cette impossibilité de penser le pardon est d’autant plus lourde de conséquences que la société moderne tardive dispose par ailleurs, dans tous ces domaines, d’un concept de culpabilité (subjective) : nous sommes nous-mêmes « coupables » d’être trop gros, de ne pas trouver d’emploi faute de diplômes, d’avoir une retraite misérable par manque de prévoyance, de ne pas être sportifs, etc. Or une société qui produit systématiquement des « sujets coupables », sans proposer par ailleurs de lieux, d’instances ou de pratiques de pardon, risque de miner systématiquement leur capacité de résonance. Il lui faudra peut-être alors un burn-out individuel ou collectif pour rendre possible un nouveau départ.

Les sujets modernes ne se vivent plus comme faisant partie d’un grand ordre cohérent de l’existence (« the great chain of being ») avec lequel ils entretiendraient une relation responsive intérieure et à partir duquel ils pourraient se définir. Les conditions collectives dans lesquelles ils agissent leur semblent le résultat, en partie contingent, de processus de construction et de négociation historiques et, en particulier, d’innombrables conflits de valeurs et d’intérêts. Dans la mesure où ces conditions limitent les marges d’action et de liberté des individus, elles sont perçues par eux comme une chose extérieure, prédonnée, imposée, comme faisant partie d’un monde « aliéné » qui leur fait face. À travers notre pratique quotidienne, nous faisons l’expérience de cette forme de relation à l’égard de la sphère publique chaque fois que nous sommes aux prises avec les administrations ou les autorités, du fisc à Pôle emploi en passant par la préfecture de police ou les administrations scolaires ; mais elle se manifeste aussi partout où « Bruxelles » est rendu comptable des réglementations de la vie quotidienne.

La plupart des hommes et femmes politiques conçoivent aujourd’hui leur action non comme une réponse à un processus décisionnel collectif et délibératif, mais comme la seule réaction possible à des contraintes structurelles d’adaptation imposées notamment dans la sphère économique.

Aujourd’hui, le sentiment est largement répandu que nous sommes tous prisonniers d’interdépendances qui certes résultent de nos actions, mais qui vont régulièrement à l’encontre de nos intentions : personne n’est favorable au chômage, mais les restrictions de nos marges d’action n’admettent que les décisions ayant pour effet d’aggraver la crise de l’emploi, toute autre risquant de conduire au naufrage économique.

Comme l’ont montré la « mondialisation » de la polémique autour des caricatures de Mahomet publiées par un quotidien danois, le Printemps arabe ou encore le mouvement Occupy (aussi radicalement différents que soient ces mouvements par ailleurs), rien n’est plus facile, dans un monde hautement médiatisé et connecté, que de susciter par-delà les frontières des vagues d’agitation, d’indignation et de mobilisation politiques fonctionnant selon la logique des systèmes de résonance physique.

La pensée rationnelle des Lumières ne saurait admettre ni même seulement concevoir des interactions avec les objets inanimés, en particulier avec les artefacts, autres que causales ou instrumentales. L’univers de la modernité, qui tient sa légitimité de la connaissance rationnelle et scientifique, est par conséquent un « univers muet » dans lequel aucune voix ne se fait entendre hormis celle de l’homme. Il en va autrement des univers prémodernes et extramodernes : les cultures archaïques, animistes et totémiques reconnaissent toujours l’existence de choses animées, douées d’âme ou de parole, qui sont unies aux hommes par des liens intimes et qu’un réseau serré de relations résonantes lie souvent à des ancêtres, à des esprits ou à des dieux1 ; il en va de même du monde de la conscience mythique,

Les choses vivantes […] ne sont inquiétantes que pour les adultes modernes. Les enfants, les hommes et les femmes issus de cultures « prémodernes » et […] les fous n’ont aucun problème avec elles. Tout au contraire : la vie qu’ils trouvent en elles leur fournit l’explication nécessaire d’une multitude de phénomènes naturels. En d’autres termes, c’est la modernité qui explique pour la première fois le monde, la nature, le destin, les maladies, les catastrophes naturelles, la mort et la naissance, sans postuler une vie dans les choses. Pour le dire de façon plus tranchée : la modernité est la séparation entre un monde vivant (hommes et animaux) et un monde mort (les choses). […] L’adulte moderne se détermine ainsi, en dernier ressort, par sa croyance en des lois de la nature plutôt qu’en des choses douées d’âme. […] Aucune chose de notre monde n’est dotée d’intelligence, d’esprit ou de volonté, aucune n’est capable de ressentir souffrance ou joie. Les choses fonctionnent conformément aux lois de la science. Seuls les êtres humains possèdent une identité, une individualité, une volonté et agissent de façon intentionnelle. Cette séparation est d’une certaine manière le premier commandement du décalogue de la modernité. Celui qui l’enfreint subit le pire des châtiments : il est exclu de la communauté des êtres raisonnables3.

De même que le sculpteur façonne sa statue, la formation de soi est une tentative de se donner forme à soi-même, de développer ses propres dispositions et de mener ainsi une vie réussie.

Les enfants ne sont pas des tonneaux à remplir mais des flambeaux à allumer

La fascination qu’exercent de nombreux sports, en particulier de balle et de ballon, tient au fait que les coups et les tirs parfaits, ou les combinaisons magistrales, échappent à tout contrôle instrumental. Si,

Somatico-social. La rencontre situative entre acteurs différents, mais prêts à s’associer, car disposés à jouer ensemble, produit un phénomène collectif […] qui déploie une logique propre et une force d’attraction singulière. Les acteurs sont comme emportés dans ce processus, car leurs corps socialisés réagissent plus vite que la conscience. La motricité collective prend en quelque sorte possession des corps individuels et les stimule à des actions appropriées au jeu. Ils paraissent alors réagir spontanément les uns aux autres. Ces réactions peuvent générer des énergies productives. Il se produit quelque chose qu’aucun des acteurs ne peut totalement contrôler. Lorsqu’une équipe est emportée dans le jeu, les mouvements semblent étonnamment accordés les uns aux autres, sans concertation ni réflexion préalable, de sorte que les actions apparaissent comme l’œuvre inspirée d’un seul et même organisme.

Comme si les trajectoires, les cercles et les champs de force des joueurs pris isolément étaient coordonnés par une musique muette, un mouvement global surgit, « dans lequel toutes les actions se fondent en une sorte de chorégraphie d’ensemble ». […] Comme en musique, les mouvement du jeu produisent des liaisons immatérielles entre les corps et organisent leur coordination. « Muscular bonding » : c’est ainsi que l’historien américain William McNeill […] nomme ces curieuses relations à la fois physiques et sociales71.

À l’ère (certes non encore advenue) des anthropotechniques généralisées (Sloterdijk), les acteurs sociaux se trouvent dans une situation où la nature qu’il s’agit de satisfaire ou de découvrir est ou a été probablement produite par eux-mêmes. L’important était jusqu’ici de respecter la volonté de la nature ; à présent la volonté de la nature est soumise à la nôtre.

C’est ici, me semble-t-il, que la grande angoisse écologique de la modernité tardive trouve son origine : ce qui est au cœur des profondes inquiétudes environnementales de notre présent, ce n’est pas tant la perte de la nature comme ressource que la menace de voir se réduire au silence cette nature comprise comme sphère de résonance, comme vis-à-vis autonome capable de nous répondre et de nous orienter. Du point de vue de la théorie de la résonance, tel est le véritable « problème environnemental » des sociétés de la modernité tardive : ce silence de la nature (en nous et hors de nous) et sa réduction à quelque chose de toujours disponible. Or ni la sociologie de l’environnement, ni la politique environnementale et moins encore les sciences de la nature n’ont les moyens conceptuels de saisir et d’énoncer la catastrophe de résonance qui se profile à l’horizon ; c’est pourquoi elles continuent de rabattre la crise écologique sur un « épuisement des matières premières » et une chaîne de causalités aux conséquences funestes.

Ce qui apparaît vivant et précieux, ce ne sont plus les hommes, leur compétence au travail et leur faculté créatrice mais au contraire les marchandises – ces choses mêmes qui sont des produits « morts » générés par des processus de production capitalistes. La promesse de résonance qui émane d’elles est un leurre, tandis que la puissance réelle de résonance déposée en elles – comme rapport responsif social médié par le travail – reste invisible. Parce que les marchandises s’imposent aux consommateurs comme des choses étrangères et indépendantes d’eux, elles privent leurs relations avec elles de cette expérience d’efficacité personnelle dont on a vu qu’elle était à la fois une condition de la résonance et une composante élémentaire du rapport réussi au travail.

». La marchandise devient une « catégorie universelle de l’être social total».

Le sujet moderne, écrit-il, devient « le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et intégrée à un système étranger. »

Au terme de cette évolution culturelle, les « derniers hommes » pourraient vérifier cette prédiction : « spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant imagine avoir accédé à un stade de l’humanité jamais atteint auparavant »68.

Un sujet sans relation, tout entier centré sur lui-même, court le danger de commettre un suicide égoïste, tandis qu’un sujet entièrement voué et lié aux autres au point d’en perdre sa propre voix tend au contraire au suicide altruiste.

On peut donc dire, du point de vue structurel, qu’une société est moderne lorsqu’elle n’est (plus) capable que de se stabiliser dynamiquement, autrement dit lorsqu’elle est systématiquement tributaire de la croissance, de la densification de l’innovation et de l’accélération pour conserver et reproduire sa structure. Accélération, croissance et densification de l’innovation désignent respectivement une dimension temporelle, matérielle et sociale d’un seul et même processus de dynamisation qui se définit pour sa part comme une augmentation quantitative par unité de temps. C’est là l’exacte définition que j’ai donnée de l’accélération7. Le problème de ce concept global d’accélération, c’est qu’il privilégie la dimension temporelle et passe quasiment sous silence les conséquences matérielles et sociales. C’est pourquoi je recourrai ici à la triade conceptuelle citée ci-dessus. Dans la perspective des crises écologiques qui se profilent à l’horizon du XXIe siècle, la contrainte de croissance matérielle des sociétés modernes (capitalistes) apparaît en particulier comme un élément de stabilisation dynamique hautement problématique.

Plus la croissance économique est forte, plus nous sommes innovants et rapides cette année et plus il sera difficile l’an prochain de surpasser nos performances et de maintenir les rythmes d’augmentation. La logique d’escalade « aveugle » se donne ici à voir dans toute son irrationalité : les efforts du jour ne sont pas la promesse d’un soulagement à venir, mais une difficulté de plus, une aggravation supplémentaire du problème.

Les sociétés extramodernes n’ont jamais été simplement statiques : aucune formation sociale ne peut assurer sa pérennité sans un certain nombre d’adaptations, de transformations et d’évolutions. Mais ces sociétés ignorent la contrainte structurelle, endogène d’accroissement et d’innovation continus.

De cette forme première d’économie capitaliste résulte une contrainte de croissance économique qui s’impose à toutes les formations capitalistes connues. Mais il en résulte aussi une accélération technique continue – au sens de ce que David Harvey appelle une « compression de l’espace-temps » – de même qu’une contrainte d’innovation sociale permanente. Ces impératifs de dynamisation se traduisent sur le plan structurel et institutionnel par une course à la réduction des coûts (réalisée notamment par l’augmentation de la productivité) et aux perspectives de bénéfices supplémentaires. Ces bénéfices, que les plus rapides parviennent à dégager dès le début de l’innovation, avant d’être rattrapés par la concurrence, sont indispensables au maintien d’une capacité d’innovation future. Le non-respect des impératifs d’accroissement entraîne des risques de perte d’emplois et de faillites d’entreprises qui vont de pair avec une baisse des recettes publiques (due à une diminution des revenus fiscaux) et une hausse des dépenses sociales (liée au chômage), lesquelles peuvent conduire à des crises du budget ou de la dette et, par effet de ricochet, à une crise du système politique. L’idée que la contrainte d’accroissement est constitutive du maintien du statu quo systémique trouve là, schématiquement, son motif économique. L’histoire récente de la Grèce nous en donne une fois de plus un exemple éloquent.

Le nouveau est inéluctable, inévitable, indispensable. Il n’existe aucune voie qui conduise hors du nouveau, car une telle voie serait elle-même nouvelle. Il n’existe aucune possibilité d’enfreindre les règles du nouveau, car une telle infraction est précisément ce qu’exigent ces règles. En ce sens, l’exigence d’innovation est, si l’on veut, la seule réalité qui soit exprimée dans la culture23.

Le nouveau est inéluctable, inévitable, indispensable. Il n’existe aucune voie qui conduise hors du nouveau, car une telle voie serait elle-même nouvelle. Il n’existe aucune possibilité d’enfreindre les règles du nouveau, car une telle infraction est précisément ce qu’exigent ces règles. En ce sens, l’exigence d’innovation est, si l’on veut, la seule réalité qui soit exprimée dans la culture23.

Des phénomènes actuels tels que l’État islamique sont particulièrement à même de nous renseigner sur le rapport entre religion et stabilisation dynamique. L’EI vise à l’évidence une immobilisation complète de la formation sociale. Ses dirigeants et idéologues rejettent toute forme de transformation et d’adaptation. Toute pratique et tout ordre religieux doivent être « gelés » conformément aux textes fondateurs de l’islam. La puissante attraction qu’une telle vision religieuse semble exercer sur d’autres groupes et sur les partisans du wahhabisme et du salafisme partout dans le monde invite à y voir une forme radicale de protestation contre la dynamisation effrénée de la modernité occidentale.

Le monde où nous sommes placés n’est plus simplement dynamique, il nous propulse à tout moment en bas de la pente et nous devons la remonter au pas de course (et de plus en plus vite) afin de conserver notre place.

Le monde excède toujours ce qui peut être atteint dans les limites d’une vie individuelle ; il est irrattrapable, quelle que soit notre ardeur à essayer de le mettre à notre portée.

Cette obsession monomaniaque et cette instrumentalisation des énergies politiques aux fins de générer de la capacité d’accroissement sont à l’origine de la crise démocratique de la modernité tardive. Elles entraînent la formation, dans les rues et sur les places du monde entier, de mouvements d’opposition extraparlementaires qui ignorent les lignes de clivage politique gauche/droite et se conçoivent comme protestations générales contre la politique établie.

Ne plus pouvoir se sentir soi-même, ne plus rien ressentir, ne plus pouvoir s’entendre.



mercredi 20 novembre 2019

C'est çà la France, Barbara Lefebvre, Albin Michel


C’EST CA LA FRANCE, Barbara Lefebvre, Albin Michel


La logique binaire « gentils progressistes » contre « méchants nationalistes » construite par Emmanuel Macron écrase toute perspective multidimensionnelle. p. 11

Ce serait manquer de nuance dans l’analyse politique et de connaissance des singularités historiques de chaque état que mettre dans le même sac Trump, Poutine, Bolsonaro, Erdogan, Orban, Salvini, Kurz, Modi, Duterte ! Pris un à un, ces « nationalismes » répondent à leur propre crise sociale et politique. p. 11

Plus la mondialisation creuse les inégalités, plus elle montre l’injustice produite par son modèle technologique de plus en plus orwellien, plus les peuples reviendront à l’échelle nationale. p. 12

Toutes les identités nationales se construisent selon un modèle commun qu’Anne-Marie Thiesse a clairement explicité : « Des ancêtres fondateurs, une histoire multiséculaire continue qui établit le lien entre les origines et le présent, des héros qui sont des exemples de civisme et de morale, une langue spécifique, des œuvres culturelles remarquables (en littérature, peinture, musique), des monuments historiques et des lieux de mémoire, des traditions populaires, des paysages emblématiques3. » pp. 12-13

Le fil des générations est brisé. Chacune se vit comme la première de son espèce. p. 13

Beaucoup de temps a été perdu à espérer que l’Union européenne se substituerait à la nation sans contestation. p. 14

». L’identité nationale doit être revivifiée sur des ancrages anciens et nouveaux d’unité et d’attachement à la France, à sa culture, son histoire, ses paysages, et non en la fondant sur des divisions ethniques ou religieuses, des rancœurs mémorielles concurrentes, des pénitences indéfinies qui alimentent les hontes françaises, autant que la haine de soi. p. 14

On n’a fait qu’inventer des substituts tel le chauvinisme sportif qu’on fait passer pour du patriotisme…p. 17

Comment expliquer qu’à des époques où n’existaient ni la CAF ni la Sécurité sociale, les Français faisaient montre d’un puissant patriotisme ? Une fois encore, c’est la domination de l’intérêt individuel et sa légitimation par un État fragilisé, ce sont les multitudes de « j’ai le droit à » qui ont eu raison du bien commun. p. 18

Peu importe que ce modèle se fracasse contre le réel du terrorisme, il faut continuer de nourrir la mythologie du « vivre-ensemble ». pp. 24-25

Les GAFA savent exploiter l’émotion populaire pour collecter des données. p. 25

L’ultragauche et les mouvances indigénistes s’unissaient dans la même détestation de l’Occident démocratique. p. 26

Contradiction politique à défendre à la fois le mariage homosexuel et l’islam politique ! p. 26

Lien idéologique entre la gauche révolutionnaire et les courants islamistes. p. 27

« La patrie des jeunes, c’est Apple ! Le drapeau français, ils l’ont foutu dehors. Il n’y a rien de patriotique. » pp. 31-32

La politique est faite de symboles, c’est parfois même tout ce qu’il en reste. p. 36

Nos critères contemporains servent de boussole morale pour juger notre histoire et expliquent les anachronismes des boutiquiers de l’indignation…p. 50

Se dissoudre dans le relativisme bien-pensant. p. 51

Il ne fallait pas tomber dans le double piège tendu d’une part par l’État islamique, d’autre part le Front national, tous deux aspirant à la guerre civile. Le parti du « pasdamalgame » était né. Il règne toujours. p. 52

Notre construction nationale ne s’est pas faite sur un critère de « pureté ethnoraciale ».p. 53

Pour exister autant que se sentir exister, les peuples ont besoin d’enracinement et d’unité, en particulier dans les périodes troublées où la perception collective des changements qui s’opèrent indique que le pire est toujours possible. p. 54

Et  si le naufrage de la France catholique était un des signes d’une décomposition plus générale de l’identité commune ? p. 56

Les religions sont des structurants identitaires fondamentaux, conscients ou inconscients, que l’Occident a eu tort de balayer comme s’il ne s’agissait que de naïvetés ancestrales. p. 58

Qui peut imaginer qu’en moins de deux siècles, la modernité ait « désintoxiqué » le corps social du « venin » religieux.p. 59

Si la religion issue du modèle judéo-chrétien est récusée par la doxa qui se plaît à la décrire comme désuète, voire réactionnaire, on tolère en revanche la religiosité comme méthode de développement personnel pour peu qu’on la revête d’un habit plus chic appelé « spiritualité ». pp. 59-60

L’orthopraxie de l’islam séduit davantage car elle engage l’individu physiquement, et précisément certains musulmans convertis ou reborn sont en recherche d’implication totalisante. p. 60

L’institution scolaire prêche la foi dans le progrès, célèbre le rationalisme, encourage l’anticléricalisme, annonce l’émancipation de l’individu par les savoirs comme on annonçait la Bonne nouvelle. On peut se demander si la crise dans laquelle s’enfonce notre éducation depuis trente ans ne reflète pas l’échec de ce projet idéologique originel ?  pp. 61-62

La démocratie impose une nouvelle condition sociale créant ces « hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils remplissent leurs âmes » décrits par Tocqueville. p. 62

Le peuple français s’est peu à peu dilué en de multiples minorités. Elles sont à présent légitimées dans leur existence politique et sociale sous le nom de « communautés ». p. 63

Durant les Trente Glorieuses, la transformation des sociétés occidentales en sociétés de masse, de loisir et de consommation, sur fond de libération des mœurs, a été perçue par la majorité des catholiques comme une évolution inéluctable. pp. 63-64

L’histoire de la chrétienté européenne est-elle un mythe ? Oui à écouter Pierre Moscovici. On postule donc que l’Europe politique se construira sur un terrain historique vierge, son identité ne se rattachant à rien de commun, sinon aux intérêts strictement économiques des uns et des autres, des uns contre les autres. p. 69

L’islam ne peut prendre paisiblement sa place en France que si l’État n’est pas laïque, car la laïcité est selon lui un principe étranger à la pensée et la théologie islamique. Étant entendu que le catholicisme n’a aucune chance de retrouver son statut de religion d’État d’avant 1830, la situation décrite par Houellebecq n’est pas pour autant dépourvue de sens. p. 72

Seul un discours de type religieux peut être audible pour les musulmans afin de définir les contours de leur insertion dans la nation française. p. 72

Repentance occidentale articulée autour de la « victimisation du musulman » p. 72

Des intellectuels ou des élus n’hésitent plus à parler de « Frères musulmans modérés », sans oublier les « salafistes quiétistes » apparemment comparables à des bonzes tibétains. p. 73

Si La Libre pensée veut bien « bouffer du curé », elle ne veut en revanche pas « bouffer de l’imam » ! p. 74

La religion est alors un socle plus résistant que la raison d’État ou la défense d’intérêts nationaux, puisque c’est la vérité de Dieu, échappant à toute explication rationnelle, qui justifie le combat. p. 75

Mohamed est « le sceau ». Lui vient révéler la parole authentique d’Allah pervertie par l’interprétation rabbinique juive et l’association trinitaire christique. p. 76

À la différence de l’islam, le judéo-christianisme n’a cessé de pousser l’homme à s’émanciper au nom du libre arbitre. p. 78

La raison émancipatrice s’est transformée au cours du XIXe siècle en une « religion du progrès », en un culte de la technique et des machines, finalement un outil au service d’un asservissement économique. p. 78

« La raison dépérit à mesure que croît la rationalité, et à mesure qu’elle cesse d’appartenir et d’obéir à l’individu pour passer du côté des organisations géantes. C’est alors qu’il y a rationalité sans raison7. » p. 79

Prophétie nietzschéenne : « Dieu est mort : il ne vous reste plus rien qui ait de la nécessité9. »
p. 79

Quelle figure consensuelle incarne le peuple français aujourd’hui sinon la victime, dans cette société qui ne pense plus que sur le registre de l’émotion ? p. 81

On présente comme un signe de progrès tout ce qui censure pour n’offenser aucune minorité.
p. 83

Le juif israélien se transforme en nazi tandis que le Palestinien devient la victime juive ressuscitée. pp. 86-87

Il y aura désormais deux camps : ceux qui condamnent l’usage du terrorisme armé et ceux qui l’excusent, voire le justifient, comme une forme de rétribution historique pour les crimes occidentaux. p. 87

La France du remords épuise l’esprit et le corps social, exaspère ceux qui veulent faire nation sur des bases politiques et culturelles communes et non sur le ressassement des rancunes. pp. 88-89

Position unanime de nos États pacifistes européens dont les élites dirigeantes ont déconstruit consciencieusement l’idée de nation. p. 119

Les historiens sont des individus insérés dans leur époque, dans leur classe sociale, dans leur culture, dans leur vécu intime. Et la politisation de certains historiens a transformé chez eux l’analyse critique en prêchi-prêcha idéologique. p. 149

Plus question que l’histoire soit un manteau d’Arlequin, elle doit ressembler à l’habit immaculé du pénitent. p. 149

La démocratie des droits de l’homme ne suffit pas à créer une identité commune. Instrumentalisés par des groupes minoritaires qui les confisquent au nom de leurs intérêts particuliers, les droits de l’homme se retournent contre le bien commun. p. 151

L’universalité émancipatrice des droits de l’homme a cédé la place à l’hyper-individualisme oppresseur. p. 152

Nous assistons en réalité à la substitution de nouveaux mythes identitaires aux mythes unitaires nationaux. p. 157

La postmodernité a dévasté le champ historique. p. 159

Reconnaissance et indemnisation, mais surtout pénitence éternelle des descendants des vainqueurs. Ils prétendent les exiger pour leurs ancêtres, mais tirent un profit personnel de cette rente morale. On est désormais victime par héritage. p. 159

Nous vivons dans une « égocratie transgressive » qui assène ses « synthèses-minute, potages planétaires et autres dévoilements massifs de la vérité des origines à nos jours ».p. 164

Mais il aura suffi de quelques enseignants passés à la moulinette pédagauchiste pour tenter de déshonorer d’Estienne d’Orves. Grands redresseurs de torts de l’histoire nationale, ils ont exigé que leur nouveau lycée de Carquefou ne porte pas le nom du résistant. p. 175

S’il est heureux que notre temps ne soit pas celui du « nationalisme intégral », n’est-il pas fâcheux qu’il soit celui du relativisme intégral.p. 177

Que peut comprendre aujourd’hui un Français de moins de 40 ans à la crise sociale, économique et environnementale dans laquelle sont plongés non seulement notre agriculture, mais le pays tout entier ? p. 182

La géographie scolaire actuelle se résume à la géographie humaine économique, arrimée aux sciences sociales bien davantage qu’à l’histoire. p. 183

On s’est mis à « réaménager » le territoire pour laisser circuler le mastodonte mécanique.
p. 188

En quinze ans, le temps de travail sera divisé par quatre mais l’agriculteur ne cessera plus jamais de travailler pour… rembourser ses dettes. p. 196

L’endettement d’un agriculteur français de moins de 40 ans est en moyenne de 200 000 euros selon les chiffres officiels du ministère de l’Agriculture. p. 196

Méthode habituelle du marketing : vider les mots de leur sens en espérant en effacer la réalité. p. 199

Et tandis que les nations partout hissent les voiles pour affronter les vents mauvais de la mondialisation ou de l’islamisme, la France continue de s’affaiblir parce qu’elle cultive la haine de soi, la honte d’elle-même. p. 211

Les discours allient désormais habilement lexique managérial et vulgate du coaching en développement personnel avec sa terminologie « positive et inclusive ». p. 213

Histoire de l'islamisation française 1979-2019


HISTOIRE DE L’ISLAMISATION FRANCAISE 1979-2019, Collectif, édition L’Artilleur


En 1948 aussi, l’Arabie saoudite, seul État musulman vraiment indépendant avant la décolonisation, avait eu la franchise de refuser de voter la Déclaration universelle des droits de l’homme, soumise au vote des 58 membres des Nations unies. Ce texte d’inspiration mécréante ne pouvait lui convenir. C’est le Français René Cassin qui en avait été le principal rédacteur, la décalquant de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’imprégnant de laïcité française. C’est également lui qui avait eu l’idée un peu prétentieuse de rajouter le terme « universelle ».  p. 48

Le droit islamique est fondé sur une idée très particulière, qui est que le droit divin a primauté sur le droit humain : la Déclaration universelle, au contraire, est authentiquement laïque dans son thème et dans son essence et, en tant que telle, diffère du droit islamique par l’origine même de celui-ci ». p. 49

Mohammed Arkoun, professeur d’histoire de la pensée islamique à la Sorbonne depuis 1963, modèle du « musulman modéré »  annonce que les temps ont changé : « La philosophie des Lumières a permis des progrès réels, notamment dans l’affirmation des droits de l’homme, mais dans un cadre culturel aujourd’hui dépassé. »  p. 51

Léon Blum, présentait dans le même esprit civilisateur la politique du Front populaire à la Chambre des députés, le 15 décembre 1936 : « La colonisation, pour nous, c’est le développement même des masses qui habitent les colonies, par l’élévation de leur niveau matériel, social, économique, intellectuel et culturel. » p. 58

La colonisation de l’Algérie fut la plus ambitieuse de cette entreprise civilisatrice pour deux raisons : elle fit l’objet d’une colonisation de peuplement – un cas unique – et entraîna l’occupation d’une terre musulmane. p. 58

Ce qui allait se passer en Algérie : « Il arrivera souvent sans doute, dans les discussions internationales, qu’on parle à l’Occident son langage, en utilisant dans les débats les mots de “nation”, d’“indépendance”. Mais le peuple musulman, qui redevient le vrai maître du jeu et entraîne avec lui ses élites à la poursuite de son unité retrouvée, de sa puissance religieuse restaurée, ne comprend quant à lui que les mots d’“islam”, de “foi”, de “supériorité sur les infidèles”. » pp. 69-70

Le déni du caractère religieux de la guerre d’Algérie est une façon de s’arranger avec l’échec de son œuvre colonisatrice : mieux vaut reconnaître céder à des militants se battant au nom de droits de l’homme que la colonisation leur a apportés que d’être défaits par les éternels combattants d’un islam irréductible. Mieux vaut faire de ses ennemis religieux des frères politiques…pp. 74-75

Jean Daniel, algérien de naissance : « Les sartriens et en général les lecteurs les plus militants (de L’Express à l’époque et de L’Observateur) ne voulaient pas entendre parler de l’islam. »
p. 77

Le mouvement de renforcement de l’attachement aux valeurs islamiques agit sur l’immigration en lui donnant le ciment idéologique, philosophique et culturel d’une affirmation de son identité. » pp. 103-104

SOS Racisme. L’opération relève du génie politique. Elle permettra de faire diversion en passant de la lutte des classes à la lutte des races au moment où la gauche renonce à son Programme commun et amorce son tournant néolibéral. pp. 107-108

En  1974, aux Assises du socialisme : « Le socialisme autogestionnaire repose sur le pluralisme. Il reconnaît à toutes les minorités le droit à la différence et à l’affirmation de leur identité collective. […] Cette égalité des droits avec les nationaux doit être complétée par un droit des travailleurs immigrés à la différence : maintien de la langue et de la culture maternelle. » Puis en 1980, dans le Projet socialiste pour la France des années 80 : « Les socialistes entendent reconnaître aux immigrés le droit à leur identité culturelle. La transmission de la connaissance et de la culture nationale à leurs enfants sera favorisée par tous les moyens. Car il n’est pas question de rompre les liens avec leur pays d’origine. […] Il faut préparer les nations les plus riches, dont la France, à envisager leur avenir en termes communautaires. » pp. 108-109

L’Église française, elle aussi hantée par cet inconscient colonial depuis son échec de l’évangélisation de l’Algérie. p. 109

Catéchisme néo-antiraciste. Il n’y a plus d’individus ni de citoyens, mais des « communautés », plus de salut ni de choix personnels, mais des « cultures », des « appartenances religieuses » et des « manières de vivre différentes » qui doivent à la fois favoriser et régir la « coexistence », le « mieux-vivre ensemble », l’« estime réciproque », pour provoquer des « enrichissements mutuels ». Et la peur d’une dépossession face à des comportements contraires à la culture française ne peut être que de l’« intolérance » p. 110

L’Immigration (Éditions La Découverte). Cet ouvrage explique que les « communautés installées sur le territoire national » fonctionnent comme des « micro-sociétés autonomes avec leurs vies culturelles propres, leurs rites de vie, leurs propres marchés matrimoniaux ». Et qu’il faut les y encourager : « Ceux qui se sentent appartenir à ces communautés doivent jouir du droit d’être “français” sans avoir à se franciser. » Pour en finir avec « la tradition féroce du modèle culturel “unique” français ». p. 111-112

« La réalité des gens de ma génération est que, depuis le bac à sable jusqu’à l’ANPE, nous jouons avec des chrétiens, des Arabes et des juifs, des Italiens et des Bourguignons. » Il ne faut plus voir que des « communautés », comme le met en scène de manière exotique, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, le défilé du 14 juillet 1989, conçu par Jean-Paul Goude, illustrant le remplacement des droits de l’homme par les droits des tribus.
p. 113

« la dissociation de la citoyenneté et de la nationalité, assortie d’un modèle d’intégration communautaire fondé sur le respect du droit à la différence » pp. 114-115

Selon Éléments, par les atouts de l’islam : « L’islam est une religion actuelle, c’est-à-dire en acte, répondant à un besoin que la science ou la puissance ne comblent pas. L’Occident produit tout… sauf des raisons de vivre. L’anti-islamisme, la diabolisation des musulmans (l’affaire Rushdie, les foulards) lui en donnent une. […] Certains musulmans veulent rester eux-mêmes. Ils luttent avec une vraie ténacité contre les séductions superficielles d’un Occident déculturant et atomisant. On ne peut que leur rendre hommage. Or le tchador participe à cet élan de sacralisation qui nous fait tant défaut. […] Seul le système occidental génère l’anomie sociale que nous subissons. Cette perte de sens peut trouver dans l’islam un remède. » p. 115

Jean-Luc Mélenchon, qui confie, effondré : « Je ne peux pas survivre quand il n’y a que des blonds aux yeux bleus. C’est au-delà de mes forces. » Le leader du Front de gauche va encore plus loin dans cette supériorité de l’immigré sur le misérable autochtone. Lui qui se prend pour un « métèque » parce qu’il est fils de pieds-noirs d’origine espagnole explique en 2015 dans Marianne son amour pour la France des immigrés et sa haine pour les Français d’héritage : « Cet amour ne s’attache à aucun paysage en particulier, aucun terroir, aucun terrier. Juste l’idée. Les miens ont choisi d’être français. Une passion transmise que ne peuvent peut-être pas comprendre ceux qui ont trouvé leur carte d’identité dans mille ans de banale reproduction biologique. Comme je te plains, Le Pen, de ne rien savoir d’un amour choisi ! Si tu savais quelle passion nous ressentons, nous, les métèques de tout poil ! Nos souvenirs sont plus purs que les tiens. Ils sont consignés officiellement dans les livres d’histoire. Nos ancêtres sont donc exempts de tous les crimes des vôtres, dont notre histoire nationale est aussi faite. Nous pardonnons à ceux des vieilles souches ! Nous autres, les nouvelles branches, nous aimons tant ce pays ! Vos fautes ne sont pas suffisantes pour venir à bout de nos passions. » pp. 118-119

L’intelligence occidentale, atrophiée par sa rationalité, cherche à comprendre avec ses deux principaux outils. Marx et Freud. L’aliénation et la folie. Ne se voulant plus d’ennemi, le monde occidental reste habité par un ethnocentrisme aussi dominateur que prétentieux : un islamiste ne peut être qu’autre chose que l’ennemi venu d’ailleurs qu’il revendique être. Il ne peut être que notre créature. Il ne peut venir que du tréfonds de nous-mêmes. Bernard-Henri Lévy, abonné à la fulgurance ridicule, se rassure dans le registre nostalgique du déjà-vu : « Le djihadisme est la dernière perle noire lâchée par l’huître du nazisme. » p. 149

Ou l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou, un bon élève qui ne se fait pas prier pour synthétiser tout cela, puisqu’on l’aide à se débarrasser du problème : « Si les gens sont violents, c’est parce qu’eux-mêmes subissent une violence symbolique socio-économique, un manque de reconnaissance, une fragilité identitaire. » pp. 156-157

Aujourd’hui, l’Institut national d’études démographiques (Ined) estime qu’en France plus de 50 000 femmes sont mutilées et que 40 % d’entre elles l’ont été sur le territoire national. Des chirurgiens urologues ont élaboré une technique de restauration du clitoris, intervention chirurgicale remboursée par la Sécurité sociale qui permet, au minimum, d’éliminer les douleurs et d’atténuer les problèmes obstétricaux et urologiques dus à l’excision. p. 169

Psychiatrie néocoloniale qui estime que l’étranger n’est pas accessible à l’analyse personnelle, à la confrontation avec sa responsabilité, mais qu’il faut le conforter dans son sentiment d’être victime d’une cause extérieure, d’un sort, d’un maléfice ou de Dieu. p. 170

Esther Benbassa et Noël Mamère, à la fin de 2011, dans une tribune publiée par Le Monde : « Nous sommes entrés dans une ère postnationale, où la citoyenneté ne peut plus être l’apanage des seuls nationaux. » p. 183

Face à ce refus ou à cette impossibilité d’intégration – ce sont non pas les accueillants qui se ferment, mais les accueillis qui viennent avec leur fermeture –, les élites ont décidé de céder, jugeant plus facile de défranciser la France. L’époque est à la liquidation de tous les outils de l’assimilation. p. 223

Il n’y a plus de nations ni de nationaux, et même plus de culture européenne, mais des zones où « résident » des « résidents » n’ayant pas plus de droits que les immigrants qui rejoignent ces zones et qui sont leurs égaux dès qu’ils arrivent. « Être français, c’est avoir sa vie en France et rien de plus », comme le traduit Hamé, le rappeur du groupe La Rumeur, dont Le Monde recueille les réflexions en 2009. pp. 230-231

Démographe Hervé Le Bras, adepte du grand déménagement, qu’« il faudra admettre que la France perdra une partie de ses “meilleurs” citoyens, qui seront remplacés par une partie des “meilleurs” citoyens des pays situés au-dessous d’elle dans l’ordre mondial » pp. 254-255

Fernand Braudel a tout dit de ce mensonge dans son chapitre « L’immigration étrangère : un problème récent » de son maître livre, L’Identité de la France : « Chez nous, l’immigration massive a été relativement tardive : en 1851, à la veille du second Empire, les étrangers ne représentaient pas 1 % de la population ; ils sont 2 % vers 1872, au début de notre IIIe République. […] Vers 1914, leur proportion demeure inférieure à 3 % de l’ensemble. » p. 256

L’islamologue anglo-américain Bernard Lewis : « C’est le manque de liberté qui est à la base des maux dont souffre le monde musulman. » p. 289

L’objectif des Lumières, défini par Kant comme la mise « hors de l’état de tutelle » de la liberté humaine, est la négation même de l’islam. « L’idée qu’il puisse exister des êtres, des activités ou des aspects de l’existence humaine qui échappent à l’emprise de la religion et de la loi divine est étrangère à la pensée musulmane », résume Bernard Lewis. 294

Que faire avec des commandements religieux qui appellent à la mort des non-musulmans dans des sociétés libérales qui pénalisent tout acte de violence ? p. 295

Le Coran leur interdit de « prendre leurs amis parmi les juifs et les chrétiens », mais certains ont des amis juifs ou chrétiens. p. 304

Un sondage de l’Ifop réalisé en 2016 a notamment révélé que 28 % des musulmans de France (et 50 % des moins de 25 ans) étaient dans une logique « sécessionniste », se réclamant d’un système de références religieuses « clairement opposé aux valeurs de la République » et que 37 % se déclaraient « proches » de Tariq Ramadan. p. 305

Un des dogmes les plus constants – et les plus problématiques – de la charia, défendu par une partie de ses interlocuteurs : le refus de la liberté de conscience. p. 359

Cette idée que la France républicaine, avec ses valeurs, convient plus que tout autre pays pour accoucher d’un « islam des Lumières ». p. 360

La différence entre la liberté individuelle de pensée, de religion et d’expression, affirmée par la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et le principe de la soumission éternelle à Dieu, exigée par la charia : on ne sort pas de l’islam. La conversion d’un musulman au christianisme ou au judaïsme, ou le simple fait d’abjurer sa foi, est un sacrilège. p. 362

Le professeur Roger Henrion, gynécologue, alerté à la même époque par le développement des grossesses précoces, avait enquêté pour le HCI sur ces mariages décidés par le père, attribuant, dès la puberté ou un peu avant, un mari généralement beaucoup plus âgé à ses filles : « Il s’agit ni plus ni moins d’un viol organisé et prémédité. […] Dans le milieu maghrébin, le père, les frères et les amis des frères se coalisent souvent pour contrôler la jeune fille réfractaire, la privant de toute liberté et de la possibilité de chercher des appuis. » Et celles qui ont le courage de s’échapper ne trouvent guère d’accueil, le tabou qui pèse sur ces pratiques n’ayant pas favorisé la mise en place de structures publiques adéquates pour les héberger et les préserver de représailles familiales.p. 423

La France est le premier point de mire de la volonté de revanche islamique. Parce que, parmi les « croisés », c’est la France qui a le plus contrarié la parole d’Allah : la victoire de Poitiers, les croisades, l’expédition d’Égypte, l’occupation de l’Algérie, la fin de l’Empire ottoman et jusqu’à la suppression symbolique du califat avec ce Mustafa Kemal ouvertement francophile.
pp. 452-453

Et le déjà inévitable Michel Wieviorka enrichit cette plaquette en discréditant tout souci de culture nationale. Pour lui, en effet, « le thème de la France, de la culture française […] est tout à fait l’illustration de ce que l’on peut appeler un mythe, car ou bien il existe ce que l’on peut appeler une culture française en elle-même et qui, par conséquent, pour perdurer, lorsque d’autres cultures se manifestent, serait bien amenée, d’une façon ou d’une autre, à les broyer, les écraser, les laminer, ou bien il n’existe pas ce qu’on peut appeler une sorte d’éternel qui serait cette culture française et, par conséquent, il existe simplement une culture qui se transforme au fur et à mesure d’apports successifs ». pp. 467-468

liberté qui fait sa réputation, pour la culture française, grâce à laquelle elles ont pu s’exprimer. Le talent d’Isabelle Adjani, par exemple, doit plus aux traditions françaises – de l’école à la Comédie-Française – qu’à celle de soumission de la femme que voulait lui imposer son père et à laquelle elle a ainsi pu échapper. p. 513

La théologie occidentale n’a pas été moins persécutrice que celle de l’islamisme. Seulement, elle n’a pas réussi, elle n’a pas écrasé l’esprit moderne, comme l’islamisme a écrasé l’esprit des pays qu’il a conquis. pp. 524-525

La plupart des normes actuelles sont issues de l’histoire chrétienne, et cela a un impact parfois discriminatoire sur les nouveaux venus. » Parce que l’islam ne partage aucune de ces règles communes au christianisme et à la République : la liberté de conscience lui est aussi étrangère que la séparation du religieux et du politique. Et la laïcité, qui découle de la liberté de conscience, est inadéquate à l’islam. Et c’est aussi parce qu’elle est d’inspiration chrétienne que la loi de 1905 est si souvent remise en cause depuis que l’islam s’enracine en France.p. 549

La philosophie politique et à la conception du pouvoir de la deuxième gauche : l’abandon du volontarisme politique et de la souveraineté nationale pour s’en remettre à l’autogestion du marché sans frontières. p. 561

« le droit illimité de l’individu en Europe » et, de l’autre, « le pouvoir illimité de la loi divine en terre d’islam » : « Ces deux principes, d’une part, n’offrent guère de flexibilité politique. p. 568

« Il nous faut entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du second Empire. » p. 595

L’exemple turc, preuve historique incontestable de la résistance de l’islam à l’occidentalisation forcée menée sans ménagement par un Turc lui-même, est, en effet, foncièrement trop contradictoire avec les espoirs de tant d’intellectuels français annonçant depuis quarante ans l’adaptation pacifique de l’islam aux droits de l’homme et à l’égalité de l’homme et de la femme. p. 628

François Héran, ancien directeur de l’Institut national d’études démographiques (Ined) et professeur depuis peu au Collège de France, qui, en préalable, commence par répéter, alors que ce n’est pas le sujet, ses habituels slogans iréniques : « Nous sous-estimons la capacité d’intégration des immigrés », lesquels « ont assuré la reconstruction de l’après-guerre »…./ François Héran est l’un de ces experts officiels qui ont réduit leur fonction à celle de médiateurs d’ambiance s’efforçant de rassurer en magnifiant par tous les moyens les conséquences d’une immigration envers laquelle les politiques ont abandonné tout volontarisme. p. 662. 663

La politique nataliste, longtemps prônée aussi bien à gauche qu’à droite, est, en effet, devenue synonyme de « pétainisme », bien que plus de la moitié des parents n’étant plus en âge d’enfanter regrettent de n’avoir pas eu davantage d’enfants, selon une enquête de l’Union nationale des associations familiales de 2014. 667-668

Et le très sérieux Pew Research Center, think thank américain spécialisé notamment dans les statistiques religieuses, a publié, en novembre 2017, une étude envisageant une augmentation de la population musulmane en France de 50 % entre 2016 et 2050 sans migration, mais une multiplication par 2,2 à 2,3 si les flux d’entrées à venir devaient ressembler à ceux des années 2014-2016. p. 672