lundi 29 juillet 2019

L’erreur de Narcisse, Louis Lavelle,


L’erreur de Narcisse, Louis Lavelle, le petit vermillon
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Le peintre  lorsqu’il fait son portrait, fait  pourtant le portrait d’un autre et, quand il fait le portrait d’un autre, fait aussi le
portrait de lui-même.
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Comprendre quelqu’un, c’est découvrir en soi tous les  mouvements qu’on observe en lui, c’est s’y abandonner soi-même un moment, de telle sorte qu’au moment où on pense les suivre, c’est soi -même que l’on suit. Il arrive ainsi qu’on les devance
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Le plus difficile dans nos relations avec les autres êtres, c’est ce qui paraît peut-être le plus simple : c’est de reconnaître cette existence propre, qui les fait semblables à nous et pourtant différents de nous, cette présence en eux d’une individualité unique et irremplaçable, d’une initiative et d’une liberté, d’une vocation qui leur appartient et que nous devons les aider à réaliser, au lieu de nous en montrer jaloux, ou de l’infléchir pour la conformer à la  nôtre. C’est là pour nous le premier mot de la charité, et peut-être aussi le dernier.
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Le propre de la charité c’est d’apprendre à leur porter secours.  La plupart des hommes sont plus rudes, il est vrai, à l’égard des autres qu’à  l’égard d’eux -mêmes. Et la marque de la vertu, c’est, semble -t-il, de renverser cet ordre.
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Lorsque nous commençons à entretenir avec nous-même un dialogue comparable à celui que nous entretenons avec autrui, nous ne parvenons pas toujours à tolérer ce que nous sommes. Car il y a en  nous un être plein d’exigences et devant qui aucun individu, même celui qui est  nous, n’est capable de trouver grâce. Mais le propre de la patience, c’est  d’apprendre à souffrir en nous et hors de nous toutes les misères de l’être  individuel, et le propre de la charité c’est d’apprendre à leur porter secours.
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Quand j’in terroge ma sincérité, son objet est trop  mobile pour qu’elle puisse jamais me satisfaire ; il est trop complexe pour qu’elle  puisse l’exprimer sans l’altérer et le mutiler.
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La logique, la morale, nous ont habitués à penser et à agir selon des alternatives, comme s’il fallait toujours dire oui ou non, sans qu’il y eût jamais de tiers parti. Mais cette méthode ne convient qu’à des âmes un peu raides et qui ne savent pas que le tiers parti n’est pas entre le oui et le non, mais dans un oui plus haut qui compose toujours l’un avec l’autre le oui et le non de l’alternative.
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Lorsque je me regarde moi-même, un autre est là, qui est ce spectateur auquel je me montre et qui est toujours semblable à un spectateur étranger auprès duquel je ne fais jamais que paraître.
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Il arrive que chacun se trompe lui-même avant de tromper les autres. Il se laisse convaincre par son amour-propre avant de chercher à les convaincre à leur tour. Il est son premier témoin et mesure sur lui-même le succès qu’il pourra  obtenir sur autrui. Mais, qu’il échoue, il n’en continue pas moins la même entreprise désespérée. Car les hommes vivent d’un commun accord dans un monde d’apparence et de feinte : c’est en lui que résonnent leurs paroles, bien que la vérité tout entière soit devant eux et que ce soit en elle que plonge leur regard. La conscience de ce désaccord peut même leur donner une jouissance cruelle.
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La plupart des hommes s’épuisent par leurs paroles, par leur silence et par les œuvres qu’ils accomplissent, à produire une image d’eux -mêmes conforme, non pas à ce qu’ils sont, ni même à ce qu’ils désirent être, mais à ce qu’ils désirent qu’on croie qu’ils sont.
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Nous ne devenons tout à fait nous-même que là où nous sortons de nous-même pour agir, là où nous quittons le domaine de la virtualité pure pour prendre une place dans le monde et y revendiquer une responsabilité
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Le travail libère la puissance de l’esprit. Il forme la personne en transformant les choses. Cette modification qu’il fait subir à la matière l’humanise et la spiritualise ; mais elle oblige le moi à sortir de lui-même, à dépasser la contemplation solitaire. Il rapproche les êtres les uns des autres dans lapoursuite d’une fin visible par tous, dans l’édification du monde où ils sont tous appelés à vivre.
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La sincérité est l’acte par lequel je me mets moi-même sous le regard de Dieu. Il n’y a point de sincérité ailleurs. Car pour Dieu seul il n’y a plus de spectacle, plus d’apparence. Il est lui-même la pure présence de tout ce qui est. Quand je me tourne vers lui, il n’y a plus rien qui compte en moi, que ce que je suis.Car Dieu n’est pas seulement l’œil toujours ouvert à qui je ne puis rien dissimuler de ce que je sais de moi-même, mais il est cette lumière qui perce toutes les ténèbres et qui me révèle tel que je suis, sans que je sache que je l’étais. Cet amour-propre qui me cachait à moi-même est un vêtement qui tombe tout à coup. Un autre amour m’enveloppe qui rend mon âme même transparente.
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Les plus forts, avant ou après l’événement, se jettent toujours sur le fardeau. Ils s’acharnent sans cesse à le revendiquer et à l’accroître. Au moment d’agir, il semble toujours que l’action ne dépende que d’eux seuls. Après avoir agi ; ils se reprochent toujours de ne pas avoir assez fait. Avec une sorte d’orgueil intempérant, ils s’attribuent comme une toute -puissance qu’ils ne pensent jamais employer assez bien. Ils ont trop d’in différence ou de mépris à l’é gard d’autrui pour lui réserver la moindre part d’influence dans l’issue de leur entreprise. Le succès doit aller de soi et retient à peine leur attention. Mais leur échec, ou même l’échec des autres, si c’est la charité qui les guide, les rend mécon tents, anxieux, tourmentés et inconsolables. Peu importe l’éloignement où ils se trouvent. C’est le monde entier dont ils pensent avoir la charge : ils veulent porter la faute de tout le mal qu’ils sont capables d’y découvrir, sans consentir à la partager ni avec Dieu, ni avec leurs semblables ; car leur regard a tant de sincérité, de pénétration et de profondeur qu’ils discernent aussitôt en eux -mêmes des ressources infinies dont ils n’ont fait aucun usage. Ils ne peuvent penser que la grâce ait jamais pu leur manquer : ils savent qu’elle est totale et indivisible, mais ils ne cessent de craindre de n’en point avoir été dignes ou de ne lui avoir point répondu. Mais l’homme le plus courageux, qui s’attribue tou jours à lui-même la responsabilité de l’échec, qu i pense qu’il n’a pas mis en jeu les moyens qu’il  fallait, qu’il a manqué de décision ou de constance, sait reconnaître aussi que l’apparence de l’échec n’est pas toujours un échec véritable, qu’il ne faut pas en  juger d’après la douleur, ni d’après le rap port du dessein à l’événement, mais d’après le fruit spirituel que l’acte a pu produire. Il ne pense pas qu’il puisse rien arriver dans le monde qui ne soit l’effet d’une justice secrète dont les balances sont infiniment plus précises que celles de notre sensibilité, et qui obéit à des lois  d’une flexibilité infinie, mais aussi rigoureuses que celles de la chute des corps
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Il n’y a pas deux formes d’activité, une activité matérielle et une activité spirituelle, car il n’y a point de mouvement du corps qui ne puisse être spiritualisé, comme il n’y a point d’élan de l’âme qui ne puisse expirer dans une habitude du corps.
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La perfection n’est obtenue que lorsque la différence entre l’activité matérielle et l’activité spirituelle s’abolit, ou lorsque, contrairement à l’ordre naturel, l’activité matérielle devient invisible et l’autre visible.
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Les paroles ne valent que si elles sont médiatrices entre la virtualité de la pensée et la réalité de l’action.
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Il y a une règle majeure que je dois toujours garder sous les yeux :  c’est qu’il faut que chaque acte de ma vie, chaque pensée de mon esprit, chaque mouvement de mon corps soient comme un engagement et une création de mon être même et témoignent d’un parti que je prends et de ma volonté d’être tel. Il  faut qu’il en soit ainsi de toute phrase que je prononce ou que j’écris, et qui se  contente trop souvent de décrire un souvenir ou de désigner un objet.
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Chaque homme s’invente lui-même. Mais c’est une invention dont il ne connaît pas le terme : dès qu’elle s’arrête, l’homme se convertit en chose. Alors, il  commence à se répéter.
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Le propre du désintéressement, c’est de nous obliger à marcher toujours sans jamais regarder en arrière pour mesurer le chemin que nous avons parcouru.  Jusque dans l’acte de la pensée, il nous interdit de nous attarder sur la vérité pour en prendre possession et nous y complaire. Car tout succès que nous pouvons  obtenir est un succès pour l’individu que nous sommes et ne peut s’exprimer que  par quelque gain dont nous profitons. Mais dans l’ordre spirituel, c’est l’effet que nous cherchons et non pas le gain, l’emploi de nos puissances et non pas leur  accroissement, et ce sacrifice de soi, qui est aussi l’accomplissement de soi.
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C’est donc l’abandon de tout amour propre qui nous révèle notre véritable génie.
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La sagesse réside tout entière dans une certaine proportion que nous sommes capables de trouver entre ce que nous voulons et ce qui nous arrive, sans que nous puissions dire si c’est ce qui nous arrive qui prend la forme de ce que nous voulons ou ce que nous voulons qui prend la forme de ce qui nous arrive.
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L’amour propre se complaît tellement en soi qu’il s’at¬tarde jusque dans le sentiment de sa propre misère. De telle sorte qu’il s’aigrit encore en cherchant à se guérir.
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Il suffit, dit on, que l’on reconnaisse à toutes les opinions une valeur égale. Mais cela est impossible, et contraire à la raison, puisqu’à ce compte elles se détrui¬sent toutes. Dire que toutes les opinions ont une valeur égale, c’est dire qu’elles n’en ont aucune, c’est à dire qu’elles sont en effet des opinions, qu’elles ne contien¬nent aucune vision claire de la vérité, qu’elles expriment seulement des préférences du désir ou des vraisemblances de l’imagination.
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Il y a une fausse humilité, qui est un orgueil véritable par lequel on méprise tout ce que les autres possèdent ou estiment, en se félicitant intérieurement d’être au dessus de tout cela, et d’être seul pourtant à s’humilier.
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Si les hommes parvenaient à reconnaître l’inimitable singularité de toute existence individuelle, ils verraient aussitôt se dissiper en eux l’égoïsme et la jalousie, ils éprouveraient une admiration mutuelle qui les pousserait à s’invoquer l’un l’autre, au lieu de se repousser. Car c’est cette singularité de chaque être qui exprime la part d’absolu dont il est, pour ainsi dire, porteur et qui fait que le monde entier est intéressé à sa destinée, si misérable qu’elle paraisse. Je pense juste le contraire de ce que vous pensez, mais je pense aussi que votre pensée est nécessaire comme la mienne à l’ordre du monde et que, sans elle, la mienne ne trouverait en lui ni une place, ni un soutien et manquerait par suite à la fois de raison d’être et de vérité.
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Les différences qui opposent les hommes les uns aux autres sont une épreuve qui les juge. Les plus faibles et les plus égoïstes sont offusqués par elles et ne songent qu’à les abolir. Les plus forts et les plus généreux en tirent toujours plus de joie et plus de richesse : ils désirent non pas qu’elles s’effacent, mais qu’elles se multiplient. Et dans la découverte de leurs propres limites, ils se sentent si bien soutenus par ce qui les dépasse que tous les êtres qui peuplent le monde deviennent pour eux des amis.
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C’est corrompre sa propre pensée que de vouloir qu’elle triomphe, au lieu de chercher seulement à lui donner sa forme la plus parfaite et la plus dépouillée. Là réside son unique triomphe.
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Tout individu résiste toujours à l’action qu’un autre prétend exercer sur lui, il repousse le regard qui pénètre et viole son intimité.
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Or le plus grand bien que nous faisons aux autres hommes n’est pas de leur communiquer notre richesse, mais de leur découvrir la leur. C’est que nul ne reçoit rien comme un bien qui lui soit étranger. Il ne peut donc recevoir que lui-même pour don. Tout don que l’on reçoit est la découverte en soi d’un pouvoir que l’on possédait sans le soupçonner. Mais dès qu’il nous est révélé, il nous paraît plus intime à nous même que tout ce que nous pensions avoir.
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Plus l’arbre plonge loin ses racines dans les ténèbres de la terre, plus son feuillage monte haut, plus il frémit avec délicatesse aux cimes de la lumière. Et son immobile majesté n’est qu’un mouvant équilibre où toutes les forces de la nature jouent et se contrarient, mais aussi se répondent et se contiennent avec une certitude intérieure plus belle que tous les abandons.
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La raison de l’homme est elle même une proportion entre deux instincts : un instinct animal qui l’emprisonne dans ses limites, et un instinct spirituel qui les lui fait oublier.

La sensibilité est comme une nuit d’où le jour de la pensée ne cesse d’éclore. Mais qui peut penser à les séparer ?