mardi 26 février 2019

Etranges Défaites, Marc Bloch



Etranges Défaites, Marc Bloch



Un trait, entre tous décisif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l’ont précédée : depuis le début du XXe siècle, la notion de distance a radicalement changé de valeur. La métamorphose s’est produite, à peu près, dans l’espace d’une génération et, si rapide qu’elle ait été, elle s’est trop bien inscrite, progressivement, dans nos mœurs, pour que l’habitude n’ait pas réussi à en masquer, quelque peu, le caractère révolutionnaire.


Il y a longtemps qu’Hérodote l’a dit : la grande impiété de la guerre , c’est que les pères alors mettent les fils au tombeau.
Les foules syndicalisées n’ont pas su se pénétrer de l’idée que, pour elles, rien ne comptait plus devant la nécessité d’amener, le plus rapidement et complètement possible, avec la victoire de la patrie, la défaite du nazisme et de tout ce que ses imitateurs, s’il triomphait, devaient, nécessairement, lui emprunter. On ne leur avait pas appris, comme c’eût été le devoir de véritables chefs, à voir plus loin, plus haut et plus large que les soucis du pain quotidien, par où peut être compromis le pain même du lendemain,
La vertu, si elle ne s’accompagne pas d’une sévère critique de l’intelligence, risque toujours de se retourner contre ses buts les plus chers.
Je n’aperçois point davantage que l’internationalisme de l’esprit ou de la classe soit irréconciliable avec le culte de la patrie. Ou plutôt je sens bien, en interrogeant ma propre conscience, que cette antinomie n’existe pas. C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse.

une vieille tradition nous porte à aimer l’intelligence pour l’intelligence, comme l’art pour l’art, et à les mettre à part de la pratique.
Ni la Constitution française, ni même la Déclaration des Droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire ».
Hitler des grandes harangues aux foules. Celui des confidences, qui disait un jour à Rauschning, à propos, précisément, du marxisme : « Nous savons, nous, qu’il n’y a pas d’état définitif… qu’il y a une évolution perpétuelle. L’avenir est le fleuve inépuisable des possibilités infinies d’une création toujours nouvelle. »
J’abhorre le nazisme. Mais, comme la Révolution française, à laquelle on rougit de la comparer, la révolution nazie a mis aux commandes, que ce soit à la tête des troupes ou à la tête de l’Etat, des hommes qui, parce qu’ils avaient un cerveau frais et n’avaient pas été formés aux routines scolaires, étaient capables de comprendre « le surprenant et le nouveau ». Nous ne leur opposions guère que des messieurs chenus ou de jeunes vieillards.
La religion de l’Ordre Moral – en l’espèce , ce qu’Edouard Herriot appelait un jour avec esprit le « spiritualisme constitutionnel ».
La pensée scientifique énonce les propriétés du triangle en général, et non de ce triangle qu’une main trace sur le tableau.
Pis encore : ce qui devait être simplement un réactif, destiné à éprouver la valeur de l’éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s’oriente, dorénavant, l’éducation tout entière. On n’invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité. C’est à se préparer à l’examen qu’on les convie. Ainsi un chien savant n’est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d’avance, l’illusion du savoir.
Conséquences morales, les a-t-on toujours assez clairement vues : la crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves ; la négation de toute libre curiosité ; le culte du succès substitué au goût de la connaissance ; une sorte de tremblement perpétuel et de hargne, là où devrait au contraire régner la libre joie d’apprendre la foi dans la chance (car ces examens, quelle que puisse être la conscience

La "philosophie de John Galt (Atlas Shrugged ), Ayn rand


 La "philosophie de John Galt (Atlas Shrugged ), Ayn Rand


La main de l’horloge atteignit le point du 8:00.
— Mesdames, Messieurs, dit une voix provenant du haut1567
parleur de la radio, une voix claire, calme, une voix décidée, de
celles qui n’avaient pas été entendues sur les ondes depuis des
années, « Monsieur Thompson ne s’adressera pas à vous ce soir.
Il n’est plus temps pour lui, c’est à mon tour. Vous étiez sur le
point d’écouter un compte rendu de la crise mondiale. C’est ce
que vous allez entendre. »
Trois personnes sursautèrent en reconnaissant la voix, mais
nul n’aurait pu y prêter garde au milieu du vacarme de la foule
dont même les cris n’auraient pas été à la hauteur de son
émotion. L’un fut un soupir de triomphe ; un autre, de terreur ;
et le troisième était de l’ahurissement. Trois personnes avaient
reconnu l’orateur : Dagny, le Docteur Stadler et Eddie Willers.
Personne ne se tourna vers Eddie ; mais Dagny et le Docteur
Stadler se regardèrent. Elle vit sur son visage les marques de la
plus horrible terreur dont on puisse supporter la vue ; il comprit
qu’elle savait, et que sa façon de la regarder aurait pu laissé
croire que l’orateur de la radio l’avait giflé.
— Pendant douze ans, vous avez demandé : “Qui est John
Galt ?” C’est John Galt qui vous parle. Je suis l’homme qui
attache un prix à son existence. Je suis l’homme qui ne sacrifie ni
sa vie ni ses valeurs. Je suis l’homme qui vous a privé de vos
victimes, détruisant ainsi votre monde, et si vous voulez savoir
pourquoi vous êtes en train de périr, vous qui redoutez la
connaissance, je suis l’homme qui va maintenant vous le dire.
L’ingénieur en chef était le seul à pouvoir encore bouger ; il
courut vers un poste de télévision et manipula frénétiquement les
boutons. Mais l’écran resta noir. L’orateur avait choisi de ne pas
être vu. Seule sa voix emplissait les ondes du pays–du monde
entier, songea l’ingénieur en chef–comme s’il était en train de
parler ici, dans cette pièce, non pas à un groupe, mais à un seul
homme ; ce n’était pas le ton d’un discours en public, mais celui
de quelqu’un s’adressant à l’esprit.
— Vous avez entendu dire que nous traversions un âge de
crise morale. Vous l’avez dit vous-même, en tremblant et en
espérant que les mots n’aient pas de sens. Vous avez gémi que
les péchés de l’homme étaient en train de détruire le monde et
vous avez maudit la nature humaine pour sa réticence à pratiquer
les vertus que vous exigiez. Comme le sacrifice est pour vous la
vertu, vous avez demandé plus de sacrifice lors de chaque
nouvelle catastrophe. Au nom du retour à la morale, vous avez
sacrifié tous les démons que vous teniez pour la cause de votre
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malheur. Vous avez sacrifié la justice au bénéfice de la pitié.
Vous avez sacrifié l’indépendance pour promouvoir l’unité.
Vous avez sacrifié la raison à la foi. Vous avez sacrifié la
richesse au besoin. Vous avez sacrifié l’estime de soi au
renoncement de soi. Vous avez sacrifié le bonheur au devoir.
Vous avez détruit tout ce que vous teniez pour être mauvais,
et réalisé tout ce que vous teniez pour être bon. Alors, pourquoi
frémissez-vous d’horreur à la vue du monde qui vous entoure ?
Ce monde n’est pas le produit de vos péchés, il est le produit et
le reflet de vos vertus. C’est votre idéal moral fait réalité avec
une perfection pleine et définitive. Vous vous êtes battus pour
lui, vous en avez rêvé et vous l’avez désiré, et moi… je suis
l’homme qui a fait de vos désirs une réalité.
Votre idéal avait un ennemi implacable, que vos principes
moraux étaient conçus pour détruire. Je vous ai retiré cet ennemi
là. Je l’ai retiré de votre chemin et placé hors de votre portée. J’ai
tari la source de tous ces maux que vous étiez en train de
sacrifier un à un. J’ai mis un terme à votre battaille. J’ai arrêté
votre moteur. J’ai privé votre monde de l’esprit de l’homme.
“L’homme ne vit pas de l’intelligence”, dites-vous ? J’ai fait
disparaître ceux qui le font. “L’intelligence est impotente”, ditesvous
? Je vous ai retiré ceux dont l’intelligence ne l’est pas. “Il y
a des valeurs plus élevées que celle de l’esprit”, dites-vous ? J’ai
fait disparaître ceux qui ne le pensent pas.
Pendant que vous traîniez vers l’autel du sacrifice les hommes
qui incarnaient la justice, l’indépendance, la raison, la fortune,
l’estime de soi… j’ai été plus prompt que vous, je les ai atteints
le premier. Je leur ai révélé la nature du jeu auquel vous vous
livriez et les principes moraux qui sont les vôtres, à ceux qui
avaient été trop innocemment généreux pour pleinement en saisir
la portée. Je leur ai montré la voie pour vivre selon d’autres
principes : les miens. Ce sont les miens qu’ils ont choisi de
suivre.
Tous les hommes qui ont disparu, ces hommes que vous
haïssiez mais que vous redoutiez cependant de perdre, c’est moi
qui vous les ai pris. Ne tentez pas de nous retrouver. Nous ne
vous voulons pas être trouvés. Ne geignez pas pour prétendre
qu’il serait de notre devoir de vous servir. Nous ne reconnaissons
pas ce genre de devoir. Ne gémissez pas que vous avez besoin de
nous. Nous ne considérons pas le besoin comme un dû. Ne
prétendez pas que vous avez des droits sur nous. Vous n’en avez
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aucun. Ne nous suppliez pas de revenir. Nous sommes en grève,
nous les hommes de l’esprit.
Nous sommes en grève contre l’immolation de soi. Nous
sommes en grève contre le principe des récompenses imméritées
et des obligations sans contrepartie. Nous sommes en grève
contre la doctrine qui condamne la poursuite du bonheur
personnel. Nous sommes en grève contre le dogme selon lequel
toute vie est entachée de culpabilité.
Il y a une différence entre notre grève et toutes celles que vous
avez menées pendant des siècles : notre grève ne consiste pas à
formuler des revendications, mais à les satisfaire. Nous sommes
mauvais, selon vos principes : nous avons choisi de ne pas vous
nuire plus longtemps. Nous sommes inutiles, nous sommes des
“improductifs”, selon vos théories économiques. Nous avons
décidé de ne pas vous exploiter davantage. Nous sommes
dangereux et devons être mis aux fers, selon vos idées politiques.
Nous avons choisi de ne plus vous mettre en danger et de ne plus
porter de chaînes. Nous ne sommes qu’une illusion, à en croire
votre philosophie. Nous avons choisi de cesser de vous égarer en
vous laissant libres de regarder la réalité en face… la réalité que
vous vouliez, le monde tel que vous le voyez maintenant, un
monde sans esprit.
Nous vous avons accordé tout ce que vous exigiez de nous,
nous qui avons toujours été les donneurs, mais qui venons de le
comprendre seulement maintenant. Nous n’avons aucune
revendication à vous transmettre, aucune clause à discuter, aucun
compromis à négocier. Vous n’avez rien à nous offrir. Nous
n’avons pas besoin de vous.
Vous lamentez-vous, maintenant, disant : “Non, ce n’était pas
cela que nous voulions ?”–disant qu’un monde de ruines
dépourvu esprit n’était pas votre but ?–que vous ne vouliez pas
que nous vous quittions ? Cannibales sournois que vous êtes, je
sais que vous avez toujours su ce que c’était que vous vouliez.
Mais votre jeu est terminé, parce que maintenant nous le savons
aussi.
À travers les siècles de terreurs et de catastrophes engendrées
par votre code moral, vous vous êtes plaint qu’il avait été
enfreint et que ces horreurs étaient des punitions pour l’avoir
enfreint, que les hommes étaient trop faibles et trop égoïstes pour
accepter de verser le sang que celui-ci réclamait. Vous avez
maudit l’homme, vous avez maudit l’existence, vous avez maudit
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cette Terre, mais vous n’avez jamais osé remettre vos principes
en question. Vos victimes en furent considérées comme
responsables et durent tenter d’y survivre, avec vos horreurs
comme récompense de leur martyre… tout en vous apitoyant sur
la noblesse de vos principes, et en déplorant que la nature
humaine ne soit pas assez bonne pour les mettre en pratique. Et
personne ne se leva pour poser la question : “Bon ? Selon quelle
norme ?”
Vous vouliez connaître l’identité de John Galt ? Je suis celui
qui a posé cette question.
Oui, ceci est une époque de crise morale. Oui, vous subissez
la punition méritée pour le mal que vous avez fait. Mais ce ne
sont ni l’homme ni la nature humaine qu’il faut montrer du doigt.
Ce sont vos principes moraux qui sont en cause, cette fois. Vos
principes ont été observés au mieux de ce qu’ils pouvaient l’être
et au mieux de ceux à quoi ils pouvaient vous amener, l’impasse
au bout de la route. Si vous voulez continuer à vivre, ce que vous
devez faire maintenant n’est pas de retourner vers la moralité–
vous qui n’en n’avez jamais connue aucune–mais de la
découvrir.
Vous n’avez jamais entendu parler de concepts moraux autres
que de ceux du mysticisme et du social. On vous a enseigné que
la moralité était un code de conduite imposé par le caprice, le
caprice d’un pouvoir surnaturel ou le caprice de la société ; que
ce code de conduite était destiné à servir les desseins de Dieu
pour plaire à une autorité d’outre-tombe ou au bien-être de
quelqu’un d’autre vivant sur le palier d’en-face–mais ne devant
jamais servir votre vie ni votre plaisir. On vous a enseigné que
votre plaisir se situait dans l’immoral, de même que la recherche
de votre intérêt, et que tout code moral ne devait pas être élaboré
pour vous, mais contre vous, non pas pour servir à
l’accomplissement de votre vie, mais pour freiner vos élans.
Des siècles durant, le débat sur la moralité a opposé ceux qui
proclamaient que votre vie appartenait à Dieu à ceux qui
proclamaient qu’elle appartenait à vos voisins… entre ceux qui
prêchaient que le bien était le sacrifice pour l’amour de fantômes
dans le Ciel et ceux qui prêchaient que le bien était le sacrifice de
soi pour l’amour des incapables de la Terre. Personne n’est venu
vous dire que votre vie vous appartient et que le bien consiste à
en jouir.
Les deux camps se mirent d’accords pour dire que la morale
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exige de renoncer à vos intérêts personnels et à vos facultés
intellectuelles, et que la moralité et le sens pratique sont deux
choses se trouvant en opposition, que la moralité ne relève pas de
la raison, mais de la foi et de la force. Les deux camps
s’accordèrent pour dire qu’aucune moralité rationnelle n’était
possible, que les notions de bien et de mal sont incompatibles
avec la raison–que la raison dicte que rien ne justifie d’être
moral.
Quels que soient les points sur lesquels ils s’opposaient par
ailleurs, c’est contre l’esprit de l’homme que tous vos moralistes
se sont unis. Tous leurs complots et leurs systèmes ne visaient
qu’à dépouiller l’homme de ses facultés de réflexion et à le
détruire. Désormais vous avez le choix de mourir ou d’apprendre
que ce qui est contre la raison est contre la vie.
L’esprit de l’homme est son moyen fondamental de survie. La
vie lui est donnée, mais pas la survie. Son corps lui est donné, ses
moyens de subsistance ne le sont pas. Son esprit lui est donné,
mais pas ce qu’il contient. Pour rester en vie, l’homme doit agir,
et avant de pouvoir agir, il doit connaître la nature et le propos de
ses actions. Il ne peut se nourrir sans savoir ce qu’est la
nourriture ni connaître le moyen d’en obtenir. Il ne peut creuser
un fossé–ou construire un accélérateur de particules–sans une
connaissance préalable des objectifs qu’il vise et des moyens
dont il dispose pour les réaliser. Pour rester en vie, il doit penser.
Mais penser est le fait d’un choix. La clef de ce que vous
appelez avec insouciance la “nature humaine”, le secret qui vous
hante et que vous redoutez tellement de nommer, est que
l’homme est un être capable d’accéder à sa conscience par le
simple fait de la volonté. La raison n’est pas un automatisme ; la
pensée–ou réflexion–n’est pas un processus “mécanique” ; les
enchaînements logiques ne sont pas instinctifs. Le
fonctionnement de votre estomac, de vos poumons, ou de votre
coeur, est un processus mécanique ; le fonctionnement de votre
cerveau ne l’est pas. Dans toute situation et à chaque instant de
votre vie, vous êtes libres de réfléchir ou de vous soustraire à cet
effort. Mais vous n’êtes pas libres d’échapper à votre nature, au
fait que la raison est votre moyen de survie… de sorte que pour
vous, qui êtes un être humain “être ou ne pas être” signifie
“penser ou ne pas penser”.
Un être de conscience volontaire n’a pas un comportement
automatique prédéterminé. Il a besoin d’un code de valeurs pour
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guider ses actions. Une “valeur” est ce que l’on cherche à
acquérir puis à conserver grâce à l’action, la "vertu" est cette
action qui permet d’acquérir et de conserver cette valeur. Une
"valeur" présuppose une réponse à la question : une valeur pour
qui et pour quoi ? Une “valeur” présuppose une norme, un but et
la nécessité d’une action face à une alternative. Là où il n’y a pas
d’alternative, aucune valeur n’est possible.
Il n’y a qu’une seule alternative fondamentale dans l’univers :
l’existence ou la non existence… et elle ne concerne qu’une
catégorie d’entités : les organismes vivants. L’existence de la
matière inerte est inconditionnelle, mais l’existence de la vie ne
l’est pas : elle dépend d’un processus spécifique d’action. La
matière est indestructible ; elle change de forme, mais elle ne
peut pas cesser d’exister. Seul un organisme vivant doit faire
face à une constante alternative : celle de la vie et de la mort. La
vie est un processus d’action qui s’autoperpétue et s’autoentretient.
Si un organisme échoue dans cette tâche, il meurt ; les
éléments qui le composent subsistent, mais sa vie disparaît. Seul
le concept de “vie” rend possible celui de “valeur”. C’est
seulement pour des entités vivantes que des choses peuvent être
bonnes ou mauvaises.
Une plante doit se nourrir pour survivre ; la lumière, l’eau, les
éléments chimiques dont elle a besoin sont les valeurs que sa
nature lui ont fixé pour but ; sa vie est la norme des valeurs qui
fondent ses actions. Mais une plante n’a pas le choix de ses
actes ; les conditions qu’elle rencontre peuvent varier, mais pas
son fonctionnement propre ; elle agit automatiquement pour
perpétuer sa vie, elle ne peut agir pour sa propre destruction.
Un animal est équipé pour assurer sa survie ; ses sens lui
fournissent un code d’action automatique qui est figé, il s’agit
d’une connaissance fonctionnant automatiquement et qui le
renseigne sur ce qui est bon ou mauvais. Il n’a pas la capacité
d’étendre ce savoir ou de l’ignorer. Dans les cas où ce savoir
s’avère inapproprié, il meurt. Mais aussi longtemps qu’il vit, il
agit sur la base de ce savoir, d’une manière automatique, assurée
et déterminée, mais il ne jouit pas du pouvoir du choix, il est
incapable d’ignorer ce qui est bon pour lui, incapable de décider
de choisir le mal et d’agir pour sa propre destruction.
L’homme n’a pas de norme automatique de survie. Sa
spécificité, par rapport aux autres organismes vivants, est la
nécessité d’agir lorsqu’il se trouve confronté à des alternatives,
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en faisant des choix volontaires. Il n’a pas de savoir prédéfini le
renseignant sur ce qui est bon ou mauvais pour lui, quelles sont
les valeurs dont sa vie dépend, et quels sont les moyens d’action
appropriés pour les atteindre. Objecteriez-vous qu’il possède un
instinct de survie ? L’instinct de survie est précisément ce qui lui
fait défaut. Un “instinct” est un genre de savoir inné et
automatique. Un désir n’est pas un instinct ; c’est un processus
intellectuel acquis. Le désir de vivre ne vous donne pas le savoir
nécessaire à la vie. Et même le désir que l’homme a de vivre
n’est pas automatique chez lui, il n’est pas inné ; votre funeste
secret d’aujourd’hui est qu’il s’agit d’un désir que vous n’avez
pas. Votre peur de la mort n’est pas un amour de la vie et ne vous
donnera pas la connaissance nécessaire à préserver cette
dernière. L’homme doit construire son savoir et choisir ses
actions par un processus de pensée que la nature ne le forcera
nullement à accomplir. L’homme a le pouvoir d’agir en vue de sa
propre extermination–et c’est largement ce qu’il a fait durant
l’essentiel de son histoire.
Un être vivant qui remet en question ses moyens de survie ne
survit pas. Une plante qui s’acharnerait à détruire ses racines, ou
un oiseau qui chercherait à se casser les ailes, ne suvivraient pas
longtemps au mode d’existence dont ils doivent s’affranchir.
Pour autant, l’histoire de l’homme a été une lutte pour nier et
détruire son propre esprit.
L’homme a été appelé un être rationnel, mais sa rationalité est
une question de choix–et l’alternative que sa nature lui offre est :
soit exister en tant qu’être rationnel, soit exister en tant
qu’animal suicidaire. L’homme doit être homme par choix ; il
doit considérer sa vie comme une valeur, par le fait du choix ; il
doit apprendre à entretenir cette valeur, par le fait du choix ; il
doit découvrir les valeurs nécessaires à sa survie et pratiquer les
vertus correspondantes, par le fait du choix.
Un code de valeurs accepté par le fait du choix est un code
moral.
Qui que vous soyez, vous qui m’écoutez en ce moment, je
m’adresse aux débris de vie qui n’ont pas encore été corrompus
au fond de vous-mêmes, à ce qu’il vous reste d’humain, à votre
intelligence, pour vous dire : il existe une moralité rationnelle,
une moralité propre à l’homme, et c’est la vie même de l’homme
qui en constitue l’échelle de ses valeurs.
Tout ce qui est favorable à la vie d’un être rationnel constitue
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le bien ; tout ce qui lui est nuisible constitue le mal.
La vie de l’homme, en accord avec sa nature, n’est pas la vie
de la brute stupide, du voyou saccageur, ou du mystique
chapardeur, mais la vie d’un être pensant ; non pas la vie au
moyen de la force ou de la duperie, mais la vie au moyen de
réalisations ; non pas la survie à tout prix, puisqu’il n’y qu’un
seul prix pouvant acheter la survie de l’espèce humaine : la
raison.
La vie de l’homme est la référence de la moralité, mais c’est
votre propre vie qui en est le propos. Si l’existence sur terre est
votre but, vous devez choisir vos actions et vos valeurs en
fonction de ce qui est propre à l’homme–pour le propos de
préserver et d’accomplir cette irremplaçable valeur qu’est votre
vie.
Puisque la vie exige un certain mode d’action, tout autre mode
la détruit… Un être qui ne tient pas sa propre vie pour le motif et
le but de ses actions, agit en fonction de motifs et de normes dont
l’issue est la mort. Un tel être est une monstruosité
métaphysique, qui lutte pour nier et contredire le fait de sa propre
existence, et qui court aveuglément sur la voie de la destruction
dans une folie meurtrière, incapable de propager autre chose que
la douleur.
Le bonheur est la conséquence d’une vie réussie, le malheur
est une immixtion de la mort dans la vie.
Le bonheur est cet état de conscience engendré par la
réalisation de nous même selon nos valeurs propres. Un code
moral qui vous défie de trouver le bonheur par la renonciation à
celui-ci–d’approuver l’échec de vos valeurs–est une insolente
négation de la moralité. Une doctrine qui vous propose, comme
idéal, le rôle d’animal sacrificiel demandant à être égorgé sur
l’autel de l’altruisme, vous présente la mort comme modèle. Par
la grâce de la réalité et de la nature de la vie, l’homme–tout
homme–est une fin en lui-même, il existe pour lui-même, et la
poursuite de son propre bonheur constitue son plus haut but
moral.
Mais ni la vie ni le bonheur ne peuvent s’accomplir dans la
poursuite de lubies irrationnelles. Tout comme l’homme est libre
de tenter de survivre selon des moyens et des méthodes ne
devant qu’au hasard, mais mourra alors pour avoir manqué aux
exigences de sa nature, il est libre de chercher son bonheur dans
n’importe quelle escroquerie intellectuelle, mais il ne trouvera
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que les affres de la frustration. L’objectif de la morale est de
vous enseigner, non pas la souffrance et la mort, mais
l’épanouissement et la vie.
Rejetez donc ces parasites subventionnés, qui vivent du profit
qu’ils tirent de l’esprit des autres et proclament que l’homme n’a
nul besoin de moralité, de valeurs, de code de conduite. Eux qui
se prétendent scientifiques et claironnent que l’homme n’est
qu’un animal, le considèrent pourtant le moins comme un
élément de la nature soumis comme tel à ses lois, inférieur au
moindre des insectes. Ils reconnaissent que chaque espèce
vivante possède un mode particulier de survie propre à sa nature,
ils ne prétendent pas qu’un poisson puisse vivre hors de l’eau ou
qu’un chien puisse survivre sans son odorat ; mais l’homme, le
plus complexe des êtres, peut survivre, selon eux, de n’importe
quelle manière ; l’homme n’a pas d’identité, pas de nature, et il
n’y a pas de raison pratique, disent-ils, pour qu’il périsse quand
ses moyens de survie sont détruits, quand son esprit étranglé est
mis à la disposition de leurs fantaisies.
Rejetez ces mystiques de la haine dévastatrice qui feignent
d’aimer l’humanité tout en prêchant que la plus haute vertu
humaine consiste à n’accorder aucune valeur à sa propre vie.
Vous disent-ils que le but de la morale est de réprimer l’instinct
de survie ? C’est précisément pour sa survie que l’homme a
besoin d’un code moral. Le seul homme qui veut pratiquer la
morale est celui qui veut vivre.
Non, vous n’êtes pas tenus de vivre si vous ne le désirez pas ;
mais si vous choisissez de vivre, vous devez vivre en êtres
humains–par l’effort et par le jugement de votre esprit.
Non, vous n’êtes pas tenus de vivre en êtres humains : c’est un
acte de choix moral. Mais vous ne pouvez pas vivre autrement–et
l’alternative est cette vie pire que la mort que vous observez
maintenant en vous et autour de vous, cette situation impropre à
l’existence qui vous rabaisse en dessous de l’animal, une
situation qui vous entraîne d’année en année à travers une
douloureuse agonie, vers une absurde et aveugle autodestruction.
Non, vous n’êtes pas tenus de réfléchir : c’est l’acte d’un
choix moral ; mais il a fallu que quelqu’un réfléchisse pour vous
maintenir en vie. Si vous choisissez de vous dérober à la
réflexion, vous vous dérobez à l’existence en en transmettant la
charge à un être moral, en espérant qu’il sacrifiera son bien-être
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pour vous permettre de survivre dans votre vice.
Non, vous n’êtes pas tenus d’être des hommes ; et il est vrai
que les hommes véritables ne sont plus parmi vous aujourd’hui.
J’ai éloigné vos moyens de survie–vos victimes.
Comment je m’y suis pris et ce que je leur ai dit pour qu’ils
s’en aillent, c’est ce que vous entendez maintenant. Je leur ai
tenu le discours que je prononce ce soir. C’était des hommes qui
vivaient selon mes principes, mais qui ne savaient pas quelles
grandes vertus cela représentait. Je le leur ai fait découvrir. Je les
ai aidé, non à réévaluer, mais simplement à identifier leurs
valeurs.
Nous, les hommes de l’esprit, sommes désormais en grève
contre vous au nom de l’unique axiome qui est le fondement de
notre code moral, et qui est l’exacte antithèse du vôtre : cet
axiome est que l’existence existe.
L’existence existe–et cela implique deux corollaires : que la
perception existe et que la conscience existe ; la conscience étant
la faculté de percevoir ce qui existe.
Si rien n’existe, il ne peut pas y avoir de conscience... une
conscience dénuée d’objet dont elle puisse être consciente est
une contradiction dans les termes. Une conscience consciente
uniquement d’elle-même est une contradiction dans les termes–
avant de pouvoir s’identifier elle-même comme conscience,
encore faut-il qu’elle soit consciente de quelque chose. Si ce que
vous prétendez percevoir n’existe pas, vous n’avez aucune
conscience.
Quelque soit le degré de votre savoir, vous ne pouvez
échapper à ces deux axiomes–existence et conscience ; ils
constituent les préalables irréductibles à toute action que vous
engagez, à toute connaissance, vaste ou minuscule, depuis le
premier rayon de lumière que vous percevez à la naissance
jusqu’à l’érudition, aussi étendue soit-elle, que vous aurez
acquise à la fin de vos jours. Que vous sachiez reconnaître un
caillou ou décrire la structure du système solaire, les axiomes
demeurent identiques… cela existe comme tel et vous le savez.
Exister, c’est être quelque chose, par opposition au néant de
l’inexistence, c’est être une entité d’une nature spécifique, munie
d’attributs particuliers. Il y a des siècles, l’homme qui reste
malgré ses erreurs, le plus grand de nos philosophes, a
commencé à formuler le concept d’existence et le principe
fondateur de tout savoir : “A” est “A”. Une chose est elle-même.
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Vous n’avez jamais saisi le sens de cet énoncé. Je suis ici pour le
compléter… L’existence c’est l’identité, la conscience c’est
l’identification.
Quoi que vous preniez en considération, action, qualité ou
objet, les lois de l’identité restent les mêmes. Une feuille n’est
pas une pierre, elle ne peut être au même moment, et sous le
même rapport, à la fois entièrement rouge et entièrement verte,
elle ne peut geler et se consumer en même temps. “A” est “A”.
Plus familièrement : vous ne pouvez manger deux fois le même
gâteau.
Vous voulez savoir ce qui ne va pas dans le monde ? Tous les
désastres qui en ont entraîné la perte sont dus aux tentatives de
vos chefs de nier que “A” est “A”. L’horrible secret que vous
craignez de découvrir et tout le malheur qui s’abat sur vous sont
dus à vos propres tentatives de nier que “A” est “A”. Le but de
ceux qui vous ont entraîné dans cette voie était de vous faire
oublier que l’homme est l’homme.
L’homme ne peut survivre que par la connaissance, et la
raison est son seul moyen de l’acquérir. La raison est la faculté
qui perçoit, identifie et intègre les informations fournies par les
sens. La fonction des sens est de lui donner des preuves de
l’existence, mais la tâche de l’identification incombe à la raison ;
les sens se bornent à l’informer de l’existence de quelque chose,
mais c’est à l’esprit d’apprendre et comprendre ce que c’est.
Toute pensée est un processus d’identification et
d’intégration. Un homme perçoit une forme colorée ; en intégrant
les données de sa vue et de son toucher, il apprend à l’identifier
comme un objet solide ; il apprend à identifier cet objet comme
une table ; il apprend que la table est faite de bois ; il apprend
que le bois est constitué de cellules, que les cellules sont formées
de molécules et que les molécules sont composées d’atomes.
Durant tout ce processus, le travail de son esprit consiste à
répondre à une seule question : “Qu’est-ce que c’est ?” Le
moyen dont il dispose pour établir la vérité est la logique, et la
logique est fondée sur l’axiome qui énonce que l’existence
existe. La logique est l’art de l’identification non contradictoire.
Une contradiction ne peut exister. Un atome est lui-même,
l’univers aussi. Rien ne peut contredire sa propre identité. Pas
plus que la partie ne peut contredire le tout. Aucun concept
formé par l’homme n’est valide s’il n’est intégré sans
contradiction dans la somme de ses connaissances. Parvenir à
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une contradiction, c’est avouer la présence d’une erreur de
pensée ; accepter une contradiction, c’est renoncer à son esprit et
s’exclure soi-même du domaine de la réalité.
La réalité est ce qui existe ; l’irréel ne peut exister ; l’irréel
n’est rien de plus que cette négation de l’existence que devient
toute conscience humaine qui tente d’abandonner la raison. La
vérité est la reconnaissance de ce qui est ; la raison est le seul
moyen de parvenir à la connaissance, le seul critère de la vérité.
La question la plus perverse que vous puissiez poser est : “La
raison de qui ?” La réponse est : la vôtre. Il importe peu que
votre savoir soit vaste ou modeste, c’est votre esprit à vous qui
doit l’acquérir. Il n’y a que votre propre savoir qui vous permette
d’agir. Vous ne pouvez revendiquer, vous ne pouvez demander
aux autres de ne prendre en considération que votre savoir
personnel. Votre esprit est votre seul juge de la vérité–et si
certains ont une opinion différente de la vôtre, c’est la réalité qui
tranchera entre vous. Seul l’esprit humain peut accomplir ce
processus d’identification complexe, délicat et crucial qu’est le
fait de réfléchir. Seul votre jugement personnel peut diriger ce
processus. Et seule l’intégrité morale peut guider votre jugement.
Vous parlez de “l’instinct moral” comme s’il s’agissait d’une
aptitude opposée à la raison, alors que la raison humaine est
précisément sa faculté morale. Une conduite rationnelle est un
processus de choix permanent en réponse à la question : vrai ou
faux ? Oui ou non ? Une graine doit-elle être plantée en terre
pour grandir–oui ou non ? Faut-il désinfecter la plaie d’un blessé
pour le soigner–oui ou non ? Peut-on convertir l’électricité
atmosphérique en énergie cinétique–oui ou non ? Ce sont les
réponses à de telles questions qui sont à l’origine de tout ce que
vous avez aujourd’hui ; et ces réponses ont été fournies par un
esprit humain, avec un dévouement sans faille à la vérité.
Un processus rationnel est un processus moral. Vous pouvez
vous tromper à chaque étape, sans aucune autre garantie que
votre rigueur propre ; vous pouvez chercher à tricher, à falsifier
les faits et éviter l’effort de la recherche–mais dans la mesure où
le dévouement à la vérité est le sceau de la moralité, il n’y a rien
de plus grand, de plus noble et de plus héroïque que l’acte d’un
homme qui prend la responsabilité de penser.
Ce que vous appelez “âme” ou “esprit”, c’est votre
conscience ; ce que vous appelez “libre arbitre”, c’est votre
liberté de penser ou de ne pas penser ; c’est l’origine de toute
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votre volonté, de toute votre liberté, le choix ultime qui
commande tous les choix que vous faites, qui détermine votre
personnalité et votre existence.
La pensée est la vertu première de l’homme, de laquelle toutes
les autres découlent. Et son vice premier, la source de tous ses
maux, est cet acte inqualifiable que vous pratiquez tous en
refusant obstinément de l’admettre : la fuite, la suspension
intentionnelle de la conscience, le refus de penser–non
l’aveuglement, mais le refus de voir ; non l’ignorance, mais le
refus de savoir. C’est l’acte de ne pas concentrer votre esprit, de
le noyer dans un brouillard intellectuel, afin de n’avoir pas à
endosser la responsabilité de juger, et cet acte repose ultimement
sur cette prémisse inavouable : que les choses cesseront d’exister
si vous refusez de les identifier, que “A” ne sera pas “A” pour
autant que vous ne l’admettiez pas.
Ne pas penser est un acte nihiliste, un désir de nier l’existence,
une tentative d’éradication de la réalité. Mais l’existence existe ;
la réalité est inébranlable, c’est daileurs elle qui détruit ceux qui
la rejettent. En refusant de dire “Cela est”, vous refusez de dire
“Je suis”. En suspendant votre jugement, vous reniez votre
propre personne. Quand un homme déclare : “Qui suis-je pour
savoir ?”, il déclare implicitement : “Qui suis-je pour vivre ?”

Voilà votre premier choix moral, à chaque instant et en toute