samedi 18 janvier 2020

Pourquoi le Monde n’existe pas, Markus Gabriel, JC Lattès


Pourquoi le Monde n’existe pas, Markus Gabriel, JC Lattès

Tandis que le physicalisme affirme que tout ce qui existe figure dans l’univers et peut ainsi être étudié par la physique, le matérialisme soutient que tout ce qui existe est matière.

En vérité, l’humanité est dans l’erreur sur bien des points. Nous ne sommes même pas capables de mesurer jusqu’où va notre ignorance, parce que dans la plupart des cas nous n’avons aucune idée de tout ce que nous ne savons pas.

Nietzsche : « Non justement, il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. Nous ne pouvons pas constater de fait “en soi” : c’est peut-être un non-sens de vouloir le faire. “Tout est subjectif”, dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation, un “sujet” n’est pas un donné, mais quelque chose d’inventé en plus, de placé-par-derrière. »

Que nous ne « connaissons » pas les faits en soi, mais uniquement ce qui se manifeste à nous à travers le prisme de notre répertoire.

Admettre que nous sommes les seuls à organiser le monde, qu’il n’est pas organisé lui-même, ce serait comme prétendre que dans une bibliothèque il n’y a pas des livres, mais un seul texte infini.

Le monde n’est ni la totalité des choses ni la totalité des faits, il est ce domaine où apparaissent tous les domaines existants. Tous les domaines existants appartiennent au monde. Le monde est, comme l’a pertinemment formulé Martin Heidegger, le « domaine de tous les domaines10 ».

La philosophie est morte, faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne, en particulier de la physique. Ce sont les scientifiques qui ont repris le flambeau de notre quête du savoir.

La métaphysique présuppose l’existence du monde.

Grâce à ces propriétés, l’objet sort du lot, surgit parmi d’autres objets. Cela fait d’ailleurs partie de l’histoire du mot « existence » qui vient du latin (avec une étymologie grecque). Le verbe existere signifie « surgir du néant », « sortir de derrière ». Traduit littéralement le mot signifie : « dépasser de », « faire saillie », « sortir du lot ». Ce qui existe fait saillie, se distingue des autres objets par ses propriétés.

Or Descartes pensait qu’il suffisait de diviser le monde en ces deux substances, en quoi il se trompait.

Si nous voulons savoir ce qu’est O, il faut que nous sachions quelque chose d’autre à propos de O, quelque chose d’autre que ce fait que O n’est pas identique à quelque autre objet. Il s’ensuit que l’identité de O ne peut pas être assimilée à la différence entre O et tous les autres objets. Pour le redire de manière très simple : O doit avoir une qualité propre, quelle qu’elle soit, qui comprenne plus que sa différence avec tous les autres objets. La propriété qui affirme d’un objet qu’il est lui-même n’a absolument aucun intérêt et ne nous apporte ainsi pas grand-chose.

Jacques Derrida a exprimé dans cet énoncé équivoque (et certainement délibérément exprimé ainsi) : « Il n’y a pas de hors-texte2. » Ou, de manière moins postmoderne : les rhinocéros apparaissent toujours dans un contexte, quel qu’il soit. Naturellement, Derrida n’a pas voulu dire que les rhinocéros sont des textes, mais seulement qu’il n’y a ni rhinocéros ni quoi que ce soit en dehors de contextes.

Ma réponse personnelle à la question « Qu’est-ce que l’existence ? » revient à dire que le monde n’existe pas, qu’il n’existe qu’un nombre infini de mondes qui se recouvrent en partie mais qui, en partie seulement, sont radicalement indépendants les uns des autres. Nous savons déjà que le monde est le domaine de tous les domaines et que l’existence est liée à quelque chose qui survient dans le monde. Cela signifie par conséquent qu’une chose n’arrive dans le monde que si elle surgit dans un domaine. De là, je conclus qu’il faut que nous améliorions un peu l’équation suivante, même si elle va dans la bonne direction : Existence = ce qui arrive dans le monde Voici ma propre équation : Existence = apparition dans un champ de sens Cette équation est la proposition fondamentale de l’ontologie du champ de sens. l’ontologie du champ de sens affirme qu’il existe quelque chose et non pas rien, à condition qu’il existe un champ de sens dans lequel la chose apparaît.

Les logiciens modernes pensent que l’existence est toujours dénombrable – une assertion aberrante et farfelue. Si je me pose la question de savoir s’il y a des chevaux, je ne me demande pas combien de chevaux il y a, mais est-ce qu’il y a des chevaux. Autant que possible, il faudrait distinguer les interrogatifs « combien » et « est-ce que ».

En logique moderne, l’évolution fautive, qui confond existence et dénombrement

Notre planète n’est pas le centre des événements cosmologiques et ontologiques, mais in fine un petit coin de taille infinitésimale que nous nous sommes aménagé de manière à peu près acceptable et que nous sommes en train de détruire parce que nous surestimons notre importance dans l’univers.

Ni l’univers ni l’espace spatio-temporel ne sont particulièrement intéressés à l’existence d’êtres comme nous sur cette belle planète. À tout prendre, que nous existions et tirions vanité de notre existence n’a pas grande importance. En fait, jusqu’à présent, cette idée est scientifiquement sous-estimée et bien des philosophes, certains physiciens même, croient que l’univers se soucie de nous.

Il ne faut simplement pas confondre le monde avec le monde des humains et il ne faut pas non plus le situer à un niveau inapproprié.

Simplement, nous ne mesurons pas l’ampleur du phénomène, ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas capables de nous occuper d’une infinité de choses en même temps.

Nous devons à Heidegger d’ affirmer que le monde est le champ de sens de tous les champs de sens, donc le champ de sens dans lequel surgissent tous les autres champs de sens, et ainsi le domaine auquel tout appartient.

Le monde est le champ de sens de tous les champs de sens, le champ de sens dans lequel apparaissent tous les autres champs de sens.

L’existence comprend toujours une localisation. L’existence signifie que quelque chose apparaît dans un champ de sens

On ne peut comprendre le temps qu’en le concevant comme une sorte de « régression à l’infini

Doit exister au minimum un objet et un champ de sens.

Toute pensée à propos du monde est une pensée dans le monde. Nous ne pouvons pas penser sur le monde de manière méprisante depuis l’extérieur, d’en haut, et c’est pourquoi nous ne pouvons littéralement pas penser à propos du monde.

Ce qui contient tout ne peut pas apparaître en soi-même. Ce qui contient tout ne nous est pas seulement inaccessible parce que le temps nous manque pour le penser de manière suffisante, mais aussi parce qu’il n’y a pas de champ de sens dans lequel ce qui contient tout pourrait apparaître.

Le monde est en quelque sorte infiniment copié en lui-même de façon récurrente, il est formé de quantité de petits mondes qui, à leur tour, ne sont formés que de nombreux petits mondes. C’est pourquoi nous ne connaissons de l’infini que des extraits. Une vue d’ensemble du tout est impossible parce que le tout n’existe même pas. Comme le chantent ces beaux vers de Rilke : « Vers la créature toujours tournés, nous ne voyons sur elle que le miroitement de ce qui est libre, par nous obscurci. Ou bien il arrive qu’un animal, muet, lève les yeux, nous traversant de son calme regard. Voilà ce qui s’appelle Destin : être en face Et rien que cela et toujours en face2. »

Le nihilisme moderne (du latin nihil, « rien »), qui se présente sous des aspects très divers, soutient que, tout bien considéré, tout est dépourvu de sens.

Thalès de Milet, dont on rapporte ces paroles : « Tout est plein de dieux.

C’est plutôt comme des champs magnétiques ; eux aussi, on ne les voit que lorsqu’on dissémine des objets déterminés qui vont dessiner la forme du champ. Les champs de sens sont déterminés par les objets qui surgissent en eux.

Le concept ontologique de champ de sens ne nous apprend que ceci : il faut qu’il y ait beaucoup de champs de sens et il est nécessaire qu’ils se distinguent les uns des autres. Mais il ne nous apprend pas concrètement quels champs de sens il y a, ni comment ils sont classés. Pour cela, nous avons besoin, outre l’ontologie, des autres sciences, de l’expérience, de nos sens, des langues, de la pensée, en un mot de toute la réalité de la connaissance humaine.

Le néant semble à la rigueur être ce que nous « saisissons » quand nous ne pensons pas, ce qui signifie que nous ne pouvons pas le saisir par la pensée.

Si nous contestons que quelque chose existe, nous contestons toujours que ce quelque chose se manifeste dans un champ de sens déterminé.

La découverte de l’Amérique fut la reconnaissance qu’il existait plus de choses qu’on ne l’avait cru jusqu’alors. Il était en outre assez irritant pour les Européens de ce temps-là que ces êtres fassent incontestablement eux aussi partie de l’Humanité, leur seule différence avec les Européens étant leur différence. L’une des conséquences de cette rencontre a été la remise en cause totale de la position de l’homme dans le cosmos.

La question n’est plus de savoir comment le monde nous apparaît, mais comment il est en lui-même.

Dans les deux cents dernières années, et plus particulièrement à la suite de Kant, on a essentiellement révolutionné en philosophie la notion d’image du monde.

On ne peut pas se faire une image du monde parce qu’on ne peut pas contempler le monde depuis l’extérieur du monde.
Nous visons toujours la réalité depuis un certain point de vue. Nous sommes toujours situés quelque part et nous ne contemplons jamais la réalité depuis nulle part.

Cette doctrine qui soutient que seule la nature, l’univers, existe, est appelée couramment et succinctement le naturalisme.

Le naturalisme proscrit la religion en tant qu’explication du monde concurrente, parce qu’il la tient pour une proposition non scientifique.

Si le critère du « naturel » consiste à étudier quelque chose à l’aide des sciences de la nature, les États sont tout aussi surnaturels que Dieu ou l’âme.

Margaret Thatcher est attachée une fois pour toutes à un « désignateur rigide », accrochée à l’hameçon de son patronyme. Quand nous introduisons un patronyme, nous trempons pour ainsi dire la ligne de notre canne à pêche dans la réalité. L’objet que nous pêchons est suspendu à notre gaule, même si nous avons des idées fausses à son sujet ou si nous aurions préféré attraper un autre objet

L’identité logique de Margaret Thatcher a bien peu de rapports avec son identité matérielle.

Je ne peux en aucun cas être identique à mes particules élémentaires, sinon j’aurais existé même bien avant ma naissance, distribué autrement dans l’univers. Les particules élémentaires dont je suis actuellement composé existaient déjà avant moi, mais dans une autre configuration. Si je leur étais identique, j’aurais existé bien avant ma naissance. Du point de vue logique, nous ne sommes donc pas identiques à notre corps, ce qui n’implique nullement que nous puissions exister sans corps.

Mais d’où sortons-nous cette idée que nous possédons un cerveau ? D’où savons-nous comment fonctionne la physiologie sensorielle humaine ? Notre seul accès à notre cerveau et à notre physiologie sensorielle passe par nos sens.

La devise du joyeux constructiviste s’énonce ainsi : à chacun son Faust ou sa prise de la Bastille ! Tout n’est précisément qu’une question de perception.

Nous n’observons pas le monde d’un point de vue extérieur à lui et la question se pose donc de savoir si notre image du monde est appropriée. C’est comme si on prétendait faire une photo de tout, appareil photo compris, ce qui est impossible, car si l’appareil photo apparaissait dans notre photographie, l’appareil photographié ne serait pas parfaitement identique à l’appareil photographiant, tout comme mon image dans le miroir n’est pas parfaitement identique à moi-même. Toute image du monde reste à tout le moins une représentation du monde vu de l’intérieur, en quelque sorte une image que le monde se fait de lui-même.

La liberté de compréhension des œuvres d’art consiste en ce que nous comprenions quelque chose, et qu’en même temps nous ressentions comment nous comprenons quelque chose20.

il est important de réhabiliter l’esprit après son éviction précipitée par le constructivisme postmoderne.
L’étude des langues romanes est tout aussi objective et susceptible de vérité que la physique ou les neurosciences, et elle a même cet avantage qu’on peut, grâce à elle, mieux comprendre Marcel Proust par exemple, ou Italo Calvino.

La représentation scientifique du monde repose sur une appréhension déformée de la rationalité. Elle présuppose que dans tous nos efforts pour comprendre, nous sommes mis en demeure de former des hypothèses, de les prouver expérimentalement ou de les rejeter. De tels processus sont convaincants dans leurs domaines de pertinence, mais il n’est pas acceptable de les généraliser. Ils nous aident à comprendre l’univers, mais l’homme et sa compréhension du sens n’apparaissent pas dans l’univers, nous ne les découvrons qu’en nous approchant de l’esprit ou du sens en l’interprétant – et cela avec les moyens tout à fait ordinaires de la communication.

Et c’est un fait que les humains se meuvent dans l’esprit. Qu’on oublie l’esprit et on ne contemple plus que l’univers, tout sens humain disparaît, c’est une évidence.

La philosophie a pour tâche de se poser cette question, la question du sens de la vie humaine.

Nous ne sommes finalement que des machines carnées intelligentes ou, au mieux, des singes sanguinaires aux illusions religieuses et métaphysiques.

Nous faisons de plus en plus confiance à des processus fondés sur la division du travail, dont nul individu isolé ne saurait plus avoir une vue d’ensemble. La réalité de la vie moderne est devenue bien plus complexe qu’elle ne l’était à l’aube des temps modernes, elle s’est faite presque confuse et opaque. Nous la supposons rationnelle pourtant, nous présumons que les assises de notre ordre social sont garanties par des processus scientifiques que tout un chacun pourrait en principe comprendre et apprendre.

Nous avons l’impression que la société tout entière est aux mains d’experts : experts en administration, experts en sciences ou experts en droit.

Le désenchantement est un autoportrait des citoyens des sociétés modernes, incapables de déchiffrer leur propre société. Le désenchantement arrive quand nous attribuons à l’ordre social un fondement de rationalité.

 « savoir quelque chose ou y croire ».

Le désenchantement, reste un héritage « de la vieille Europe », comme il l’appelle avec son ironie de sociologue. Il décrit cet héritage de la vieille Europe sous la forme d’une continuité de rationalité, signifiant par là qu’il existe une forme particulière de rationalité qui comprend le monde comme un tout, identique au principe d’organisation du monde.

Il existe une croyance moderne au progrès, qui prête à la science une puissance pour ainsi dire magique. Cette thèse est une version moderne du fétichisme.

Intégrer sa propre identité à un tout rationnel.

Le fétichisme consiste à projeter cette structure sur un objet. On met ainsi à distance la responsabilité individuelle de sa propre identité tout comme celle de son insertion dans un environnement social qu’on n’arrive finalement jamais à contrôler entièrement.

L’homme cherche toujours un « sujet » à qui l’on « attribue de savoir », qu’il appelle le « sujet supposé savoir »,

Beaucoup de piétons en tirent la conclusion qu’ils ont tous les droits pour compliquer la vie du cycliste, puisqu’ils occupent la position du plus faible.

Nous avons confié à la science la position de garant de la rationalité de l’ordre social.

La fétichisation de la science n’aboutit qu’à une chose : nous projetons nos désirs d’ordre et nos idées sur un conseil d’experts qui ne saurait même pas exister, un conseil d’experts qui décide à notre place de tout ce qui concerne la manière dont nous devrions effectivement vivre.

Toute intuition de l’Infini a sa pleine existence en elle-même ; elle ne dépend d’aucune autre, et n’entraîne [pas] non plus nécessairement l’existence d’aucune autre

Schleiermacher déploie le sens de la religion depuis une attitude d’ouverture maximale envers les autres : c’est justement cette position – qui consiste à penser que d’autres pourraient avoir raison alors même qu’ils ont des opinions différentes, qui soutient qu’il y a des points de vue individuels de grande valeur qui devraient être protégés –,

Le « naturalisme » comme « […] l’intuition de l’Univers contemplé dans sa pluralité élémentaire, sans représentation de conscience et volonté personnelles des divers éléments particuliers […] », ce qui correspond au caractère dominant de cette image du monde prétendument bien de ce monde.

Ce n’est certes pas un hasard si l’organisation de notre société contemporaine provoque avant tout la dépression, la forme de maladie psychique actuellement la plus répandue. La manière dont la société se comporte envers la religion ne peut donc être déduite du fait que nous ne voyions en elle qu’une simple superstition. C’est une croyance erronée des critiques vulgaires de la religion de penser que dans la religion il n’est toujours question que du « bon Dieu ».

Vu le caractère fétichiste de l’image scientifique du monde, ce n’est pas un hasard qu’elle se voie concurrencée par la religion : elle se présente elle aussi, stricto sensu, comme une sorte de religion. La religion telle que définie ci-dessus dans sa première forme signifie précisément ne pas admettre qu’il existe un ou des dieux qui dirigent tout, mais qu’il y a quelque chose qui dirige tout, que ce soit le Dieu de la Bible, les dieux de l’hindouisme ou la Formule physique du monde d’où l’on peut déduire toutes les lois de la nature.

Le vrai problème est de vénérer un principe supposé universel, et peu importe son apparence.

Vie moderne soumise à la division du travail inclinait au fétichisme parce que nous ne cessons d’échanger et d’acheter des objets sans savoir comment ils sont réellement produits et comment ils obtiennent leur valeur. Marx saisit l’occasion d’établir une relation entre le fétichisme de la marchandise et le fétichisme religieux

La religion est cette impression que nous participons à un sens, même s’il dépasse de beaucoup tout ce que nous comprenons.

A certain moment d’une préhistoire grise de notre planète, un groupe d’êtres semblables à des humains s’éveilla pour ainsi dire du sommeil de l’animalité et, frappé d’étonnement, se demanda ce que tout cela pouvait bien vouloir dire. Au fait, pourquoi chassons-nous ces animaux ? se demanda-t-on. Pourquoi sommes-nous comme nous sommes ? La réponse à ces questions dépassant de loin l’horizon de leurs connaissances, l’histoire des premiers hommes commença par une contrariété. Ils furent confrontés à bien des péripéties auxquelles ils ne comprenaient rien et qui outrepassaient leur faculté d’analyse. C’est alors que commença la recherche des traces. Est-ce que les événements ont un ordre, existe-t-il une Histoire ? Les religions se mirent à conter des histoires et à découvrir un ordre dans les événements, un ordre qui intègre l’homme tout en le dépassant de beaucoup. Ainsi peut-on dire qu’à l’origine de la religion il y a ce sens du lointain le plus absolu, cette idée que nous sommes seulement dans une histoire difficile à déchiffrer, qui certes nous intègre, mais dans laquelle il y a bien plus en jeu que notre simple destin.

L’esprit est encore autre chose que la culture. L’esprit, c’est le sens pour le sens. Un sens indécis et ouvert. C’est aussi pourquoi la liberté humaine consiste avant tout à n’être assujetti à aucune certitude, à soutenir qu’il existe une multiplicité de déterminations possibles. Cette expérience n’est pas seulement source de perplexité, elle est aussi la source du progrès. On ne peut évidemment pas espérer que le progrès arrive tout seul. Le piquant de la liberté humaine, spirituelle, réside bien plus dans le fait d’être capable d’avancer et de reculer que dans celui de déterminer nos choix et nos actes nous-mêmes, et donc d’échouer.

L’esprit humain commence par s’analyser sous la forme du divin, sans savoir que le divin qu’il cherche au-dehors de soi est l’esprit humain qu’il a en soi.

La conscience est toujours conscience de quelque chose, ce qui veut dire que la conscience ne se réalise toujours qu’en visant des objets.

La religion naît de notre besoin de comprendre comment il peut y avoir du sens dans le monde, un sens que nous sommes en mesure de comprendre sans projeter nous-mêmes ce sens dans le monde. Ainsi comprise, il est tout à fait exact de dire que la religion est une forme de quête de sens.


La religion naît du besoin d’un retour sur soi depuis un écart, une distance maximale. L’homme est capable de renoncer à soi-même de telle sorte qu’il ne puisse plus se comprendre que comme un point qui s’évanouit dans un infini.

Kierkegaard, Dieu est notre prise de distance maximale.

Par « péché », il entend dénégation de l’esprit. Le péché ne serait donc pas une « mauvaise action » ou un ensemble de « sombres pensées », mais une attitude envers soi dans laquelle on tente de mettre à l’écart, d’éliminer son propre esprit.

Que la réalité de notre société soit très loin d’être a-religieuse tient notamment à ce que la religion concerne un domaine tout à fait différent de l’expérience humaine que la science. Dans la religion, il est question du monde humain. Son champ de sens est le sens susceptible d’être compris et nous nous posons la question de savoir d’où vient ce sens – une énigme à laquelle nous essayons de répondre depuis des siècles. En revanche, dans les sciences modernes de la nature, il est question du monde sans l’homme, du monde sans sujet, sans esprit. Même dans la génétique humaine ou la médecine, il n’est pas question de notre esprit, mais de notre corps.

On pourrait même dire de manière un peu provocatrice que le sens de la religion est cette prise de conscience que Dieu n’existe pas, que Dieu n’est pas un objet ou un superobjet qui témoigne du sens de notre vie.

Comprendre le sens de la religion en tant que reconnaissance de notre finitude.

Par le démantèlement de la religion, mais par l’accroissement de notre sens de la liberté.

Le champ de sens de l’art nous montre précisément que le sens n’existe que parce que nous nous confrontons activement à lui.

Nous voyons des objets mais ne voyons pas que nous les voyons.

Prenons La Liseuse à la fenêtre. Ce tableau joue sur beaucoup de niveaux différents du contraste entre réalité et fiction ou, plus généralement, entre être et paraître. La lumière vient d’une source invisible depuis l’extérieur de la fenêtre de gauche et tombe sur la scène, attirant notre attention. Cette scène s’ouvre à nous comme un plateau de théâtre, d’autant qu’au premier plan un rideau vert est tiré, ce qui souligne le dispositif scénique du tableau. La jeune fille reçoit un message, il s’agit probablement d’une lettre d’amour. Elle a un peu le rouge aux joues, ce qui peut signifier qu’elle est pudique. En outre, le rideau ouvert est de la même couleur que sa robe, ce qu’un psychanalyste quelque peu perspicace pourrait interpréter en disant que l’observateur du tableau (donc nous) déshabille pour ainsi dire la jeune fille du regard, car nous l’observons dans une scène intime. On peut voir un autre indice du sous-entendu sexuel du tableau dans la coupe de fruits renversée, dont est tombée une pêche à moitié consommée, alors que la coupe a basculé sur une table en désordre.

Il y a cependant une différence remarquable entre un énoncé mathématique et l’expression poétique : la poésie parle toujours aussi d’elle-même.

La poésie parle de la langue, ou plus exactement de la réussite de la rencontre entre la langue et la vérité.

Fin au devoir d’intégration qui consiste à présupposer qu’il n’y aurait qu’un seul ordre conceptuel auquel tout ce qui existe devrait être soumis.

Vermeer encadre expressément la scène de la liseuse de multiples façons totalement différentes. Le tableau est plein à craquer de divers cadres et encadrements : l’embrasure de la fenêtre ouverte par où entre la lumière, la fenêtre elle-même, formée à son tour de différents petits carreaux sertis, dans lesquels se reflète le

L’époque moderne avec ses grandes révolutions scientifiques des cinq cents dernières années a délibérément propagé l’impression de la « lisibilité du monde »,

Les « séries de qualité » nous ont habitués, elles qui rendent leurs spectateurs esclaves d’une dépendance aussi importante que l’addiction à la drogue.

Une série peut durer plus de quatre-vingts heures, ce qui laisse bien plus de temps et de place pour développer des personnages du point de vue événementiel, et c’est d’ailleurs pourquoi on compare volontiers les Sopranos à un énorme roman, à La Recherche du temps perdu1 par exemple.

Les jérémiades existentialistes surviennent quand on attend du monde quelque chose qui n’existe pas, l’immortalité par exemple, le bonheur éternel et une réponse à toutes nos questions. Si on aborde la vie sous cet angle, on finit forcément par être déçu.

Il n’y a pas de superobjet auquel nous soyons livrés durant tout le temps que nous vivons, nous sommes pris dans d’infinis possibles pour nous rapprocher de l’infini : c’est la seule manière de concevoir que tout ce qui existe, existe.

La non-existence du monde déchaîne une explosion de sens, car tout n’existe que parce que tout apparaît dans un champ de sens. Comme il ne saurait y avoir de champ de sens qui englobe tout, il existe d’innombrables champs de sens. Au total, les champs de sens ne sont pas tous connectés les uns aux autres, sinon le monde existerait.

Le pas suivant consiste à oublier cette quête d’une structure fondamentale englobante pour tenter, à la place, de manière collective, de mieux comprendre les nombreuses structures existantes, avec moins de parti pris, de manière plus créative, afin d’être apte à mieux juger de ce qui peut rester en l’état et de ce qu’il faut changer, car ce n’est pas parce que tout existe que tout est bien. Nous nous trouvons tous ensemble dans une gigantesque expédition – arrivés jusqu’ici depuis nulle part, nous avançons ensemble dans l’infini.

Glossaire
Apparition : Expression générale qui désigne un « événement », une « occurrence ». Les apparitions peuvent être des formations abstraites comme des nombres, ou concrètes, matérielles, comme des formations de l’espace spatio-temporel.
Blobjectivisme : Double thèse selon laquelle il n’y a qu’un seul domaine global d’objets, et que ce domaine d’objets est lui-même un objet.

Constructivisme : Postulat fondamental de toute théorie qui prétend qu’il n’existe absolument ni faits ni réalités en soi et qu’en vérité nous ne construisons tous les faits qu’à l’aide de nos multiples discours ou de nos méthodes scientifiques.

Constructivisme herméneutique : Constructivisme qui prétend que toutes les interprétations de textes sont des constructions, des modèles. Selon ce point de vue, les textes n’ont pas de signification en soi, mais uniquement relativement à des interprétations.

Créationnisme : Thèse qui énonce que l’intervention de Dieu dans la nature serait plus conclusive que les sciences de la nature.

Dieu : Idée que le tout est doué de sens, bien que cela dépasse notre entendement.

Différence, absolue : Différence entre un objet et tous les autres objets.

Différence, relative : Différence entre un objet et quelques autres objets.

Domaine d’objet : Domaine qui contient une catégorie déterminée d’objets, selon des règles établies qui relient ces objets entre eux.

Dualisme : Idée qu’il y a précisément deux substances, c’est-à-dire deux sortes d’objets. Plus particulièrement, hypothèse que pensée et matière sont deux entités radicalement distinctes l’une de l’autre.

Existence : Propriété des champs de sens qui autorise que quelque chose apparaisse en eux.

Existentialisme : Étude de l’existence humaine.

Facticité : Circonstance qui fait qu’en fin de compte quelque chose existe.

Fait : Quelque chose qui est vrai à propos de quelque chose.

Fétichisme : Projection de forces surnaturelles sur un objet qu’on a fabriqué soi-même.

Matérialisme : Affirmation que tout ce qui existe est matériel.

Méréologie : Domaine de la logique qui concerne les rapports formels entre les totalités et leurs parties.

Méréologique, somme : Formation d’une totalité par les relations d’inférence de plusieurs parties.

Métaphysique : Entreprise qui entend développer une théorie du monde pris comme un tout.

Monde : Le champ de sens de tous les champs de sens, le champ de sens dans lequel apparaissent tous les autres champs de sens.

Monisme : Hypothèse selon laquelle il n’existe qu’une seule substance, un superobjet qui enchâsse tous les autres objets.

Monisme matérialiste : Position qui tient l’univers pour le seul domaine d’objets existant, et qui identifie celui-ci à la totalité de la matière, qui à son tour ne se laisse expliquer qu’à l’aide des lois de la nature.

Naturalisme : Affirmation qui consiste à dire que seule la nature existe, qu’elle est identique à l’univers, qui lui-même est le domaine d’objets des sciences de la nature.

Nihilisme moderne : Affirmation qu’en fin de compte tout est dénué de sens.

Nominalisme : Thèse qui énonce que nos notions et nos concepts ne décrivent pas ou ne représentent pas des structures ou des classifications du monde par exemple, mais que toutes les idées que les hommes se font à propos de leur monde et d’eux-mêmes ne sont que des généralisations conçues pour augmenter nos chances de survie.

Objet : Ce sur quoi nous pensons à l’aide d’idées susceptibles de vérité. Tous les objets ne sont pas des choses spatio-temporelles. Les nombres eux aussi, ou les productions oniriques, sont des objets au sens formel.

Ontologie : Cette expression désigne traditionnellement la théorie de l’étant. Dans cet ouvrage, on entend par « ontologie » l’analyse de la signification de l’« existence ».

Ontologie du champ de sens : Affirmation selon laquelle il existe quelque chose, et non pas plutôt rien, uniquement quand il y a un champ de sens dans lequel ce quelque chose apparaît.

Existence = apparition dans un champ de sens.

Ontologie fractale : Conception selon laquelle la non-existence du monde fait retour sous forme de petites copies du monde. Tout objet isolé, séparé d’autres objets est comme le monde. Comme celui-ci n’existe pas, le grand problème du monde se répète en miniature.

Perspectivisme : Thèse qui soutient qu’il existe plusieurs perspectives ou points de vue pour appréhender la réalité.

Physicalisme : Affirmation que tout l’existant se trouve dans l’univers et peut donc, de ce fait, être étudié par la physique.

Pluralisme : Il existe beaucoup de substances (et en tout cas nettement plus de deux).

Prédicat subjectif : Prédicat utilisé par tous les sujets d’une communauté déterminée, par exemple par tous les hommes. Des prédicats qui énoncent que seuls les dauphins peuvent percevoir grâce à leur sonar sont un exemple de prédicat subjectif.

Prédicat transversal : Prédicat qui découpe le « monde-de-Sider » (cf. Diagramme 7), c’est-à-dire un prédicat qui divise un monde de manière absurde.

Principe de scientia-mensura : Principe qui énonce que là où il est question de décrire le monde, la science est la mesure de toutes choses.

Proposition homo-mensura : L’homme est la mesure de toute chose.

Proposition principale de l’ontologie négative : Le monde n’existe pas.

Proposition principale de l’ontologie positive, première : Il y a nécessairement une infinité de champs de sens.

Proposition principale de l’ontologie positive, deuxième : Tout champ de sens est un objet. Nous sommes en mesure de penser à propos de tout champ de sens, quoique nous ne puissions pas répertorier tous les champs de sens.

Province ontologique : Région du tout qu’il ne faut pas confondre avec le tout lui-même.

Représentationisme mental : Opinion que nous ne saisissons pas directement les choses que nous percevons, mais que nous les répertorions toujours en tant que représentations mentales, cela sans jamais avoir immédiatement accès aux choses elles-mêmes.

Réalisme : Thèse qui affirme que nous connaissons les choses en soi, si toutefois nous connaissons quelque chose.

Réalisme des structures : Affirmation qu’il y a des structures.

Réalisme, nouveau : Double thèse selon laquelle, premièrement, nous sommes susceptibles de connaître des choses et des faits en soi et, deuxièmement, choses et faits en soi n’appartiennent pas qu’à un seul domaine d’objets.

Réalisme scientifique : Doctrine selon laquelle, grâce à nos théories et nos appareillages scientifiques, nous connaissons les choses en soi et pas uniquement des constructions.

Réduction ontologique : On effectue une réduction ontologique quand on découvre qu’un domaine d’objets apparent n’est qu’un domaine de paroles, en un mot qu’un discours apparemment objectif n’est que du verbiage.

Réflexion : Cogitation sur la cogitation.

Religion : Retour sur nous-mêmes depuis l’infini par principe indisponible et intangible, entrepris pour que nous ne soyons pas complètement perdus.

Répertoire : Choix de prémisses, de moyens, de méthodes et d’instruments dans le but de traiter de l’information et d’acquérir des connaissances.

Scientisme : Thèse selon laquelle les sciences de la nature connaissent le substrat du réel, le monde en soi, tandis que toutes les autres prétentions à la connaissance sont toujours réductibles à des sciences de la nature, ou doivent, dans tous les cas, se laisser mesurer à elles.

Sens : Manière dont apparaît un objet.

Sens, champ de : Lieu où apparaît en fin de compte quelque chose.

Substance : Porteuse de propriétés.

Superobjet : Un objet qui a toutes les propriétés possibles.

Superpensée : La pensée qui pense à la fois à propos du monde pris comme un tout et à propos d’elle-même. La superpensée se pense elle-même et tout le reste à la fois.

Théorie de l’erreur : Théorie qui explique l’erreur systématique d’un domaine de parole et qui renvoie cette erreur à une série d’hypothèses fautives.

Univers : Le domaine d’objets des sciences de la nature expérimentalement déductible.

Gabriel, Markus. Pourquoi le monde n'existe pas (Essais et documents) (French Edition) . JC Lattès. Édition du Kindle.

jeudi 9 janvier 2020

Les Deux Clans, Davied Goodhart, Les Arènes


Les Deux Clans, Davied Goodhart, Les Arènes

Les clivages de valeurs et les inquiétudes d’ordre « sociéto-culturel » qui fissurent la politique traditionnelle.

Les sociétés des pays riches sont divisées par un grand clivage de valeurs entre Ceux qui se sentent bien partout et Ceux qui se sentent de quelque part. Les

Nous avons désormais du mal à nous trouver assez d’intérêts communs pour arriver à des compromis viables.

« La politique moderne a moins à voir avec les positions traditionnelles de la droite et de la gauche et plus, aujourd’hui, avec ce que j’appellerais le choix moderne, qui est celui de l’ouverture contre la fermeture3. »

Malgré le développement récent de la mobilité géographique, quelque 60 % des Britanniques vivent encore dans un rayon de 32 kilomètres autour du domicile qu’ils occupaient à l’âge de 14 ans5.

L’ère post-industrielle a largement aboli le travail manuel, dévalué le statut des hommes à faibles revenus et fragilisé le pacte national, les patrons ne se sentant plus les mêmes obligations qu’autrefois envers « leur » classe ouvrière.

Libéralisme économique qui exporte les usines et importe les travailleurs.

Attributs classiques du conservatisme des classes moyennes du milieu du XXe siècle – foi religieuse, chauvinisme, domination du mâle blanc

La « grande libéralisation » des quarante dernières années dans les jugements sur la race, le genre et la sexualité a été absorbée et acceptée par la majorité

La génération Z – toute personne née après 2001 – semble confirmer ce nouveau penchant pour la prudence et le conservatisme.

Les libéraux de cet ordre se soucient généralement de justice sociale mais, comme l’a fait remarquer le psychologue social américain Jonathan Haidt, ils échouent souvent à comprendre les autres pulsions politiques que sont la loyauté, l’autorité, le sacré.

Comparées aux sociétés traditionnelles, les sociétés modernes ont un bas niveau de consensus moral et politique.

Le politiquement correct poussé à l’extrême peut aboutir à une perversion du concept de nuisance, comme on l’observe par exemple sur certains campus américains où des étudiants sont prompts à s’« offenser » de toute opinion non orthodoxe.

Sur quelle base convenons-nous de normes partagées ? Il n’y a plus de recours à l’autorité, parce que l’autorité religieuse et morale a été sapée au nom de la liberté et du choix individuel. Reste seulement le très libéral agreement to disagree, l’accord sur le désaccord.

Se présenter comme la voix de la raison n’est pas un choix politique avisé. C’est de la condescendance élitiste.

« Quand j’étais au Trésor, j’ai poussé pour ouvrir le plus grand possible la porte à l’immigration ! Je crois que c’était ma tâche de maximiser l’aide sociale à l’échelle mondiale, et non nationale. »

Mais est-il sain pour la démocratie que les dépositaires d’un si grand pouvoir aient des vues si manifestement décalées par rapport aux intuitions politiques profondes de la majorité du public ?

Les sociétés qui réussissent sont des entités solides, construites sur des habitudes de coopération, de compréhension mutuelle et de confiance, et liées par une langue, une histoire, une culture.

Maintenir les flux entrants à des niveaux qui permettent encore aux arrivants d’être absorbés dans ce concept flou que nous appelons « mode de vie ».

Le Royaume-Uni connaît déjà des difficultés pour intégrer correctement certains arrivants, notamment ceux de sociétés traditionnelles, souvent musulmanes.

Pourquoi pas cent mille désespérés de plus ? Après tout, à quoi devraient-ils s’intégrer ? Nous sommes tous de simples individus, n’est-ce pas ? L’universalisme de la gauche – fondé sur son engagement historique en faveur de l’égalité raciale – rencontre là l’individualisme de la droite libérale qui prétend que « la société n’existe pas ». Pourtant, non seulement nous savons

Trump doit principalement sa victoire électorale à son opposition farouche à l’Obamacare, perçu comme obligeant les banlieues résidentielles et les petites villes blanches à subventionner l’assurance santé des cités ethniquement mélangées.)

Nous sommes aussi le fruit de circonstances et d’expériences, membres de familles, de groupes sociaux, dotés de niveaux d’instruction et de catégories de compétences, qui sédimentent sans même que nous en ayons toujours conscience, et nous orientent vers des ensembles de valeurs plus larges.

A mesure qu’un pays s’industrialise, les valeurs traditionnelles d’attachement à la religion et à l’autorité cèdent la place à des priorités plus profanes et pragmatiques. Ce mouvement est initié par les classes éduquées. Plus les sociétés s’enrichissent, moins elles restent attachées à des « valeurs de survie » – fondées sur la famille, la tribu ou autres sous-groupes qui sécurisent l’individu – et plus elles favorisent l’expression de soi et les « valeurs d’émancipation ». Ces nouvelles valeurs mettent l’accent sur les droits et le bien-être non seulement de l’individu, mais de tous.

Acronyme WEIRD4* – c’est-à-dire issus d’une sous-culture occidentale, éduquée, industrialisée, riche et démocratique (Western, Educated, Industrialised, Rich and Democratic). Ils tendent vers l’universalisme moral et se méfient des loyautés nationales fortes.

Nous sommes encore des primates grégaires, et notre psychologie morale continue d’être façonnée par des forces d’évolution ancestrales.

La morale se construit sur des fondations, des systèmes psychologiques multiples, et les conservateurs comprennent un plus grand nombre de ces fondations que ne le font les libéraux. Les libéraux sont très sensibles aux questions de nuisance, de souffrance (jouant sur nos aptitudes à l’empathie), d’équité et de justice (à rapprocher de notre instinct inné pour la réciprocité).

Les conservateurs partent du principe que les humains ont besoin de contraintes pour bien se comporter, les libéraux du principe que ce sont les contraintes qui provoquent les mauvais comportements.

L’exposition à la différence, les discours sur la différence et le fait d’applaudir la différence – autant de marques de fabrique de la démocratie libérale – sont les meilleurs moyens d’exaspérer ceux qui sont foncièrement intolérants. […]

Sutherland, ancien président de Goldman Sachs et ancien commissaire européen au Commerce, est allé jusqu’à affirmer, lors d’une séance à la Chambre des lords en 2012, que l’UE devait faire de son mieux pour « saper l’homogénéité » de ses États membres et que l’immigration était cruciale pour la croissance économique, « si difficile que ce soit à expliquer aux citoyens de ces États18 ».

Les activistes antiracistes et quelques personnes à gauche souhaitent imposer une définition aussi large et vague que possible du terme, dans l’espoir erroné que cela contribuera on ne sait comment à l’élimination du racisme.

A gauche aussi, le « sociéto-culturel » supplante de plus en plus le socioéconomique.

Le concept même d’université repose sur la quête de la raison et sur la recherche scientifique, ce qui la rend par définition encline à défier l’autorité et la tradition.

La pleine égalité des sexes est bien mieux acceptée dans les milieux riches et éduqués.

Parallèlement à la libéralisation générale, on voit apparaître une divergence significative entre les niveaux d’éducation.

Les Britanniques blancs, en particulier ceux à faibles revenus et bas niveau d’éducation, souhaitent toujours préserver leur identité ethnique, sans pour autant se réclamer du suprémacisme.

Ce sentiment que « changer, c’est perdre » est généralement moqué dans les médias par les Partout, qui y voient le « c’était mieux avant » d’un Royaume-Uni provincial et rétrograde.

Pour la plupart des gens la vie n’a jamais été meilleure qu’aujourd’hui. Et c’est tout à fait vrai en termes de revenus (si on ne compte pas les dernières années), de santé, de longévité et de confort matériel. Mais peut-être qu’à d’autres égards beaucoup de gens ne constatent aucun progrès : par exemple en ce qui concerne le sentiment d’appartenance, la reconnaissance sociale, la valorisation de leur rôle, le sentiment d’être bienvenus et respectés, etc. Vouloir remonter dans le temps n’est pas un instinct idiot, pour qui a le sentiment que les aspects non matériels de la vie étaient réellement meilleurs autrefois.

Pour les Villageois planétaires, les trois principales caractéristiques seraient la priorité donnée à l’aide internationale avant l’aide nationale, l’indifférence à l’identité nationale, et l’absence d’opinion sur l’intégration des musulmans. Pour les Autoritaristes endurcis, les trois caractéristiques que je retiens sont un nationalisme sans réserve, des critères très restrictifs sur qui peut entrer dans le club national, et une forte opposition au mariage pour tous.

il existe un noyau dur de résistance à la libéralisation, qui ne semble pas devoir mourir avec l’ancienne génération.

Depuis les dernières décennies du XXe siècle, les systèmes politiques dominés par la compétition entre deux grands partis, de centre-gauche et de centre-droit, se délitaient lentement dans presque toute l’Europe continentale.

Être « dur avec les causes du populisme » suppose de critiquer les responsables politiques classiques, surtout ceux du centre-gauche, lesquels se sont trop facilement convaincus que les vertus de l’ouverture allaient sans dire. Les solutions que trouvent les populistes sont souvent impraticables (il n’y a qu’à voir Donald Trump), mais les problèmes qu’ils soulèvent n’en sont pas moins réels. Lorsqu’un petit pays plutôt homogène comme les Pays-Bas, avec ses 17 millions d’habitants, acquiert en l’espace de quelques décennies une population immigrée de plus de 20 %, lorsque la moitié de la minorité marocaine dans les écoles d’Amsterdam ne s’identifie pas comme néerlandaise, lorsque seulement un tiers des demandeurs d’asile arrivés depuis vingt ans sont au travail, une réaction politique est inévitable.

Importance de la stabilité et de la sécurité aux frontières, la priorité donnée aux concitoyens avant les droits universels, le besoin d’histoire et de reconnaissance pour ceux qui ont du mal à s’épanouir dans des économies privilégiant les hauts niveaux d’instruction.

Depuis l’implosion du socialisme, le populisme est le levier politique employé par les oubliés de la réussite pour réfréner, voire ramener sur terre, ceux qui réussissent dans ces sociétés dans l’ensemble extraordinairement prospères et florissantes.

On pourrait même voir dans le populisme une forme d’idéalisme, un autre versant de la politique « post-matérialiste » habituellement associée plutôt au mouvement écologiste.

Les gens ont besoin d’avoir quelque chose dans leur vie qui ait plus d’importance que l’argent – surtout, peut-être, quand ils ont peu d’espoir d’en gagner beaucoup. »

Le pouvoir doit être ramené à un niveau bien plus local.

Tout le monde parle du populisme, mais personne ne sait en donner une définition, qui pourrait aussi bien avoir été écrit aujourd’hui. Le terme recouvre tant de phénomènes politiques différents qu’il a un faible pouvoir explicatif. S’il fallait énoncer une idée qui décrive ses incarnations variées, ce serait celle-ci : la défense des intérêts des honnêtes citoyens, foncièrement opposés à ceux des élites libérales corrompues.

Poussés dans leurs retranchements, les populistes placent la démocratie au-dessus du libéralisme, et les libéraux placent les droits et la raison au-dessus de la démocratie –

Le conflit entre libéralisme et démocratie est un problème très réel dans certaines parties de l’Europe, surtout maintenant que l’indépendance des banques centrales, l’influence grandissante des cours de justice internationales et l’emprise croissante des lois de l’UE ont soustrait tant de décisions aux processus démocratiques nationaux.

Critique envers le bilan des élites occidentales et le consensus en vigueur depuis une génération : création d’un euro défaillant ; fiascos de politique étrangère comme la guerre en Irak ; scandale des dépenses du Parlement britannique en 2009 ; incapacité à anticiper les conséquences de l’immigration à grande échelle (et, au Royaume-Uni, échec particulier à prévoir le flux d’immigrants en provenance d’Europe de l’Est après 2004) ; incapacité à fournir aux classes les plus vulnérables les protections promises contre la mondialisation ; échec à dompter le secteur financier ou les déséquilibres mondiaux qui ont mené à la crise financière de 2007-2008.

La trinité des inquiétudes populistes – immigration, insécurité, corruption

Dépouillé de l’exclusivité ethnique, le nationalisme n’est rien de plus que le fait de placer les droits des citoyens nationaux devant les droits universels.

La méfiance envers les élites est l’attitude la plus banale de toutes. C’est une idée profondément enracinée dans la société occidentale – peut-être à cause du concept chrétien de péché originel – que l’humain abusera de son pouvoir si on le laisse faire.

Un populisme plus décomplexé a jailli de la confluence de deux tendances politiques. D’un côté, la politique des partis conventionnels est devenue plus étriquée, moins différenciée idéologiquement, plus dominée par l’entre-soi, qu’il s’agisse de ses responsables ou des intérêts qu’elle représente. De l’autre, la technologie a fait tomber les obstacles à l’expression politique et arraché de ce fait le « filtre » qui permettait à l’élite de contrôler l’entrée dans le match.

Aux États-Unis, la gauche n’a pas si clairement convaincu sur les questions de société, d’où une longue « guerre culturelle ».

Les citoyens de la plupart des démocraties développées sont moins déférents et moins confiants dans l’autorité qu’avant, plus conscients de leurs droits, davantage prêts à s’engager dans des actions coups-de-poing pour empêcher la fermeture d’un hôpital ou la construction d’une autoroute et, armés d’Internet, mieux équipés pour contester l’expertise professionnelle.

Le filtre politique que le système conventionnel des partis et des médias traditionnels procurait jadis aux élites a été brisé ; la voix du peuple, en colère ou non, se déverse partout. Et pas seulement à travers les nouveaux médias numériques : les anciens, comme la presse papier et les chaînes de télévision ou de radio, passent leur temps à courir après la participation et les commentaires du public.

Dans certaines parties de l’Europe aussi, l’anxiété de la majorité ethnique semble être un élément de la montée du populisme, les Blancs se voyant obligés de penser à leur identité ethnique, souvent pour la première fois, alors que leurs symboles et priorités cessent de dominer automatiquement dans leur quartier – quand le pub ferme et que s’ouvre une épicerie polonaise ou une boucherie halal.

Vœux d’une UE fondée sur la famille, la souveraineté nationale et le christianisme.

Bloomberg News que le succès du populisme n’était pas en premier lieu économique. « C’est surtout une question de valeurs […], de la manière dont on maintient l’unité de la société33.

Le populisme est de fait le nouveau socialisme. Presque tous les partis populistes d’Europe ont aujourd’hui une base électorale comptant une écrasante majorité de travailleurs, et la plupart d’entre eux adoptent vis-à-vis de l’économie et de la mondialisation une attitude plus proche de la gauche que de la droite, ou qui pourrait être décrite comme étatiste/protectionniste.

Le fossé entre les clans Partout et Quelque-Part traverse par le milieu la base électorale du Parti travailliste et d’autres partis de centre-gauche européens – problème qui les étouffe lentement depuis une génération.

Il y a cinquante ans, le concept de politique sociéto-culturelle n’existait même pas ; aujourd’hui, c’est la principale motivation de la gauche jeune et londonienne, qui constitue de plus en plus le centre de gravité du parti. Les comptes Twitter des militants du Labour parlent davantage de « culture du viol » ou de « maltraitance » que d’inégalités économiques.

L’enracinement est un instinct humain puissant.

Le développement d’Internet a permis aux jeunes Africains et Afghans de voir en un clic comment vivent les Européens. Les gens ne comparent plus leur vie à celle du voisin, mais à celle des habitants les plus riches de la planète. Ils ne rêvent pas d’avenir, mais d’ailleurs ».

On entend souvent le lobby pro-réfugiés dire que 1,5 million de réfugiés par an, c’est insignifiant pour un continent de 500 millions d’habitants. C’est ignorer l’effet cumulatif de ces petits changements, et le fait qu’ils ne sont pas répartis régulièrement mais se produisent principalement dans trente ou quarante zones urbaines en Europe du Nord-Ouest.

En Europe, nous avons tendance à sous-estimer notre capacité à contrôler nos frontières et à surestimer largement notre capacité à intégrer les autres dans nos sociétés complexes, libérales et modernes.

Le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté (moins de 1,90 dollar par jour) est tombé à 10 % de la population mondiale9.

L’inverse de l’époque coloniale, ce sont maintenant les pays pauvres qui envoient des biens manufacturés et des flux de personnes vers les pays riches. Ce phénomène est parfois interprété comme une sorte de revanche des colonisés. Mais si c’est le cas, il semble injuste que ceux qui en souffrent soient les descendants européens des lampistes et des soutiers, plutôt que de ceux qui occupaient les villas de gouverneurs.

Finance aux OGM –, un arbitrage entre risque/innovation et stabilité est nécessaire, et des sociétés différentes trouvent leur équilibre différemment. Lorsque ces choix nationaux deviennent impossibles à cause de règlements mondiaux intrusifs, cela suscite une crispation politique contre l’OMC et Bruxelles, et une crise de légitimité.

Nous avons besoin d’un nouvel équilibre entre les souverainetés nationales et l’ordre économique international, qui permette une plus grande variété de formes institutionnelles en fonction des préférences et traditions nationales.

L’idée que la politique fiscale ou le niveau de la dépense publique d’un pays doivent être décidés par un comité à Bruxelles, et que les citoyens d’un pays donné doivent être traités comme s’ils étaient citoyens de tous les autres pays de l’Union, heurte de plein fouet l’idée évidente pour tous de souveraineté nationale.

La circulation entre les pays de l’UE a tendance à être économiquement régressive : les défavorisés des pays riches de l’UE, qui sont les moins susceptibles de profiter eux-mêmes de la liberté de circulation, sont aussi les plus susceptibles d’être désavantagés par la concurrence accrue sur le marché du travail et les plus perturbés par des changements dans leurs quartiers d’habitation.

Presque aucun citoyen de l’UE ne croit au principe de non-discrimination – la plupart des gens restent attachés à l’idée que leurs concitoyens doivent avoir la priorité sur les étrangers dans l’accès aux biens publics –, et pourtant l’UE reste arc-boutée sur la question.

L’Union européenne se voit comme un rempart contre le nationalisme, mais en se faisant l’ennemie d’un patriotisme modéré elle a fini par engendrer des versions plus extrêmes dans les soulèvements populistes qui se produisent d’un bout à l’autre de l’Union.

La force destructrice du nationalisme extrême dans la première moitié du XXe siècle et le nombre inédit de victimes qu’il a laissées dans son sillage continuent de résonner dans la politique moderne, surtout en Europe. Cela n’a rien d’étonnant. Le désir d’affaiblir et finalement de transcender la nation était au cœur du projet européen, et, comme nous venons de le voir, y est toujours aujourd’hui.

L’hostilité au nationalisme est devenue totale et sans nuance, du moins chez les personnes hautement éduquées. Horrifiée par le nazisme et les conflits colonialistes tardifs en Indochine, en Algérie et en Afrique, l’intelligentsia européenne s’est prise d’aversion pour les expressions même les plus mesurées du sentiment national,

Le post-nationalisme s’avère tout aussi vulnérable à la pensée unique que le nationalisme lui-même, à ceci près qu’il se drape de suffisance morale.

La nouvelle gauche post-années 1960 envisage le nationalisme dans le contexte du colonialisme européen. Non seulement il est associé aux mécanismes de l’oppression de classe, mais en outre il se confond avec le racisme.

Le discours du progrès, façonné par l’histoire des réformes des droits civiques dans les dernières générations, voit dans l’abolition de l’esclavage et l’émancipation des femmes et des minorités un prélude au dépassement de toutes les communautés exclusives – y compris l’État-nation.

Si la nation est, à l’instar du racisme, l’expression d’une intolérance illégitime, alors il faut remettre en question la légitimité de la démocratie et de l’État providence, qui de nos jours n’existe que sous forme nationale.

Les sociétés sont composées de groupes d’individus qui viennent de tel ou tel endroit, parlent telle ou telle langue, ont leurs us et coutumes. Les Partout acceptent volontiers cette idée pour les minorités – cela s’appelle le multiculturalisme –, mais sont mal à l’aise lorsqu’il s’agit des majorités.

L’enseignement supérieur moderne a tendance à vacciner les individus contre l’esprit de clocher.

L’idéologie de la mondialisation nous a seriné que l’État-nation était de plus en plus une coquille vide.

Les gouvernements ont cédé le pouvoir à des capitaux financiers mobiles, à des chaînes d’approvisionnement transfrontalières et à des changements rapides d’avantages comparés. Le contrôle de l’information appartient maintenant à la télévision par satellite en continu et à la cacophonie du web […]. Les citoyens attendent des responsables politiques nationaux qu’ils les protègent contre les insécurités – économique, sociale et physique – qui accompagnent l’intégration mondiale. Mais les gouvernements ont largement perdu la capacité à satisfaire cette demande. »

L’égalité morale de tous les humains est interprétée par de nombreux Villageois planétaires comme signifiant que les limites et frontières nationales n’ont plus de sens, et que toute préférence pour ses concitoyens est une faute morale.

Tous les êtres humains sont égaux, mais ils n’ont pas une égale importance à nos yeux. Nos obligations et allégeances s’étendent depuis la famille et les amis vers les étrangers vivant dans nos quartiers et nos villes, et ainsi de suite jusqu’aux nations et enfin à l’humanité entière.

Si tous les hommes sont mes frères, alors aucun ne l’est : mes ressources sentimentales et financières sont trop dispersées pour faire une différence. Le romancier Jonathan Franzen formule l’idée ainsi : « Essayer d’aimer l’humanité entière est peut-être un noble effort mais, paradoxalement, c’est une manière de rester concentré sur soi, sur son propre bien-être moral ou spirituel. Alors que pour aimer une personne en particulier, et s’identifier à ses joies et à ses peines comme si c’étaient les nôtres, il faut abandonner un petit peu de soit »

À l’inverse de la vieille idée gauchiste selon laquelle le nationalisme rend les masses aveugles à l’injustice, le sentiment national devrait par définition s’assortir d’un parti pris social-démocrate rappelant aux élites leurs obligations envers leurs concitoyens.
Si ce parti pris est souvent absent de l’idée d’identité nationale en Europe, et en particulier au Royaume-Uni, c’est que le récit national depuis presque deux cents ans est associé à la guerre, à l’impérialisme et à la domination.

Les « objets d’amour public, tels le NHS ou la Team GB : des choses qui nous font sentir que nous sommes unis dans un projet commun33 ».

La mentalité du clan Partout a également embrassé la philosophie des droits de l’homme brandie comme une identité nationale de substitution. Les Quelque-Part sont favorables aux droits, mais n’apprécient pas qu’ils en viennent à gommer la distinction entre citoyens nationaux et étrangers.

Le droit à l’éducation ou à un logement décent – nécessitent un financement et font donc appel à la solidarité de tous, généralement par l’intermédiaire de l’impôt.

En s’efforçant de réduire la distinction entre citoyens nationaux et étrangers, par exemple en faisant pression pour que les tribunaux européens se voient octroyer davantage de pouvoir, le lobby des droits humains sape sans le vouloir la solidarité nationale sur laquelle s’appuient encore la plupart des droits.

Les tribunaux de droits de l’homme se heurtent à la dure réalité des différences de valeurs, criantes d’une nation à l’autre.

Comment la loi européenne sur les droits humains peut-elle refléter les traditions, fortement divergentes dans toute l’Europe, qui règlent la relation entre Église et État

Les liens familiaux se sont distendus, les diasporas personnelles, les réseaux choisis d’amis, de groupes d’intérêt, de lieux de travail et du cyberespace ont gagné en importance,

Une grande partie de la culture moderne raconte la lutte de l’individu pour se libérer de la tradition et du qu’en-dira-t-on des petites bourgades.

La technologie qui nous rapprochait autrefois nous divise aujourd’hui par classes, par générations et par chambres d’écho politiques et ethniques.

Augmentation des cas de cloisonnement ethnique et social dans certaines grandes villes britanniques3.

Le soutien à l’immigration et au multiculturalisme (« Venez comme vous êtes ! ») grandissait dans les consciences politiques de centre-gauche.

Quand on voit des travailleurs venus de Roumanie ou de Bulgarie profiter des pleins avantages de la citoyenneté britannique alors qu’ils ne maîtrisent pas l’anglais et vivent dans des enclaves est-européennes, on peut se dire qu’ils traitent le pays comme un bien de consommation temporaire.

Le multiculturalisme, comme l’a fait remarquer Maajid Nawaz*, a fini par être synonyme de diversité entre les groupes, plutôt qu’à l’intérieur des groupes.

Revendiquer le statut de Londonien, de nos jours, c’est à peu près comme se proclamer citoyen du monde.

Londres était devenue une ville à « minorités majoritaires

L’avenir qui se profile est une société postmoderne, sans racines,

Une société postmoderne sans racines « dans laquelle rien n’est sacré » n’est pas celle que choisiraient la plupart des gens, s’ils avaient leur mot à dire.

La révolution thatchérienne se focalisait sur la structure du marché, la régulation et les incitations, et partait du principe que de nouvelles industries et des emplois de qualité viendraient tout seuls remplacer les dinosaures industriels du passé. Or, même quand ç’a été le cas, ils ont rarement émergé là où les anciennes industries avaient disparu.

La notion de « dignité du travail » passe maintenant pour quelque peu désuète. Elle était autrefois associée à l’orgueil de la force physique, à la fierté de savoir travailler de ses mains, au respect accordé à l’homme qui mettait le pain sur la table : autant de conceptions très affaiblies ou disparues aujourd’hui.

Il faut absolument que le salaire, le statut et la productivité des personnes situées en bas de l’échelle deviennent une priorité dans toutes les politiques économiques modernes.

L’éducation reste pensée pour les Partout : prédominance des universités d’élite, dédain pour une grande partie de l’enseignement technique et professionnel, indifférence envers la « longue traîne » des 20 ou 30 % d’élèves en échec scolaire dans des écoles souvent chaotiques.

spécialiste de la pédagogie : « Il vaut sûrement mieux pour la société que 80 % de la population ait au moins six sur dix, plutôt que 30 % ayant neuf sur dix. »

L’idée que nous avons tous un talent spécial et qu’il convient de le découvrir pour le faire jaillir est devenue un cliché de la politique moderne.

Il n’y a pas de honte à ne pas aller à l’université quand seulement 15 ou 20 % d’une classe d’âge y vont, mais c’est une autre affaire quand ils sont 45 ou 50 %. De plus, il est presque impossible à la voie professionnelle de conserver un quelconque prestige lorsque tant de gens sont admis à l’université,

Il y a même peu d’arguments concrets pour soutenir l’idée anticapitaliste très répandue que les inégalités et la précarité du travail seraient en rapide augmentation.

Une part encore plus grande est occupée par les travailleurs indépendants – plus de 80 % des nouveaux emplois entre 2007 et 2014,

Les petits fabricants du Royaume-Uni dépendent au quotidien de décisions d’approvisionnement prises par des multinationales lointaines, et de décisions économiques capricieuses qui échappent à leur contrôle ».

Les chaînes d’approvisionnement mondialisées sont monnaie courante dans les multinationales

lObsession des conseils d’administration pour les profits de l’actionnariat et l’activité des marchés, stimulée par les banques d’investissement de la City de Londres, et qui décourage souvent la planification et l’investissement à long terme.

« La plupart des meilleures entreprises britanniques sont assises sur un tas d’or. Elles ne l’investissent pas dans le développement du produit ni dans l’ouverture de marchés d’export en Extrême-Orient, de peur qu’une réaction adverse n’affecte le cours de leurs actions. Elles préfèrent “restituer les liquidités aux actionnaires” par des rachats de titres ou rechercher des fusions et acquisitions, plutôt que cultiver la croissance organique de leur entreprise. En dernier ressort, elles peuvent toujours “mettre l’entreprise sur le marché” et la vendre au prix fort.

Les entreprises elles-mêmes sont devenues des biens de consommation.

Ce qui manque à ces critiques, et aux prescriptions politiques qui les accompagnent, c’est la compréhension de la dislocation – aussi bien psychologique que financière – engendrée par le passage d’une économie industrielle à une économie du savoir. Passage qui laisse à de nombreux Quelque-Part un sentiment de démoralisation et de déclassement. Les emplois industriels qualifiés qui fournissaient jadis une sorte de matelas économique et social à notre société ont été largement balayés. Le système économique, qui accordait autrefois une place aux personnes à capacités moyennes ou faibles, favorise désormais les élites intellectuelles et les chanceux de l’éducation – autrement dit, les Partout.

Mobilité sociale et méritocratie sont des principes fondamentaux de la philosophie individualiste et progressiste des Partout, mais les Quelque-Part, eux, ont quelque raison de rester plus dubitatifs. Les deux concepts reposent sur l’idée tacite d’une société de la réussite, et parlent autant d’ambition et de réussite que de justice. Il n’y a rien de mal à l’ambition et à la réussite – une société doit en effet donner une haute priorité aux deux principes, et à ceux qui en veulent. Mais les autres ? Les partisans de la mobilité sociale prennent trop rarement la peine de réfléchir à l’effet de leur discours sur ceux qui ne gravissent pas les échelons – or, comme je l’ai rappelé plusieurs fois, 50 % de la population sera toujours, par définition, dans la moitié inférieure

La méritocratie est inattaquable dans le principe, mais en pratique – comme l’a bien vu Michael Young dans sa célèbre parabole The Rise of the Meritocracy4* –, elle peut légitimer l’inégalité et réduire l’empathie envers les pauvres.

Une raison possible à la popularité persistante de la famille royale d’Angleterre est qu’elle se place en dehors du système de mérite et de réussite. Elle existe, c’est tout.

L’humain est un être grégaire, et ceux qui s’élèvent dans la société renoncent volontairement à la sécurité du groupe contre les avantages d’appartenir à une classe sociale plus haute, ou, dans le cas des immigrés, à un pays plus riche et plus prospère. Les politiques ont tendance à négliger ces attachements de groupe et à décrire une hypothétique société sans frictions, entièrement faite d’individus isolés qui s’élèvent dans la hiérarchie sociale grâce à leur travail ou à leurs aptitudes.

Nous aurons toujours besoin de millions d’emplois basiques – dans le soin, le commerce, les transports, le nettoyage, le bâtiment, etc. Une immigration relativement ouverte peut contribuer à assurer ces emplois, mais se paie par le mécontentement des classes populaires autochtones.

Les anciennes identités de classe, plus fortes, apportaient un réconfort contre le sentiment d’échec personnel : les gens pouvaient comprendre leur relative infortune comme une conséquence de leur position dans la hiérarchie sociale.

La fameuse thèse de la « privation relative » – l’idée que l’on compare ses revenus et son statut uniquement à ceux qui sont à un ou deux échelons de nous, vers le haut ou vers le bas – a été rendue obsolète par la transparence offerte par les réseaux sociaux et par l’égalitarisme naïf du système éducatif, encourageant l’idée que chaque écolier peut devenir ce qu’il voudrait être.

Les jeunes gens ambitieux et capables des pays pauvres s’imaginaient autrefois grimpant jusqu’au sommet de leur société. Maintenant, ils ont tout autant de chances de s’imaginer s’échappant par-delà les océans, jusqu’à des sociétés comme la nôtre qui les attirent par le biais des réseaux sociaux.

En 1950, 10 % seulement de la population appartenait à la classe des cadres et professions intellectuelles supérieures. Le taux est désormais de plus ou moins un tiers, en fonction de la classification choisie8.

Augmentation de l’accès des femmes à des emplois à haut statut. Il y a aussi, de nos jours, beaucoup plus de filles que de garçons sur les bancs de l’université. Cela a dû réduire la « place au sommet » pour les hommes à bas revenus. « Le féminisme a pris le pas sur l’égalitarisme »,

L’ancienne idée de « s’améliorer » en abandonnant ses racines ouvrières devient moralement plus complexe.

Un enfant élevé par des parents CSP+ a presque un an d’avance dans le développement de son vocabulaire par rapport à ceux des foyers défavorisés. La technologie et l’ouverture économique ont balayé nombre de bons emplois de la classe moyenne, et les jeunes hommes et femmes qui auraient jadis occupé ces emplois ne se sentent pas toujours de taille à entrer dans la course aux diplômes. Ils abandonnent alors, souvent pendant la deuxième ou troisième année d’enseignement secondaire.

Années 1960 qui, entre autres choses, vient compléter l’égalisation politique des femmes commencée dans les années 19201*. Elle leur apporte une bien plus grande autonomie juridique et économique par rapport aux hommes et à la famille traditionnelle : facilitation du divorce, emplois plus favorables, plus grande égalité sur le marché du travail, versement direct des allocations sur leur compte, et plus tard, imposition individuelle pour le mari et pour la femme. Au même moment, l’arrivée de la pilule et la facilitation de l’avortement dissocient les relations sexuelles de la maternité et de l’engagement à long terme.

Non seulement la sphère privée de la famille perd de son prestige et de son sens à mesure que la sphère publique du travail et de la vie sociale prend de l’importance, mais en plus, une tranche considérable de la culture intellectuelle et populaire en vient à associer la famille à la répression de la liberté individuelle et à la subordination féminine.

Féministes orthodoxes et économistes orthodoxes sont alliés dans leur vision négative de la famille

Traditionnel « altruisme féminin » – l’un des principaux ciments de la société depuis la nuit des temps.

Et l’évolution plus générale des valeurs – vers davantage d’indépendance et une plus grande égalité des sexes – aboutit à moins de mariages, à beaucoup plus d’enfants nés et élevés en dehors de la famille traditionnelle, et à des femmes ayant nettement moins besoin d’un soutien de famille masculin.

Comment inventer de nouvelles formes d’interdépendance mutuellement bénéfique entre hommes et femmes en cette époque d’égalité des sexes, et comment préserver au mieux la famille biparentale en cette époque de liberté accrue ?

La proportion de foyers monoparentaux (le parent étant à 90 % une femme) n’était que de 8 % en 1970, elle est maintenant de 25 % (29 % en Angleterre et au pays de Galles5).

L’État a énormément augmenté depuis cinquante ans son ingérence et ses dépenses dans la vie familiale. Ce changement est allé de pair avec les grandes évolutions de la famille décrites ci-dessus, et avec une forte augmentation de toutes les formes d’aide en dehors du foyer. L’expansion de l’aide sociale à partir des années 1970 a produit une série de mesures permettant de subsister en étant parent isolé – allocations, crédit d’impôt par enfant, aide au logement, priorité sur les listes d’attente pour le logement social –

L’État, en effet, se fait de plus en plus État providence. En 2014-2015, les aides sociales, y compris les pensions de retraite (qui comptent pour la moitié), se montaient à 258 milliards de livres, soit 35 % de la dépense publique – un total et une proportion qui continuent d’augmenter, même en ces temps d’austérité14. En ajoutant à cela la couverture santé et l’éducation, on n’arrive pas loin des deux tiers de la dépense publique.

Le seul coût de la dislocation des familles – les diverses dépenses engagées par l’État pour soutenir les parents isolés et gérer les conséquences de la rupture des couples – se monte actuellement à 48 milliards de livres par an, en hausse depuis 2009 où il était de 37 milliards15.

Il est souvent rationnel, financièrement parlant, de ne pas (ouvertement) former une unité familiale.

Ades variées (allocation chômage, allocations familiales, crédits d’impôt) tombent d’un coup pour les mères isolées qui reconnaissent vivre en concubinage : on appelle cela la « pénalité pour les couples ». Voilà qui crée une forte incitation à ne pas officialiser les nouvelles relations amoureuses permanentes et solidaires. Pour un couple avec un enfant, la différence peut se monter à 7 100 livres par an.

Mais comme dans d’autres domaines de la politique publique, l’effet cumulatif a produit des résultats que personne n’aurait choisis – et surtout pas les enfants.

L’individualisation de la société a accouché d’un État plus étendu, plus intrusif, cependant que la famille et, de manière plus intangible, la communauté s’affaiblissaient.

Beaucoup de femmes exécutent désormais pour le domaine public – les services d’État – des tâches que leurs grands-mères auraient remplies sans être payées dans le cercle privé.

Ce qui est en cause, c’est la forme et la dimension prises par le travail hors de la maison, ainsi que les comportements et dépendances encouragés et découragés par les structures d’aide.

Principe contestable qu’hommes et femmes ont des objectifs identiques et un même désir de travailler à plein temps hors de la maison, même en élevant des enfants.

Trop de fonds sont consacrés à compenser l’échec des couples après coup, plutôt qu’à les soutenir pour qu’ils restent ensemble.

Depuis quelques décennies les grands-parents jouent un rôle de plus en plus important dans la garde des enfants : presque deux tiers des grands-parents gardent leurs petits-enfants, et ils passent presque dix heures par semaine à le faire.

Les faits et arguments que je présente ici restent généralement à la marge du débat public, soutenus par des groupes religieux et des associations de mères considérés comme rétrogrades, voire tout à fait farfelus.

Mais comment en sommes-nous arrivés à une situation où d’un côté les responsabilités familiales, et les dépenses liées au fait d’avoir des enfants, ne sont pas du tout reconnues dans le code des impôts, et de l’autre des crédits d’impôt proposés sous condition de ressources pour soutenir les familles les plus pauvres ?

« Il est bien sûr important que les femmes qui le souhaitent puissent tirer de la sphère publique tout le prestige et l’estime qu’elles désirent. Le problème se trouve dans leur tendance à supposer que nous voulons toutes la même chose. Et celles d’entre nous qui attachent plus d’importance à la maison, aux enfants et à leur mari sont bien moins visibles que les autres. Pis, les femmes dans la sphère publique croient avoir mandat pour parler à notre place, au nom de notre sexe. Et les hommes qui ont du pouvoir politique les croient parce que ce qu’elles disent cadre avec la vision masculine du monde35. »

Nous dédaignons à nos risques et périls l’idée désuète selon laquelle le devoir familial fait ressortir le meilleur des hommes. «

Beaucoup de femmes de la classe ouvrière sont aidées par l’État via les allocations et l’accès prioritaire au logement social, que reste-t-il au soutien de famille masculin ? L’idée traditionnelle de devenir un homme et un bon citoyen en assumant des devoirs familiaux est à peu près tombée aux oubliettes… et pendant ce temps, les comportements antisociaux de toute sorte restent essentiellement le fait des garçons de 16 à 24 ans.

Le mariage était jadis considéré comme une institution faite pour que des parents élèvent leurs enfants ensemble dans un esprit solidaire. En quelques décennies, nous sommes passés à une conception plus personnelle, privilégiant la satisfaction des besoins psychologiques et physiques de l’individu.

Faire durer un couple sur le temps d’une vie, c’est difficile, surtout si les gens en attendent une satisfaction permanente.

Nous sommes peut-être en train de vivre une réaffirmation mondiale des intérêts des Quelque-Part : le peuple de la province et de la campagne, qui a voté pour Trump et pour le Brexit. Cela se produit ailleurs aussi, comme l’a récemment montré Francis Fukuyama1* : « Poutine reste impopulaire dans l’électorat éduqué des grandes villes comme Saint-Pétersbourg et Moscou, mais il jouit d’une popularité énorme dans le reste du pays. La même chose est vraie du président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui bénéficie d’une base de soutien enthousiaste dans la classe moyenne inférieure, ou de Viktor Orbán en Hongrie, populaire partout sauf à Budapest7. »

Le réflexe « C’est la faute de la société » est encore puissant dans certains domaines du secteur public, mais il est désormais en concurrence avec une morale de la responsabilité individuelle et du « Aide-toi et le ciel t’aidera ». La libéralisation des sociétés modernes – et le déclin bienvenu des discriminations – est souvent allée de pair avec un plus grand relâchement des mœurs. Cela entraîne un problème particulier pour certaines familles immigrées issues de sociétés traditionnelles qui ont l’impression de se faire « prendre » leurs enfants par une société sans limites.

Dans l’État moderne, cette noble idée de solidarité a été, peut-être de manière inévitable, noyée dans l’indifférence de la bureaucratie.

Enfin, l’État et les services d’aide sociale devraient plus clairement faire appliquer les règles morales de base qui suscitent un vaste consensus, notamment récompenser la bonne volonté et la participation.

Goodhart, David. Les Deux Clans (French Edition) . Les Arènes. Édition du Kindle.