vendredi 28 juin 2019

L'Âge de la colère, Pankaj Mishra, ZULMA ESSAIS


L'Âge de la colère, Pankaj Mishra, ZULMA ESSAIS





Il s’avère que les élites politiques occidentales, incapables d’en finir avec leur manie de tracer des frontières dans le sable, de provoquer des changements de régimes et de refaçonner les mœurs* locales, ne semblent savoir ni ce qu’elles font ni ce qu’elles font advenir. p. 17

Nous vivons aujourd’hui dans un vaste marché mondial homogène où les êtres humains sont programmés pour optimiser leurs intérêts individuels et pour aspirer tous aux mêmes satisfactions, quelle que soit la diversité de leur contexte culturel ou de leur personnalité. p. 18

Hannah Arendt lorsqu’elle écrivait en 1968 : « Pour la première fois dans l’histoire universelle, tous les peuples de la terre ont un présent commun. » À l’ère de la mondialisation, poursuivait-elle, « chaque pays est devenu le voisin presque immédiat de chacun des autres et chaque homme éprouve le choc d’événements qui ont lieu de l’autre côté du globe ». p. 19

Le racisme et la misogynie qui s’affichent couramment sur les réseaux sociaux ainsi que la démagogie qui suinte des discours politiques révèlent aujourd’hui au grand jour « une puissance frémissante de vengeance souterraine, insatiable, inépuisable dans ses explosions », selon les termes de Nietzsche parlant des « hommes du ressentiment* ». p. 21

Individualisme mondial effréné. p. 23

Depuis la chute du mur de Berlin qui a marqué les débuts de l’ère de la mondialisation, la vie politique retentit sans discontinuer d’exigences illimitées de libertés et de satisfactions individuelles. p. 24

L’ambition égalitaire s’est libérée du carcan des vieilles hiérarchies – caste en Inde, classe en Grande-Bretagne. p. 24

Les liens, soutiens et restrictions traditionnels ont été abandonnés en même temps que les garanties qu’ils apportaient sur la valeur et l’identité personnelles. p. 25

Des personnes aux passés très différents se retrouvent entraînées par le capitalisme et la technologie dans un présent commun où de grossières inégalités dans la répartition des richesses et du pouvoir ont créé de nouvelles hiérarchies humiliantes. Cette proximité, qu’Hannah Arendt appelle « solidarité négative », engendre chez eux une forme de claustrophobie que viennent accentuer la communication numérique, une plus grande capacité de comparaison envieuse, génératrice de rancœurs, et la quête ordinaire – donc compromise – de distinction et de singularité. p. 25

Le résultat, ainsi que le redoutait Hannah Arendt, est « un terrible accroissement de la haine mutuelle et une irascibilité à peu près universelle de chacun à l’égard de tous », le ressentiment*. Cette réaction négative à l’existence de l’autre, où l’envie se mêle à une impression d’humiliation et d’impuissance, s’étend et s’approfondit. Empoisonnant la société civile et sapant la liberté politique, le ressentiment* fait pencher la balance universelle vers l’autoritarisme et les formes toxiques de chauvinisme. p. 26

Les récits édulcorés célébrant la façon dont les Lumières, ou la Grande-Bretagne ou l’Occident ont fait le monde moderne parquent les deux Guerres mondiales en quarantaine dans un enclos séparé. p. 30

« Un Juif », écrivit Voltaire, préfigurant les proto-fascistes allemands et français de la fin du XIXe siècle, n’est « d’aucun pays que de celui où il gagne de l’argent ». p. 33). Editions Zulma. Édition du Kindle..

Rimbaud, : « Maintenant, je m’encrapule le plus possible, écrivait-il à seize ans. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. p. 37

Nombreux éléments de notre ferment mondial actuel : émancipation ambiguë de la volonté humaine, défis et périls de l’individualité, nostalgie et désir de réenchantement, fuite devant l’ennui, utopisme débridé, politique d’action directe, soumission à de vastes mouvements aux règles drastiques et aux leaders charismatiques et, enfin, culte de la violence rédemptrice. p. 39

Walter Benjamin, l’auto-aliénation de l’humanité « a atteint un tel degré qu’elle vit sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre ». p. 39

Vers 1900 ,  20 % seulement de l’humanité vivaient dans des pays qui pouvaient se revendiquer indépendants. En Asie et en Afrique, les religions et les systèmes philosophiques ancestraux offraient encore à la majorité des populations une interprétation fondamentale et essentielle du monde, susceptible de donner du sens à la vie et de créer des liens sociaux et des croyances partagées ; il existait également une structure familiale très solide ; des institutions intermédiaires, professionnelles et religieuses, définissaient le bien commun de même que l’identité individuelle. Ces attaches traditionnelles – féodales, patriarcales, sociales – pouvaient être très oppressives. Mais elles permettaient aux êtres humains de coexister, très imparfaitement, dans les sociétés au sein desquelles ils étaient nés. pp. 39-40

Tocqueville résonne encore à nos oreilles : « Pour vivre libre, il faut s’habituer à une existence pleine d’agitation, de mouvement, de péril. » p. 40

Bref, chaque société est destinée à évoluer comme l’ont fait à un moment donné une poignée de pays occidentaux. p. 55

Jusqu’ici, le XXIe siècle est un siècle pourri pour le modèle occidental ». Incapables de discerner un projet rationnel dans le chaos mondial, de nombreux intellectuels semblent aujourd’hui aussi désorientés que les hommes politiques. Leurs concepts et catégories sonnent de plus en plus comme un jargon sans portée. p. 56

Car les « tenants de l’humanisme et du rationalisme des Lumières », libéraux ou marxistes, ne peuvent « expliquer le monde dans lequel nous vivons ». pp. 56-57

En Europe, les certitudes du XIXe siècle – et en premier lieu l’universalisme occidental, cette vieille prétention judéochrétienne d’être capable de créer un modèle de vie à validité universelle, désormais transposé en millénarisme séculier – ont été mises à mal par les calamités de l’Histoire. p. 58

Vers un marché commun mondial qui a pour unique objectif de pourvoir aux besoins et aux caprices physiques des hommes ». p. 63

penser à travers des oppositions binaires de mondes « libre » et « non libre », de libéralisme et de totalitarisme – tout en ravivant les clichés occidentaux du XIXe siècle à propos du non-Occident. Une fois de plus, l’Occident laïque et démocratique, assimilé à l’héritage des Lumières (raison, autonomie individuelle, liberté d’expression), semblait appelé à soumettre un autre perpétuellement arriéré : l’Islam. p. 65

Avec la Révolution Française, l’Histoire, jusqu’alors vécue principalement comme une succession de désastres naturels, pouvait désormais se saisir en tant que mouvement au sein duquel chacun avait éventuellement la possibilité de s’enrôler. p. 72

« On n’a jamais prétendu éclairer les cordonniers et les servantes », écrivit Voltaire.
p. 81

L’Unique et sa propriété, que la rationalité impersonnelle du pouvoir et du gouvernement s’était dissimulée sous le jargon lénifiant de la liberté et de l’égalité et que l’individu, ostensiblement affranchi de ses liens traditionnels, avait été en fait réduit en esclavage par l’État moderne. p. 88

La Fraternité*, c’était un canular de plus dans une société mue par l’instinct individualiste, isolationniste et la convoitise pour la propriété privée. p. 92

« Bien sûr, je ne peux pas défoncer le mur à coups de tête, admet Dostoievski, mais je ne vais pas pour autant me réconcilier avec lui pour la seule raison que c’est un mur de pierre et que je n’en ai pas la force. » Le bonheur universel ne pouvait être atteint par l’entremise d’individus succombant à la plénitude matérielle.p. 94

Depuis la chute du communisme, les classes dirigeantes du monde non occidental regardent du côté de McKinsey plutôt que de Marx pour tenter de définir leur avenir socio-économique. p. 97

Homo economicus, l’individu autonome, praticien de la raison et détenteur de droits, ce produit par excellence de l’industrialisme et de la philosophie politique moderne, a bel et bien concrétisé son fantasme de rassembler toutes les existences humaines sous le filet de la production et de la consommation. p. 98

Que le non-Occident rattrape ou non l’Occident, la divinité irrésistiblement prestigieuse du matérialisme a devancé les religions et les cultures du passé dans la vie et la pensée de la plupart des peuples non-occidentaux, plus nettement encore au sein de leurs classes instruites. p. 98

La quête d’une victoire morale sur un soi manquant de virilité et d’une identité claire, dans les deux cas rapidement atteinte par l’identification d’un seul ennemi, conduit de jeunes musulmans à s’affilier à Daech et à Al-Qaida. p. 100

– l’anti-gouvernementalisme – qui reflète les idées et les idéologies dominantes.
p. 101

Dans de nombreux pays occidentaux, ce que nous nommons l’« islamisme radical » s’est développé de pair avec une droite radicale nativiste dans un contexte de récession économique, de fragmentation sociale et de désenchantement face à la politique. Des cols bleus chrétiens et marginalisés de la Rust Belt américaine et de la Pologne postcommuniste, ainsi que de jeunes musulmans barbus en France, appuient un récit de victimisation et de lutte héroïque entre les fidèles et les infidèles, les authentiques et les inauthentiques. p. 103

Car les êtres humains socialisés étaient enclins à tromper et exploiter les autres tout en prétendant être animés par un esprit de collectivité. pp. 117-118

« Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » p. 123

« ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d’un peuple, qui le font être lui et non pas un autre, qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à déraciner ». p. 134

Ce soldat-citoyen, selon Rousseau, est supérieur à l’habitant d’une société cosmopolite parce qu’il peut expliquer chacune de ses actions en termes de valeurs partagées et non d’intérêts égoïstes.pp. 135-136

L’internationaliste libéral embrouillé dans ses abstractions, qui « aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. p. 136

Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. p. 137

dans Rêveries d’un promeneur solitaire (1782), son dernier livre resté inachevé, « je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas. p. 137

L’affirmation individuelle imposée par la société égalitariste moderne pouvait se traduire dans les faits par la domination d’autres individus p. 138


Dans sa solitude, il était convaincu, comme de nombreux convertis à des causes idéologiques ou à des confessions religieuses, d’être incorruptible. C’était cette conviction qui donnait à son refus de l’hypocrisie. p. 139

Mr. Pancks dans La Petite Dorrit de Dickens (1857) : « Faites-moi [travailler] sans relâche : je ferai de même avec vous ; vous ferez de même avec un autre, sans trêve ni repos. Eh bien ! vous avez là un résumé complet de tous les devoirs de l’homme dans un pays commerçant. » pp. 144-145

Thoreau, qui dans son chapitre sur l’économie dans Walden (1854) fait cette déclaration devenue célèbre : « La masse des hommes mène une vie de désespoir tranquille. p. 145

Après 1945, comme nous l’avons vu, les élites américaines, singulièrement indemnes, leur pouvoir effectivement renforcé par la plus destructrice des guerres de l’Histoire, érigèrent en idéal de développement universel leur expérience exceptionnelle – celle d’individus égoïstes connaissant une expansion plus ou moins continue sous des contraintes traditionnelles relativement faibles. p. 147

En un sens, le progrès économique rapide est impossible sans ajustements douloureux. Des philosophies antiques devront être effacées, d’anciennes institutions sociales, désintégrées. pp. 147-148

Lhistoire de la modernisation européenne n’est qu’un parcours possible parmi d’autres ». p. 150

Réaffirmer collectivement les libertés et les privilèges occidentaux est devenu un réflexe émotionnel et intellectuel. « Nous devons nous entendre sur ce qui est important : s’embrasser en public, les sandwiches au bacon, le droit au désaccord, la mode avant-gardiste », écrivait Salman Rushdie après le 11 septembre. p. 156

De nombreux commentateurs continuent d’ignorer ou de minimiser un siècle d’invasions, de traités inéquitables, d’assassinats, de coups d’État, de corruption, de manipulations et d’interférences sans pitié en rabâchant la même rengaine de l’Islam arriéré contre l’Occident progressiste, de la Raison des Lumières contre la déraison médiévale, d’une société ouverte contre ses ennemis. p. 161

Car le plébéien et le provincial, inadaptés et rejetés par la modernité, ont aussi créé la Révolution islamique en Iran – ce que Michel Foucault appelait « la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle ». p. 162

Dfférents pays, mais une seule civilisation. La précondition au progrès de la nation est d’y participer ». Les dirigeants du Japon en voie de modernisation reprenaient exactement ses termes. Les nations et les peuples qui se modernisèrent plus tardivement intériorisèrent profondément un legs des Lumières, transformant les idéaux « civilisateurs » des salons parisiens en un projet qu’on pouvait confier à un État, même aussi despotique et impérialiste que la Russie de Catherine II. p. 163

Le sionisme et le nationalisme hindou, tout comme le darwinisme social, le nouvel impérialisme, le pan-germanisme, le pan-islamisme et le pan-asianisme exprimaient une même volonté de puissance et un même mépris pour la faiblesse. p. 164

Il voyait dans la religion le contrepoids indispensable à une idéologie moderne du matérialisme, déstabilisante, et il pensait qu’une politique civilisatrice qui déracine les autochtones ne pourrait que produire des meneurs fanatiques à l’avenir. p. 173

Gandhi essaya de devenir un gentleman anglais avant d’écrire Hind Swaraj (1909), un livre pointant les dangers pour les hommes éduqués des pays colonisés à imiter sans réfléchir les manières de leurs maîtres coloniaux. p. 175

« Vous ne sauriez empêcher qu’ils ne vous engloutissent ; faites au moins qu’ils ne puissent vous digérer. p. 180

Khomeini, appelé le Rousseau de la révolution iranienne, il invoqua une trinité quasi rousseauiste : Azadi-Barabari-Erf’an – « Liberté, Égalité et Spiritualité ». On pouvait ainsi atteindre la liberté et la démocratie sans le capitalisme, l’égalité sans le totalitarisme, la spiritualité et la religion sans l’autorité cléricale. p. 182

Car la solution aux problèmes sociaux et le soulagement de la misère humaine requièrent pour fondements la foi et la morale ; la simple acquisition de richesse et de puissance matérielles, la conquête de la nature et de l’espace n’ont aucun effet en ce domaine. Elles doivent s’accompagner de, et être équilibrées par, la foi, la conviction et la moralité de l’islam, afin de servir véritablement l’humanité au lieu de la mettre en danger. p. 186

Poussé par une aversion intense des universalismes occidental et soviétique – semblable à celui qui avait fourvoyé Heidegger en lui laissant croire que le nazisme était capable de créer une culture « régionale » authentique –, Foucault ne sut pas voir que Khomeini était en fait un dirigeant radicalement moderne. p. 187

La tradition chiite politiquement quiétiste dans laquelle tout gouvernement semblera illégitime en l’absence du douzième imam. p. 187

Lère démocratique, les gens ont « une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible » pour l’égalité, et qu’« ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie ». p. 188

Le profond potentiel transformateur de l’idée née des Lumières que les êtres humains ont la capacité de modifier radicalement leurs conditions sociales. p. 190

Dans une société religieuse ou médiévale, l’ordre social, politique et économique paraissait immuable ; les pauvres et les opprimés attribuaient leurs souffrances soit à des causes accidentelles – malchance, mauvaise santé, souverains injustes –, soit à la volonté de Dieu. L’idée que la souffrance peut être soulagée et le bonheur produit par des hommes modifiant radicalement l’ordre social appartient au XVIIIe siècle. p. 190

La Révolution française, écrit Tocqueville, aura été comme l’islam au sens où « elle a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs ». p. 191

Presque tous les penseurs majeurs d’Europe – libéraux, nationalistes, marxistes, athées ou agnostiques –, transposaient eux aussi un providentialisme chrétien dans des catégories soi-disant rationalistes.  p. 192

L’égoïsme en bien-être général, est « la religion ultime, bien que son Église ne soit pas de l’autre monde mais de celui-ci ». p. 192

Les campagnes de l’Occident pour une « justice sans limites » (Infinite Justice) ou une « liberté durable » (Enduring Freedom) imitent le djihad mondial dans leur volonté de conflit sans limites de durée. p. 192

Alors qu’il mène sa propre « guerre contre la terreur », le gouvernement français semble chercher à inventer la Sparte de Rousseau, en usant de procédés politiques et culturels tels que l’histoire nationale, le drapeau national, l’éducation nationale et l’unité imaginaire d’une langue nationale, afin de projeter l’image d’une communauté nationale homogène. Le nationalisme est redevenu un antidote séduisant, mais perfide, à une expérience de désordre et d’absence de sens : le triste épilogue, aussi tumultueux qu’inattendu, dans un monde densément peuplé, du rêve conçu par l’Europe occidentale du XVIIIe siècle d’une civilisation universelle laïque, matérialiste et pacifique. pp. 201-202

Le communisme, l’enfant illégitime du rationalisme des Lumières, p. 203

La religion universaliste des droits de l’homme venait, semblait-il, se substituer au vieux langage de justice et d’égalité des États-nations souverains.  p. 203

Le lieu des opinions et des débats, initié à l’origine dans les salons de la France du XVIIIe siècle, par des relations face à face, la raison individuelle et la courtoisie, est à présent occupé, dans son incarnation digitale, par des racistes, des misogynes ou des meutes de lyncheurs, souvent anonymes.  p. 204

Rousseau selon laquelle « tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux ». p. 205

Notions abstraites de rationalisme individualiste des Lumières. p. 206

Une nostalgie inoffensive pour les gloires révolues du « peuple », combinée au fantasme létal de leur splendide restauration. p. 208

« La tyrannie de la raison, peut-être la plus inflexible de toutes, menace le monde. » Goethe s’inquiétait de voir que l’alliance des masses et d’une élite intellectuelle avait inauguré une nouvelle ère de mystification. Des individus incapables de conscience de soi étaient à présent chargés de l’amélioration des autres. « Que dois-je supporter ? / La foule doit frapper / Puis elle devient respectable. / Dans son jugement, elle est misérable. »  p. 224

La science, la technologie, la division du travail et la spécialisation, écrivait-il, avaient créé une société d’individus plus riches, mais spirituellement appauvris, réduisant chacun d’eux à de simples « fragments » : « à rien de plus que l’empreinte de son métier ou de ses connaissances spécialisées ». Dans la vision de Schiller, l’idéologie des Lumières avait évolué en terrorisme de la raison, détruisant, outre de vieilles institutions, l’intégrité spirituelle des êtres humains. pp. 225-226

Notion propre à Rousseau d’hypocrisie sociale, selon laquelle le moi humain réprime ses désirs et sentiments véritables au sein d’une culture de bienséance. p. 226

Un idéal de communauté ou ce que Poutine, l’autocrate russe actuel, appelle « vie organique », et en soignant la scission entre l’homme et la nature par l’immersion en elle. p. 227

Le champ que les Lumières avaient ouvert à la pratique de l’ingénierie sociale. p. 239

La méfiance de soi entraîna une promotion exacerbée du Volk et du fantasme selon lequel les gens ancrés par les liens du sang et de la terre finiraient par triompher. p. 250

Une variante conservatrice du populisme qui postule un État défini par l’intégrité originelle, ou unité du peuple, par opposition aux élites transnationales, tout en étant lui-même profondément impliqué dans le monde moderne mondialisé.p. 250

Chaque groupe « blessé » définissait son sentiment immédiat d’appartenance sans réserve en invoquant son propre « peuple », sa propre communauté religieuse ou ethnique. p. 261

En politique des symboles forts sont plus importants qu’une doctrine claire ou un projet spécifique. p. 271

Redécouverte du non civilisé à l’intérieur de l’âme humaine, de la grandeur et de la régénération nationales et de la lutte pour l’existence. p. 286

Les sociétés périssent parce qu’elles sont dégénérées » . p. 288

Le problème central, pour eux, était une culture moderne décadente ou dégénérée qui engendrait l’égoïsme, le cynisme et la passivité. p. 290

Les revendications d’individus possessifs et égoïstes aux dépens de ceux qui étayaient l’expansion de la société marchande dans le monde. pp. 296-297

« Rien ne rend le soi conscient de lui-même autant qu’un conflit avec le non-soi. Rien ne peut souder les peuples en nations et les nations en États aussi bien que la pression d’un ennemi commun. La haine unit autant qu’elle sépare. » p. 304

La véritable liberté ne consiste pas dans le droit de choisir le mal, mais dans le droit de choisir les voies qui mènent au bien ». p. 307

« les limites de l’univers – c’est là que se sont les frontières de mon pays ». p. 310

Jingoism, un chauvinisme extrême – un mot (entré dans la langue anglaise en 1878) que J.A. Hobson, le rencontrant pour la première fois, tenta de définir comme un « étrange amalgame de sentiment de race, de pugnacité animale, de rapacité et d’énergie sportive », une « soif primitive qui exulte dans la chute et la souffrance d’un ennemi. p. 316

Les sentiments, images et symboles retentissants galvanisaient les individus isolés mieux que l’Histoire ou les arguments rationnels. Mazzini, puis Sorel soutenaient que les mythes étaient nécessaires pour impliquer et mobiliser des êtres humains dans les politiques de masse tout autant que dirigeants qui représentent l’agent collectif de l’Histoire. p. 318

C’est à présent le tour de bien d’autres pays de subir cette valorisation amère de l’ignorance, ou des mythes, p. 318

Les communications numériques contribuent à créer et à consolider de nouvelles mythologies de l’unité et de la communauté. p. 319

La politique délirante, frénétique, démesurée d’aujourd’hui – un idéalisme rhétorique échevelé de la nation, de la race et de la culture – est souvent le fait d’individus sans lien avec des partis ou mouvements politiques. p. 319

Dichotomie impitoyable du nous-contre-eux qui fonde le nationalisme moderne. Les gens recherchent l’estime de soi à travers un sentiment d’appartenance à un groupe défini par l’ethnicité, la religion, la race ou une culture commune. p. 320

Clichés à la Ayn Rand – ambition, volonté de fer, acharnement. p. 321

Les nouveaux horizons du désir individuel et de la peur ouverts par l’économie néolibérale mondiale ne favorisent pas la démocratie et les droits de l’homme. p. 321

Le ressentiment* – ici, celui des gens laissés pour compte par l’économie mondialisée ou méprisés en politique, dans l’entreprise et dans les médias par ses dominants habiles et leur claque – demeure la métaphysique par défaut du monde moderne depuis sa définition par Rousseau. Et son expression la plus menaçante à l’ère de l’individualisme pourrait bien être l’anarchisme violent des déshérités et des superflus. p. 325

« L’arrogante virilité américaine ». p. 328

La main invisible du marché ne peut survivre sans le poing caché. McDonald’s ne prospérera jamais sans McDonnell Douglas – le concepteur des F-15S.  pp. 343-344

« Le grand Témoin, ce n’est pas Dieu, c’est la Réalité.p. 344

Moussab al-Zarqaoui, le père spirituel de Daech, était un proxénète et un dealer de province avant de se lancer dans l’établissement d’un Califat en Irak en un temps record, avec des mises en scène théâtrales d’une sauvagerie extrême. pp. 344-345

Des Jacobins aux actuels changeurs de régime et autres promoteurs de démocratie, se sont arrogé le monopole, jadis réservé à Dieu, de créer le monde humain en éliminant dans la violence tous les obstacles sur leur chemin. p. 346

Moussab al-Souri : « Al-Qaida n’est pas une organisation, ni un groupe, et nous ne voulons pas qu’il le soit […] C’est un appel, une référence, une méthodologie. »  pp. 347-348

Daech, né pendant l’implosion de l’Irak, doit son existence à l’opération Infinite Justice and Enduring Freedom (opération officielle du gouvernement américain pendant la guerre d'Afghanistan menée à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et comportant plusieurs opérations subordonnées toutes sous la marque de la guerre contre le terrorisme.)plus qu’à n’importe quelle théologie islamique. Il est le produit par excellence d’un processus radical de mondialisation dans lequel les gouvernements, incapables de protéger leurs citoyens d’une invasion étrangère, des brutalités policières ou des turbulences économiques, perdent leur légitimité morale et idéologique, créant un espace pour des acteurs non étatiques tels que gangs armés, mafias, milices, seigneurs de la guerre et autres individus en quête de vengeance. p. 349

On peut dire sans hésiter qu’il y aura à l’avenir un nombre beaucoup plus grand de tels hommes et femmes, faits et défaits par la mondialisation, détachés de toute cause ou motivation spécifique, mais la tête pleine de rêves de violence spectaculaire – des hommes et des femmes qui apporteront à la politique et à la vie elle-même une atmosphère d’apocalypse imminente. p. 352

Pour lui, les Européens étaient loin de regarder en face la mort de Dieu et ses conséquences radicales. Ils avaient tenté de faire revivre le christianisme dans les idéaux et les idéologies modernes de la démocratie, du socialisme, du nationalisme, de l’utilitarisme et du matérialisme. En mettant l’accent sur l’humanitarisme et la pitié, ils avaient adopté la « mentalité d’esclave » des premiers chrétiens de Rome. Nietzsche dénonçait ces avortons, les derniers hommes ordinaires de l’Histoire poursuivant leur pathétique invention : un bonheur bovin. p. 357

L’incorrigible volonté humaine préfère vouloir le néant et la destruction à ne rien vouloir du tout. p. 358

». La civilisation occidentale elle-même était « la civilisation d’une minorité […] rendue possible uniquement par l’existence d’une majorité de prolétaires », engendrant d’un côté un culte du pouvoir, et de l’autre la servilité. p. 360

du Zarathoustra de Nietzsche, « le futur n’existe pas » et « l’homme réellement libre crée sa propre moralité ». p. 363

Que le mal réside plus profondément dans les êtres humains que le supposent nos socialistes-médecins, qu’aucune structure sociale n’éradiquera le mal, que l’âme humaine restera ce qu’elle est depuis toujours ; que l’anormalité et le péché sont issus de l’âme elle-même ; et finalement que les lois de l’âme humaine sont encore si peu connues, si obscures à la science, si vagues et si mystérieuses qu’il ne saurait y avoir de médecins ni de juges définitifs. p. 367

Ce révolutionnaire (Bakounine) sans patrie entrevit que dans des régions significativement étendues du monde – le nôtre – les idéologies du socialisme, de la démocratie libérale et de l’édification de nations perdraient leur cohérence et leur attrait, laissant place à des acteurs politiques mobiles et dispersés créant des spectacles violents sur la scène mondiale. p. 378

Les révolutions politiques avaient tiré les masses de leur état de passivité, mais elles « se désintégraient sous le poids de leur totale impuissance ». « Elles n’ont pas, écrivait Herzen, fait advenir l’ère de la liberté. Elles ont allumé de nouveaux désirs dans le cœur des hommes, mais n’ont pas apporté de solutions pour les satisfaire. »
pp. 379-380

Rousseau fut parmi les premiers à comprendre qu’un pouvoir qui manque de fondations théologiques ou d’autorité transcendante et qui est conçu comme un pouvoir sur d’autres individus en compétition est intrinsèquement instable. On ne peut le posséder que temporairement et il condamne les riches comme les pauvres à un état permanent de ressentiment* et d’anxiété. p. 386

La lutte brutale pour l’existence et la reconnaissance en est venue à définir les relations individuelles aussi bien que géopolitiques dans le monde entier. Des milliards de personnes parmi les plus pauvres sont prisonnières d’un cauchemar social-darwiniste. p. 387

Les classes moyennes éduquées, longtemps saluées comme le véhicule des valeurs démocratiques, sont hantées par la peur des plans sociaux. p. 387

La mondialisation, tout en promouvant l’intégration au sein d’élites avisées, attise le sectarisme politique et culturel partout ailleurs, notamment parmi les gens entraînés malgré eux dans la compétition universelle. pp. 393-394

Les communications numériques offrent un soulagement contre la peur, l’angoisse et l’incertitude qui envahissent tout. p. 394

L’exode colossal des vies humaines dans le cyberespace transforme plus radicalement encore les vieilles notions de temps, d’espace, de connaissance, de valeurs, d’identités et de relations sociales. p. 395

L’amour-propre peut rapidement dégénérer en une pulsion agressive dans laquelle un individu ne se sent reconnu qu’en étant préféré aux autres et en se réjouissant de leur abjection – selon la formule lapidaire de Gore Vidal : « Il ne suffit pas de réussir. Il faut que les autres échouent. » p. 397

En Europe et aux États-Unis, une réaction courante et efficace des élites régnantes face au délitement des récits nationaux et à la perte de légitimité est d’attiser les peurs contre les minorités et les migrants par une campagne insidieuse qui se nourrit en permanence de l’aliénation et de l’hostilité qu’elle provoque. pp. 402-403

Daech représente un stade ultime de la privatisation de la guerre qui caractérise, avec de nombreuses autres privatisations, l’ère de la mondialisation. Daech ressemble à de nombreux courants suprémacistes raciaux, nationaux et religieux en ce qu’il offre à l’angoisse et à la frustration de la vie personnelle l’exutoire d’une violence mondialisée. pp. 403-404

L’attrait des démagogues réside dans leur capacité à se saisir d’un mécontentement général, un sentiment de dérive, de rancœur, de désillusion et d’instabilité économique, pour le transformer en projet d’action. p. 404

Nous agripper à nos dualismes métaphysiques rassurants et continuer d’insister sur la rationalité de la démocratie libérale contre « l’irrationalisme islamique » tout en livrant des guerres interminables à l’étranger et en nous attaquant aux libertés civiles chez nous.  p. 405

Notre société, toujours si sûre de sa supériorité et de sa rectitude, si confiante en ses principes non éprouvés, s’est-elle agrégée autour d’un noyau plus permanent qu’un conglomérat de banques, de compagnies d’assurances et d’industries, et professe-t-elle une foi plus essentielle que celle des intérêts composés et de l’entretien des dividendes ? »  p. 405

Les islamistes radicaux, entre autres nombreux démagogues, tirent leur puissance d’attraction du profond ressenti d’incohérence des concepts – « démocratie » et « droits individuels », notamment – avec lesquels le plus grand nombre tente encore, par réflexe, de consolider les défenses idéologiques d’un système évidemment dysfonctionnel à la base. La politique et la culture contemporaines semblent avoir bien peu à offrir pour contrebalancer leur offre d’identité collective et de valorisation de soi à des individus isolés et inquiets. C’est pourquoi l’échec à contrôler l’expansion et l’attrait d’une organisation telle que Daech n’est pas uniquement militaire, mais intellectuel et moral. p. 406

vendredi 21 juin 2019

Demain les Posthumains, Jean Marie Besnier, Fayard Pluriel

Demain les Posthumains, Jean Marie Besnier, Fayard Pluriel





« Les ordinateurs étaient à l’origine des machines très grossières et distantes, dans des pièces climatisées où travaillaient des techniciens en blouse blanche. Ils sont ensuite arrivés sur nos bureaux, puis sous nos bras et maintenant dans nos poches. Bientôt, nous n’hésiterons pas à les mettre dans notre corps ou dans notre cerveau1. » p. 13

En 1977, Jacques Ellul avait raison de conclure son livre Le Système technicien1 en remarquant que si la technique est devenue cette puissance autonome qui conditionne tout ce qu’il est permis de faire et si, par là, elle est indifférente à la morale, alors elle ne peut que justifier l’irresponsabilité et produire « l’amoralisation de l’homme. p. 16

Il faut se prémunir contre l’angélisme qui risque toujours de résulter d’un attachement à des valeurs prétendument éternelles. L’évolution imprévisible des technosciences menace de faire advenir une réalité parfaitement inédite, qui interdira de se réfugier dans l’abstraction souvent induite par une vision morale du monde. pp. 18-19

Cet humanisme souhaitait seulement considérer comme proprement humain : un monde de semblables composant « l’espèce humaine », liés par l’amitié et par l’échange culturel qu’autorisèrent principalement les livres. Or, un clone n’a pas sa place dans ce monde, selon Habermas, car lui font défaut les attributs de naissance qui ouvrent la mémoire générationnelle sans laquelle il n’est pas de culture humaine. p. 19

Freud s’était plu à rappeler que l’humanité avait connu dans son histoire une triple humiliation, du fait des découvertes scientifiques : celle que lui infligea Copernic en révélant que la Terre n’est pas le centre de l’univers, celle qui résulta de l’œuvre de Darwin mettant en lumière l’ascendance animale dont l’humain procède et celle que la psychanalyse finit par asséner en persuadant l’homme qu’il est déterminé par des forces inconscientes. p. 20

Bien-vivre individuel et collectif que les Grecs nommaient « éthique ». p. 22

Michel Serres explique volontiers que l’idée de Contrat naturel qu’il défendit jadis ne traduisait pas chez lui un accès d’animisme aigu, comme on l’en a soupçonné, mais qu’elle exprimait le fait que nous avons affaire non seulement avec des hommes mais aussi avec des plantes, des animaux, de l’eau, des objets de toutes sortes… Bref, avec tout ce qui forme la totalité ouverte dont s’entretient notre existence individuelle et sociale. À cet égard, il avoue reprocher à la philosophie de s’être focalisée, dès ses premiers commencements, sur la polis, c’est-à-dire sur la cité limitativement constituée par les seuls citoyens, au détriment de toute autre relation. Mieux vaudrait substituer à la « politique », proclame Michel Serres, l’idéal suggéré par le concept (latin) de familias pour défendre l’exigence éthique requise par les multiples relations qui édifient le stade d’hominisation que nous avons atteint et qu’il nomme « l’hominescence1 ». La cosmopolitique devrait ainsi déraciner la politique issue d’Aristote et de Kant, cette politique qui s’en tient exclusivement à l’intersubjectivité humaine, et ouvrir le dialogue avec le non-humain qui nous fait – justement – humains…pp. 30-31

Nous avons éradiqué toute technique, où l’on punit sévèrement ceux qui s’intéressent à l’âme des machines en les enfermant dans un monde à part, celui des ingénieurs, des techniciens et des technocrates ». p. 36

« En réalité, il faut considérer les machines comme le mode de développement par lequel l’organisme humain est en train de se perfectionner. […] Car un train n’est pas autre chose qu’une botte de sept lieues que cinq cents personnes peuvent posséder en même temps. » p. 36

La morale et le droit se prêtent peu aux révolutions, ne fussent-elles que mentales. Force est pourtant d’envisager que les robots – et plus largement les technologies productrices d’êtres potentiellement autonomes – nous contraignent à réviser de fond en comble nos certitudes. L’ère du posthumain qui s’annonce est, pour cette raison, propice à la philosophie. p. 39

Dans ce monde virtualisé, on peut bien vivre – à défaut de vivre bien –, à condition de s’adapter à la dimension sans profondeur ni affect que les technologies ont imprimé à l’humain. Seuls quelques réfractaires en voie de disparition paraissent encore éprouver la douleur d’exister et le souci de la liberté. Utopie plutôt New Age, d’un côté, avec le triomphe de l’intériorité et la satisfaction des désirs. Utopie posthumaine, de l’autre, avec la description d’une humanité à peu près décérébrée et condamnée à céder la place aux créatures qu’elle a engendrées du temps où elle avait encore l’initiative. p. 46

Création de mythes inspirés de la science afin d’agir directement sur la conscience . p. 48

L’obsession de s’arracher à la nature, par laquelle on a souvent décrit l’esprit moderne, s’est donc transmuée en une aspiration à transgresser la nature humaine. p. 49

Le langage serait responsable d’avoir réduit notre rapport au monde à sa seule dimension utilitaire – les mots ayant la vertu paradoxale de nous donner prise sur les choses. (
p. 49

Abandonner les prin-cipes aristotéliciens d’identité et de tiers exclu. La science du XXe siècle bouscule en effet la logique sur laquelle reposait l’ontologie des philosophes depuis les Grecs. pp. 50-51

En fait, le mot est incapable de tuer la chose, on peut s’en réjouir si l’on est poète, mais aussi le déplorer si l’on considère la science comme un langage idéalement bien formé, susceptible de clarifier l’embrouillamini du réel. p. 51

« La carte n’est pas le territoire » – a voulu traduire la revanche du réel (ici : l’espace tangible tel qu’il s’offre à l’exploration) contre la représentation censée l’offrir au regard (ici : le relevé topographique). p. 51

E-Prime » (« English Prime »), dont la caractéristique était de proscrire le verbe « être », non pas comme auxiliaire mais comme signe d’identité. Ne restait à ce langage que la possibilité de dire la similarité ou l’association, mais pas celle d’affirmer l’égalité ou l’identité. Avec l’« E-Prime », nous pouvons associer une réalité à une autre, dans une proposition, mais pas la réduire à elle dans une relation d’identité. p. 52

Intention d’en finir avec une conception fermée de l’homme, telle que l’humanisme l’a longtemps confortée .p. 53

L’avènement des possibles que prospecte toute utopie suppose qu’on résiste à la sclérose du langage renforcée par l’autorité et le formalisme de la science issue des Temps modernes. Si, en outre, cette sclérose révèle qu’elle a contaminé le système des valeurs de l’humanisme, au point d’exiger qu’un homme ne soit jamais davantage que le concept qui le désigne, on comprend que l’utopie qui veut en finir avec le terrorisme du langage se présente comme posthumaniste. L’éthique qui cherche à anticiper et à exprimer le désirable individuel et collectif ne peut que bénéficier, comme on verra, de la désubstantialisation des concepts et de la défétichisation des mots. pp. 54-55

L’homme est homme parce qu’il sait s’arracher à l’inertie naturelle, grâce à l’éducation, contrairement aux animaux qui ne le peuvent pas. p. 56

Le scandale du posthumanisme survient lorsque s’impose l’idée que la transformation du corps, autorisée par la puissance biotechnique, risque de transformer l’esprit dans des proportions que l’éducation seule n’a jamais pu imaginer, et ce, de manière irréversible. p. 58

L’opposition de l’humanisme et du posthumanisme paraît radicale. Le premier conserve à l’homme les attributs de la finitude que révèle le dualisme esprit-corps ; le second réduit le corps à un simple épiphénomène dont la cybernétique, par exemple, nous promettrait la suppression. p. 60

L’Orient s’intéresse moins à la connaissance objective du monde – sophia – qu’à l’essence existentielle – ousia ; qu’il préfère l’intuition à la raison, les symboles aux concepts, la réalisation de soi par l’annihilation du moi à la réalisation de soi par le développement de l’individualité1. pp. 62-63

Avec le triomphe d’Internet et des technologies du virtuel, le corps se trouve dématérialisé et apparentable à la flamme qui circule de proche en proche, dans le cyberespace – cette matrice de tous les possibles qui résulte de l’interconnexion planétaire des ordinateurs.p. 69

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty comparait le corps non pas à un objet physique mais à une œuvre d’art – « un nœud de significations vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de termes covariants1 ». p. 70

« L’homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle », le produit d’expériences singulières et non pas le spécimen d’une classe universelle découpée au sein du règne du vivant.  p. 71

 « L’ordinateur est une énigme. Non pas en ce qui concerne sa fabrication ni son emploi, mais il apparaît que l’homme est incapable de prévoir quoi que ce soit au sujet de l’influence de l’ordinateur sur la société et sur l’homme1. ». p. 73

Ce ne sont pas les ordinateurs qui sont sur le point de prendre le pouvoir sur les hommes, mais les humains qui sont de plus en plus enclins à devenir comme des machines pensantes. p. 74

Cette fois-ci, l’homme ne prétend pas être omniscient “à l’égal de Dieu”, mais vise à devenir semblable à l’instrument, c’est-à-dire “l’égal d’un gadget”À la racine de cette aspiration à imiter les machines, il y a bien – comme dans les métaphysiques ou les religions – cette impatience à fuir la condition humaine. p. 76

Les neurosciences permettront de plus en plus de modifier l’humeur, de réduire l’agressivité, de moduler la dépression ou la surexcitation ou même de provoquer l’extase – et il n’y a pas lieu de s’en réjouir si l’on tient à la notion de libre arbitre. p. 80

Tant que l’on croit encore en l’avenir de l’homme, on s’inquiète à juste titre des modifications que les sciences et les techniques pourraient lui faire subir. p. 81

Ces techniques ne peuvent plus, en effet, dissimuler les intentions eugénistes qui habitent l’esprit de nos contemporains. p. 82

Si l’homme doit être perfectionné, c’est avant tout pour se montrer digne des machines qu’il a inventées et dont il a peuplé son environnement. La coévolution de la technique et de l’homme devient un impératif, après avoir été un avantage sélectif pour l’espèce – un impératif pour peu qu’on souhaite préserver l’équilibre et ne pas se laisser distancer par nos machines. p. 83

Kurzweil prédit là, sérieusement, l’émergence du corps humain version 3.0 – un corps équipé d’ordinateurs quasi invisibles qui capteront des signaux venant d’environnements virtuels, tout aussi réels pour eux que s’ils venaient du monde des corps physiques. Le cerveau interprétera ces signaux au même titre que les stimuli sensoriels constitutifs de toute expérience véritable. Rien de plus simple, dans ces conditions, que de changer d’apparence physique et de devenir quelqu’un d’autre. pp. 86-87

Le désaccord vient de la nature de ce qu’est l’être humain. Pour moi, l’essence de l’humain n’est pas dans nos limitations – même si nous en avons beaucoup – mais dans notre capacité de les dépasser. Nous ne sommes pas restés cloués au sol. Nous ne sommes pas restés sur notre planète. Et déjà nous ne nous contentons pas des limitations de notre biologie. p. 90

Nous devons reconnaître ce qui est important dans notre humanité. Mais il n’y a aucune raison de célébrer nos limitations1. » (p. 90

Dénaturation ? Le mot n’est pas trop gros. Il évoque l’incrimination portée par Rousseau à l’encontre de la société humaine coupable d’avoir enclenché une histoire qui l’éloigne toujours davantage de la nature et de ses vertus. La dénaturation, c’est le mal, aux yeux du philosophe. p. 93

Le fait que nous parvenions aujourd’hui à simuler techniquement les comportements humains, grâce à des robots anthropomorphes aux performances sidérantes, nous expose au même problème éthique que celui imposé par l’animal : que devons-nous donc retenir comme spécifiquement humain ? p. 94

Les Temps modernes, et Kant tout le premier, avaient répondu à leur façon, en proclamant – contre Rousseau – qu’il n’est d’humanité que dans la rupture avec la nature. p. 94

Nous ne sommes peutêtre pas à la hauteur des proclamations modernistes dont nous paraissions nous être enivrés. p. 95

Cohérence de nos engagements en faveur du progrès indéfini revendiqué par les Lumières. À l’heure où l’arrachement à la nature offre sa pleine mesure, grâce aux technologies, nous nous surprenons à paniquer et à nous découvrir bien moins enclins à la Modernité. p. 95

Il faut que la Nature se présente à nos yeux avec une connotation quasi religieuse pour que la notion de transgression soit envisageable. p. 97

La démesure qui heurte le sens commun est salutaire puisqu’elle oblige la Nature à accoucher de nouveaux possibles et être ainsi conforme à sa… nature. C’est cette perspective que voulait accréditer Sade. p. 97

Parler de transgression de la Nature – ou même des lois de la Nature –, c’est donc faire retour vers une mentalité prémoderne. Cela dit à l’adresse des écologistes qui cèdent volontiers au langage de la profanation. p. 98

Tout se passe comme si, en effet, revenait en force le préjugé selon lequel la science et la technique sont profondément solidaires, en Occident, de déterminants symboliques dominés par la faute et la culpabilité. pp. 98-99

Il n’est de savoir qu’émancipateur et obligeant à quelque chose comme un parricide. La transgression est dans l’ordre de l’humain. p. 99

Parmi ces gestes, il en est certains que les anthropologues et les philosophes privilégient : en tout premier lieu, celui du sacrifice – geste souverain par excellence, selon Bataille, parce qu’il méprise l’ordre des choses utiles –, celui de la fête qui nie rituellement les interdits, celui du crime qui défie l’ordre du bien, celui de l’érotisme qui déjoue l’impératif de la reproduction, celui de la révolution qui renverse l’ordre ancien…p. 100

La transgression est paradoxale. Elle organise ce qui est par essence désordre. Elle est, dit Bataille, « le principe d’un désordre organisé. p. 100

Identique de dire que l’homme est un être de culture et qu’il est un être qui transgresse la Nature.p. 101

La culture est d’essence transgressive, même si elle est ensuite amenée, dans son expression, à refouler cette essence et à se laisser instrumentaliser, en servant elle-même par exemple le primat des valeurs utiles.  p. 101

La transgression est devenue l’expérience dominante dans notre culture. Une culture qui se vit comme marquée par la mort de Dieu, pour cela vouée à l’illimité. L’épreuve que nous en faisons (à travers la sexualité, selon Foucault, mais aussi à travers la perception du caractère exorbitant de nos entreprises technoscientifiques) est, pour cette raison, proprement humanisante. pp. 103-104

Notre frayeur devant l’imminence d’un monde dans lequel nous serions débordés et contestés par les créatures issues de nos technologies ne traduit donc qu’en surface un comportement régressif : celui que des êtres primitifs ont pu manifester devant la démesure des phénomènes naturels. p. 104

Nous débarrasser de l’illusion consistant à croire que nous aurions mis de l’ordre dans l’univers grâce à nos concepts, p. 105

Outrances de l’écologie dite profonde : comment éviter que la défense de la Nature ne verse dans une religion de la Nature ? p. 107

La Modernité ne pouvait en ce sens qu’inviter à cultiver l’artifice, le luxe, voire l’arbitraire pourvu qu’il résulte de la volonté humaine. p. 111

l’anti-Modernité est clairement assumée par l’écologie qui voit dans le progrès la source de tous nos maux. p. 111

La Nature n’est plus pour nous qu’un matériau indéfiniment manipulable, un « fonds » d’énergie à exploiter jusqu’à plus soif. À la sympathie qu’exprimait encore pour elle l’agriculteur s’est substituée une attitude agressive, celle du « moléculteur » préoccupé de sommer la Nature de se plier, jusque dans ses constituants physico-chimiques les plus infimes, au fantasme de sa toute-puissance. p. 114

L’homme finit par avoir honte de son origine naturelle, honte de devoir son existence au processus aveugle de la procréation et de la naissance. p. 114

l’idéalisme absolu des philosophes, qui finissent par enclore toute réalité dans leurs concepts,
p. 115

« La question de savoir si la machine est humaine ou pas est évidemment toute tranchée – elle ne l’est pas. Seulement, il s’agit aussi de savoir si l’humain, dans le sens où vous l’entendez, est si humain que ça. » L’âge du posthumain se trouve facilité par la réduction mécaniste de l’homme qu’ont permise les différentes techniques d’intervention sur ce que l’on a tenu longtemps pour sacré : les biotechnologies médicales, plus que tout autre, accréditent cette réduction. pp. 127-128

Le posthumain est inscrit dans la logique consumériste qui met à portée la manipulation de l’humain. L’idée d’Homme n’étant plus contraignante, la voie est ouverte pour son au-delà.
p. 129

L’idée qu’elles puissent nous dominer n’a plus sérieusement la vertu de nous effrayer. On se résout à vouloir confier l’émancipation des servitudes quotidiennes à des machines dont les facultés nous dépassent de plus en plus. On écarte l’inquiétude qui pourrait en résulter, en se disant qu’il faut tout au plus savoir ménager la puissance que nous avons produite, au point de faire les concessions qu’implique toute négociation avec les forts. p. 135

« L’organisation du travail a introduit une sorte de chasse à l’homme dans l’usine. Le corps humain est le seul point faible d’un ensemble mécanique. Ce n’est qu’au moment où le dernier homme aura été chassé de l’usine que l’on pourra envisager le perfectionnement harmonieux et sans limites de l’ensemble des machines1. » p. 135

Ce qu’il croit encore pouvoir se réserver comme son privilège exclusif et qui ne relève pas, espère-t-on, d’automatismes (la poésie, l’humour, le sentiment esthétique ou amoureux, la foi religieuse…) lui est contesté chaque jour davantage par l’arrogance des sciences de la cognition. p. 137

La frustration est grande pour l’usager des transports en commun auquel l’automate refuse inexplicablement de délivrer un billet, pour le client auquel un message téléphonique ordonne d’obéir à sa logique imbécile. La technique qui doit servir les besoins humains et nous délivrer de la servitude suscite une colère désespérée, en objectant son indiscutable supériorité. pp. 137-138

Plus les machines sont puissantes, plus le regard que les hommes portent sur eux-mêmes est négatif. La technique est un facteur de mésestime de soi. p. 138

Nous ressentons tous, aujourd’hui, pris dans le tourbillon des technologies et des médias, pris dans le cycle de l’accroissement technologique où l’archivage est si facile, si accessible que nous nous déchargeons de toute activité mémorielle1 ? p. 142

« Les sociétés actuelles sont résolument post-littéraires, post-épistolographiques et en conséquence posthumanistes1. » p. 145

Google : un moteur de recherche qui sélectionne mécaniquement des sites sur la base de critères de popularité et de fréquentation et qui favorise l’oubli de ce qui ne satisfait pas ces critères ? Qu’on s’habitue à cet oubli et à composer avec lui pour constituer sa mémoire et, avec elle, sa culture, voilà ce qui impose déjà une infranchissable limite aux idéaux humanistes1. Une humanité qui restreindrait son identité aux aléas des seuls itinéraires qu’elle aurait parcourus et retenus au cours de son histoire – à l’image de l’internaute auquel on prête une identité numérique sur la base de la navigation à laquelle il se livre sur le Web –, voilà ce qui solderait définitivement les ambitions prométhéennes du genre humain. p. 147

Ainsi notre époque remet-elle en cause les frontières qui, jusqu’à présent, garantissaient à l’humain sa définition et son identité. p. 151

« Les féministes ont aussi beaucoup à gagner en embrassant explicitement les possibilités inhérentes à la dissolution des différences qui opposent nettement organisme et machine et de toutes celles qui structurent de façon similaire l’identité occidentale1. » p. 152

Constat formulé par quelques technophiles avertis : désormais, disent-ils, nous pouvons éprouver notre solidarité à l’échelle de la planète. Grâce à Internet et à la connexion de nos ordinateurs, nous avons écrasé l’espace et le temps et réalisé une proximité qui rend pensable la fusion ; nous sommes devenus de simples neurones de la planète Terre, sans plus de consistance que celle d’un commutateur qui n’existe que parce qu’il laisse passer du courant, de l’influx ; nous n’existons plus que dans le passage… Tous ces discours sont désormais connus et n’éveillent plus de réactions scandalisées. Dans le meilleur des cas, ils conspirent à dégager les motifs d’une sagesse de l’avenir – une sagesse nimbée de religiosité, assurément, puisqu’elle doit nous assurer le lien universel. Cette sagesse invoque justement, à titre de préceptes, les trois vertus cardinales de la vulgate bouddhiste : la découverte de l’interdépendance, éprouvée dans le cyberespace grâce à l’interconnexion de nos ordinateurs, celle de l’impermanence, du fait du caractère éphémère et volatile de nos échanges, et celle enfin de la vacuité du moi, puisque la réduction à l’état de simples neurones de la planète nous rend interchangeables et toujours remplaçables. pp. 163-164

Le vivant ne doit son identité organique qu’au fait qu’il est en perpétuels réorganisation et renouvellement. Si le suicide cellulaire se dérègle, a-t-on pu montrer, alors survient la mort par prolifération de ce qui refuse de mourir (les tumeurs cancéreuses) ou par extinction de ce qui devrait vivre (les neurones dans les maladies dégénératives). p. 170

« L’organisation de la vie a été définie par sa connectivité : atomes formant des molécules, molécules formant des cellules, cellules formant des organes, organes formant des créatures, créatures formant des familles, familles formant des communautés. Chaque niveau est compris comme une étape du développement de la vie. Si nous pouvions grâce aux capacités de calcul faire en sorte que les communautés soient reliées en temps réel, nous introduirions un niveau supplémentaire au sein de l’espèce humaine qui rendrait difficile la définition précise d’un être humain. Cela élargirait notre manière d’opérer en tant qu’espèce vivante. La vie artificielle peut réellement être pensée comme une étape supplémentaire dans le cours de l’évolution. p. 171

La question fondamentale n’est pas de savoir si les machines pensent, mais si les hommes pensent. Le mystère qui entoure une machine pensante entoure déjà l’homme pensant.  p. 173

L’homme est déterminé par les contraintes biologiques de son espèce et par les aléas de son histoire individuelle. p. 175

Nous sommes le pur produit des caractéristiques de notre espèce ainsi que des circonstances qui nous ont façonnés. Le reste n’est que préjugé philosophique.p. 176

Après l’avoir tenté, le behavioriste le plus convaincu, le neurobiologiste le plus fanatique ne s’aventureraient plus à réduire Proust ou Mozart aux réactions d’une boîte noire ou à l’état de leurs neurones. Ils concèdent qu’une condition nécessaire (le système nerveux ou le cerveau, par exemple) n’est pas, en l’occurrence, une condition suffisante quand il s’agit d’expliquer ce qui est essentiel à l’homme, à savoir : sa vocation à incarner des valeurs susceptibles de changer le monde. Reste à vouloir continuer, il est vrai, à assumer semblable vocation. p. 177

Peter Sloterdijk décrit de manière assez mesurée comme l’échec de l’humanisme : des êtres chez lesquels prédominent les forces de désinhibition et qui accordent les pleins pouvoirs aux possibilités d’intensifier le vide qu’ils creusent en eux. Sommes-nous victimes d’une régression vers l’élémentaire ou bien engageons-nous l’aventure d’une mutation ? La question mérite d’être examinée. pp. 179-180

Les sciences ont poursuivi l’objectif de « naturaliser » les comportements humains, en leur assignant une origine toute biologique, en dissipant comme illusoire la notion de libre arbitre.
p. 181

l’histoire achevée et la citoyenneté planétaire ayant mis un terme à la dialectique du maître et de l’esclave, l’homme serait promis à un éternel présent et à la satisfaction définitive de ses aspirations. p. 182

Exit l’« être de désir », soumis jusqu’à présent à une ruineuse fuite en avant. Place au citoyen de l’État planétaire, qui n’aurait plus qu’à consommer les fruits de la civilisation. pp. 182-183

« Comment pourrions-nous déterminer cela même qui nous détermine ? Comment les hommes pourraient-ils agir sur une puissance extérieure à la volonté humaine1 ? » Vieille question qui fait le fond de la tragédie grecque et à laquelle répond le héros : se savoir victime du destin mais s’attacher à faire comme si l’on était responsable de ce que les dieux vous imposent – telle est la formule du défi tragique qui suppose, à tout le moins, une combativité et une insolence hélas, devenues, exceptionnelles chez les hommes. Les héros sont plus que jamais fatigués…pp. 192-193

Le rêve de Descartes – “se rendre maître et possesseur de la nature” – a mal tourné. Il serait urgent d’en revenir à la “maîtrise de la maîtrise”. p. 195

« Il va nous falloir apprendre à penser que, la catastrophe apparue, il était impossible qu’elle ne se produise pas, mais qu’avant qu’elle ne se produise, elle pouvait ne pas se produire. C’est dans cet intervalle que se glisse notre liberté. p. 199

L’immaîtrise est le nouvel idéal régulateur et elle implique à terme l’annulation même de l’initiative humaine. Seule devrait en effet se maintenir, en un premier temps, une activité technique délibérée, consistant seulement à modifier les conditions initiales de systèmes complexes qui seront soumis ensuite à leur dynamique propre. pp. 199-200

« La recherche fondamentale, c’est quand je fais ce que j’ignore être en train de se faire. »
 p. 200

: « De nos jours, écrivait-il dans Minima Moralia, être conscient de soi ne désigne plus que la réflexion que l’on fait sur le moi, en prenant conscience de ses limites, de son embarras et de son impuissance : c’est savoir qu’on est rien. pp. 202-203

Nous avons désormais affaire, ai-je suggéré, avec des hommes disposés à se débarrasser de leur intériorité au profit d’une étourdissante propension à communiquer tous azimuts les signes de leur subjectivité appauvrie. Nous sommes entourés d’êtres humains qui se sont habitués à ce qu’on les traite comme des boîtes noires dans lesquelles entrent des informations qu’on mesurera à la sortie, afin d’en mieux ajuster les prochaines. Nos contemporains considèrent de plus en plus leur corps comme un simple matériau remodelable et même remplaçable. p. 203

L’humanisme est devenu impraticable dans les termes que les philosophes issus de la Renaissance européenne lui ont appliqués.p. 204

Notre monde n’est viable que parce que nous y nouons des relations les uns avec les autres.
pp. 207-208

Les utopies posthumaines accomplissent la fonction critique de toute utopie : percer à jour les folies du monde réel, derrière l’imaginaire ou les fantasmes qu’il produit, afin d’orienter le présent vers un avenir désirable. p. 208