samedi 23 mars 2019


Pourquoi la  pensée humaine est inégalable ? Markus Gabriel, JC Lattés



La pensée humaine est un organe sensoriel. La pensée touche aux sens, c’est quelque chose de sensoriel, de sensuel aussi (donc, à son meilleur, quelque chose qui a trait au plaisir). p. 10



Le naturalisme affirme qu’on peut réduire toute connaissance véritable et tout progrès à une combinaison entre les sciences de la nature et la maîtrise technologique des conditions de survie de l’Homme.p. 13


la religion comme modèle d’explication de la réalité – un phénomène qui n’avait bien entendu jamais vraiment disparu. Avec le retour aussi des séductions démagogiques de prétendus « populistes » qui invoquent les mânes d’une identité nationale qui n’a en fait jamais existé ;p. 13


S l’expression de Hegel, cette « peur de la vérité » qui déferle actuellement sur nous, ou bien cette « peur de la connaissance . p.15


 erreurs de raisonnement à l’origine de la post-modernité, entre autres celle qui prétend qu’il n’y aurait absolument ni vérité, ni faits objectifs, ni réalité6. p. 15


Les livres de philosophie ont pour rôle de stimuler la réflexion de leurs lecteurs pour les inciter à penser par eux-mêmes. p. 15


je tiens la probabilité de se tromper pour un critère déterminant du réel. La pensée étant quelque chose de réel, p. 16


Quand nous pensons, nous appréhendons une réalité en tâtonnant, une réalité qui, en fin de compte, n’est accessible qu’à la seule pensée, tout comme les couleurs ne sont habituellement accessibles qu’à la vue et les sons à l’ouïe. p. 16


le flot d’informations auquel nous sommes constamment soumis dans l’infosphère – notre environnement numérique. p. 17


toute détermination de l’homme est une autodétermination. p. 21


La tribune contemporaine du marché des idées, c’est Internet, le média essentiel de l’ère numérique. Le cri de ralliement de ce livre s’énonce donc ainsi : Réfléchir first, numérique second. p. 22


Kant : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement. » p. 22


L’intelligence artificielle contemporaine est une profonde blessure pour l’homme, qu’il situe au rang des grandes révolutions qui ont affecté l’image de l’homme et du monde, comme l’héliocentrisme, la théorie de l’évolution de Darwin et l’exploration de l’inconscient par Freud3. p. 24


dans combien de temps l’infosphère – c’est ainsi que Floridi nomme notre environnement numérique – atteindra une sorte de conscience planétaire et se libérera de sa dépendance envers les humains. p. 25


l’homme est cet animal qui ne veut pas en être un. pp. 27-28


nous sommes tous des hommes au plein sens du terme, que nous soyons étrangers, autochtones, amis, voisins, femmes, enfants, hommes, comateux ou transsexuels. pp. 29-30


Aujourd’hui, à l’époque moderne, l’ultime horizon de notre autodétermination, sa vertu suprême, est déterminée par la conception que nous avons du genre humain. Nous ne sommes plus en quête d’une vertu suprême extérieure à l’homme, logée dans un monde divin. p. 31


une dangereuse crise idéologique. Par idéologie, j’entends une conception déformée de l’homme qui remplit une fonction socio-économique : elle justifie généralement, légitime implicitement le partage injuste des richesses.p. 33


Une idéologie est une sorte de virus de l’esprit qui circule dans les artères de la pensée et qui s’attaque au cœur même de la santé et de l’esprit sain, discrètement pour commencer, ici ou là, jusqu’à ce qu’il finisse par avoir raison d’eux. pp. 35-36

Ce que nous appelons intelligence artificielle est absolument réel. Le seul problème, c’est que cette intelligence n’est pas intelligente et qu’elle est dangereuse précisément parce qu’elle n’est pas intelligente.

Gabriel, Markus. Pourquoi la pensée humaine est inégalable ? p. 40

Nous avons vite fait de reconnaître nos propres processus de pensée dans des systèmes non vivants. p. 41

Dans la pensée nous ne sommes pas des « producteurs de présence » (producers of presence), mais des « échantillonneurs de présence » (samplers of presence). p. 49

Civilisation, c’est-à-dire de l’organisation commune de la vie humaine que rendent possible des règles du jeu explicites. p. 53

La pensée en tant qu’appréhension de pensées, d’idées, est conceptuelle, mais pas linguistiquement codée.

Gabriel, Markus. Pourquoi la pensée humaine est inégalable ? p. 55

Une phrase et un tableau n’expriment des pensées que si quelqu’un pense des pensées, sans que pour sa part cette pensée ait elle-même la forme d’une proposition ou d’un tableau peint. p. 56

Toute notre vie ne serait-elle qu’un long rêve tranquille ? Voire une illusion radicale dans laquelle, comme dans un rêve ou dans la Matrice, le monde extérieur n’existe pas ?  p. 57

A l’ère de l’information on assiste à un brusque accroissement du savoir et à la prolifération de la réalité. La nouveauté n’est pas que la réalité se dissimule derrière des écrans et des médias, mais que, grâce aux moyens de communication avec lesquels nous intervenons dans l’univers, nous créons des réalités nouvelles et en transformons d’anciennes. Nous n’avons pas perdu le contact avec la réalité, nous l’avons rendu infiniment plus complexe. Il n’y a pour ainsi dire jamais eu dans notre vie autant de réalité qu’aujourd’hui. p. 58

Nous ne pouvons jamais saisir directement, immédiatement l’impulsion elle-même, mais seulement l’interpréter. p. 58

Préjugé tenace qui affirme que dans la pensée nous ne traiterions que les données que nos sens nous proposent. p. 63

Notre pensée comme un sens, pour examiner et vérifier ensuite cette hypothèse dans les sciences naturelles et les sciences humaines. p. 63

Ce que nous apprenons de la réalité transforme nos expériences vécues, nos qualia. Le même vin a un goût différent pour un connaisseur que pour un néophyte, p. 65

Le problème de l’intégration sensorielle, ou traitement de l’information sensorielle par le système nerveux. pp. 66-67

Notre expérience consciente consiste en une impression plus ou moins unifiée. p. 67

Conscience comme une structure de pénétration cognitive. p. 67

L’unité universelle et synthétique des perceptions constitue, en effet, précisément la forme de l’expérience et n’est autre chose que l’unité synthétique des phénomènes par concepts. p. 67

Les scènes morcelées de notre vie sont réellement des champs de sens enchâssés dans bien d’autres champs de sens. Dans la réalité, il n’y a ni commencement réel ni fin réelle, l’infini nous guette de partout. p. 68

J’ai donc à ma disposition, en plus de ma perception, une perspective, un point de vue supérieur, qu’Aristote appelle perception de la perception. p. 69

Comme s’ils étaient doués d’une intelligence totalement neutre, ils n’obéissent qu’aux faits, qu’à l’optimisation technologique de leur espèce et ne se soumettent qu’à leurs chances de survie. pp. 76-77

Michel Foucault (1926-1984). Dans son livre qui a marqué toute une époque, Les Mots et les Choses, paru en 1966 et vite devenu un best-seller mondial, il affirme que l’homme est une construction née des hypothèses des sciences humaines du XVIIe au XIXe siècle. C’est au cours de cette période que « l’homme entre, et pour la première fois, dans le champ du savoir occidental. p. 94

Au centre de notre connaissance de soi apparaît une image de l’homme qui se substitue à cette ancienne idée que nous devrions harmoniser nos actions sous le regard d’une image divine. p. 96

Nous ne pouvons appréhender l’homme que grâce à la connaissance de soi. p. 99).

C’est l’interface entre nous et le réel. p. 106

Penser une pensée ne signifie pas la tenir pour vraie. p. 107

Pour l’IA, il n’est pas question de pensée, mais de modèle de pensée. Pour modéliser, un modèle doit au mieux ressembler à ce dont il est le modèle. p. 116

Par intelligence, on entend la faculté de penser. p. 116

L’informatique est issue de la logique. La logique s’intéresse aux lois de la pensée, pour autant qu’elle consiste à saisir des pensées. Les pensées sont en effet liées entre elles. La relation entre les pensées est représentée par des modèles de pensée grâce à des lois logiques. pp. 116-117

La composition d’une famille n’est pas une structure biologique, mais logique. Dans le contexte d’une famille, « père » et « mère » remplissent des rôles, et ne réfèrent pas à des espèces biologiques. Le père biologique d’un enfant n’est pas obligatoirement identique au père de famille. Qui dit le contraire fait une vilaine faute de logique. Être père n’équivaut pas à une espèce naturelle.  pp. 117-118

Le besoin d’un partage des rôles est aussi un fait biologique humain, mais cela ne dit pas comment chaque rôle doit être rempli. p. 118

Tout ce qui nous est vendu comme information ne correspond pas à la réalité. L’infosphère est d’une autre structure que celle du terrain des faits. p. 121

Mon ordinateur n’informe pas ma clé USB que dans ce texte il est question des limites de la compréhension. Ordinateur et clé USB ne s’entretiennent pas dans ma langue. p. 124

Toute intentionnalité est une faculté du cerveau. Par intentionnalité (du latin intendere = viser, orienter, guider) on comprend en philosophie la façon dont des états mentaux visent un objet, qui n’est pas. p. 127

Le constructivisme, qui serait la construction de la réalité par nos organes des sens ou notre appartenance à des groupes sociaux. p. 131

Nous prêtons notre intentionnalité à cette configuration de lignes. Nous dotons cette réalité de lignes d’une signification qu’elle n’aurait pas si nous ne la lui donnions pas.
 p. 132

Le christianisme a projeté dans les cieux des propriétés de l’homme puis proclamé l’existence de Dieu. p. 132

Les êtres vivants n’ont pas droit à notre respect moral parce qu’ils sont intelligents, mais parce qu’ils sont sensibles à la douleur. p. 133

Nous transférons, projetons des propriétés et des facultés humaines sur notre technique. p. 134

Nous voyons aujourd’hui le progrès technologique comme une superpuissance que nous sommes incapables de contrôler. p. 134

Les hasards heureux de la vie sont exactement ce qu’ils sont : des hasards heureux, ni plus ni moins, et les hasards malheureux ne sont rien d’autre que des hasards malheureux. p. 135

Le « travail civilisateur » (Die Kulturarbeit, l’expression est de Freud) à l’origine de notre civilisation moderne technologiquement très avancée a pour but de réduire la pression du hasard et de créer toujours plus de structures qui nous préservent d’une nature dangereuse et imprévisible. p. 136

Parce que nous sommes des êtres vivants pensants, nous réagissons à l’absence de signification de la réalité qui nous entoure en fabriquant une infosphère devenue pratiquement notre atmosphère spirituelle. p. 136

Qu’elles randonneront plus sur les sentiers mentaux qu’elles ont jalonnés avant le départ qu’elles ne vivront d’événements authentiques qui les mettraient en contact avec une nature inhumaine. p. 137

Notre vie spirituelle : c’est une fuite devant la peur originelle (Urangst) de l’absence de signification des choses. p. 137

Cette peur primitive devant l’anéantissement pousse l’Être à doter toute place vide d’une signification qu’il trouve lui-même, aussi couronnée de succès que le bloc (cluster) des restrictions imposées par le contexte, les offres et le développement de la civilisation le permet17. » pp. 137-138

Dans les médias on ne parle jamais des vrais problèmes moraux : il est sans cesse question d’étrangers, de migrants, de sans-abri, d’enfants pauvres, etc., sans qu’il y ait jamais de confrontation avec ces problèmes dans le but de les résoudre. p. 139

Les êtres vivants n’existent que parce qu’ils ont évolué durant des millions d’années et créé des systèmes leur permettant d’éviter d’avoir à s’intéresser en permanence à l’infini. p. 149

Le désir illusoire de concevoir, puis de construire une forme d’intelligence libre de toute attache émotionnelle, est un élément de la discussion actuelle sur l’essence et la portée de l’IA. p. 150

Les systèmes d’IA sont un réel danger pour l’humanité : ils prônent implicitement les systèmes de valeurs de ceux qui les ont créés – sans jamais les dévoiler. La Silicon Valley adopte une éthique, une image de la manière dont nous devrions vivre, et c’est dans cet esprit qu’elle programme une réalité artificielle qui se manifeste comme un innocent calcul neutre de modèles dont on prétend qu’ils sont reconnaissables dans de grandes banques de données. p. 151

Le fonctionnalisme affirme que l’intelligence humaine est un système ordonné de traitement de données qui a pour finalité de résoudre des problèmes déterminés. p. 152

Notre organisme est bien trop complexe pour être appréhendé comme une machine au sens classique, dans laquelle chaque pièce du mécanisme est fermement engrenée avec sa voisine. p. 155

Ce sont des technologies au carré, des méta-technologies, des technologies qui saisissent des technologies. Elles ne se contentent pas de nous faciliter la vie, elles y ajoutent de nouvelles manières de vivre. p. 169

La percée révolutionnaire de l’ère numérique consiste précisément en ce qu’on a créé une technique qui gère les technologies.  p. 169

Facebook est une combinaison d’autoportraits passés au peigne fin par des algorithmes et organisés en fractions représentatives d’un ensemble. p. 170

Le problème de ces positions social-ontologiques est qu’on confond le critère qui permet de distinguer un fait social avec le fait social lui-même. p. 176

L’intelligence artificielle est une logique pure désolidarisée de la pensée humaine.

Gabriel, Markus. Pourquoi la pensée humaine est inégalable ?. 187

L’ère numérique est celle du pouvoir de la logique sur la pensée humaine.p. 188

Nous tombons finalement toujours sur des paradoxes quand nous nous aventurons philosophiquement aux limites de la pensée et que nous nous demandons comment nous fonctionnons nous-mêmes. p. 198

L’intelligence humaine travaille sous la pression du temps et de manière analogique. Nous ne segmentons pas notre monde de vie en signaux numériques pour nous faire une image de ce que nous devons et voulons faire. p. 207

Heidegger conclut que nous sommes absolument incapables de penser sans qu’il y ait quelque chose de déjà là, de pré-défini, ce qu’il appelle « la chose à considérer », (« das Bedenkliche », radical denken = penser), c’est-à-dire le point critique de la réflexion. p. 219

Au regard de la cosmologie, nous sommes insignifiants. Même un novice en physique aura vite fait de reconnaître que nous sommes quasi invisibles à des échelles astronomiques : il suffit de contempler la voie lactée, notre galaxie, celle que nous habitons.p. 220

La révolution numérique a une fois encore radicalement exacerbé la structure médiatique de notre modernité. p. 224

Heidegger vient d’affirmer en 1949 que l’ordre général de l’après-guerre allait reposer sur le principe de la « vollständige Bestellbarkeit20 », de « l’être en permanente disposition ». p. 224

Les machines de personnalisation sont des systèmes avec lesquels on fabrique et on vend des mises en scène de soi. p. 237

Clic après clic, like après like et lier après lier, nos données sont extraites de notre vie et se diffusent sous forme d’information numérisée, et ce bien au-delà de notre rayon d’action. p. 237

Quelque chose procure du plaisir si cela entre dans notre indexicalité égocentrique ; en revanche, si quelque chose la dérange, il y a déplaisir. pp. 240-241

Nos prothèses d’esprit pourraient un jour prendre le contrôle de notre réalité spirituelle. p. 245

Il n’existe pas de critère d’efficacité absolu. Cette règle ne vaut pas que pour des jeux qui dépendent de règles mathématiques, mais pour toute situation à problèmes. p. 248

L’existentialisme affirme que la vie humaine n’a pas de sens absolu, déterminé en extériorité, mais que nous ne lui donnons un sens que par rapport aux situations dans lesquelles nous nous trouvons. p. 249

Quand on apprend quelque chose, on ne se crée que de nouveaux problèmes. p. 250

Jusque maintenant, n’est vivant que ce qui a été formé au cours de l’évolution.

Gabriel, Markus. Pourquoi la pensée humaine est inégalable ? p. 251

La structure physique de l’univers nous apparaît différemment de ce qu’elle est en réalité. p. 253

Il n’y a pas que mouvement ou repos mais que seul existe le mouvement, p. 253

« Notre univers mathématique », comme le nomme le chercheur du MIT Max Tegmark, est largement inaccessible avec nos modalités sensorielles classiques. p. 254

Est-il possible que quelque chose pense sans avoir de fondement biologique ? Des ordinateurs, des âmes immortelles (si contre toute attente il y en avait) et Dieu peuvent-ils même penser ? pp. 256-257

 « Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent. »  p. 263

Nous ne savons pas comment programmer l’alignement des valeurs de notre forme de vie dans une IA. p. 269

« On sait qu’il existe des artefacts qui réagissent aussi à des informations. Des voitures sans chauffeur réagissent à certaines informations qu’elles décodent et auxquelles elles prêtent ensuite une signification, par exemple freiner au passage des piétons et au feu rouge. Malgré ces comportements qui semblent rationnels, ces véhicules sont dépourvus de conscience. Mais derrière ces conduites, il y a toujours la conscience de leur constructeur, qui a donné à ces artefacts la signification que doit avoir l’information traitée. pp. 272-273

Aussi longtemps que nous ne savons pas comment les choses se passent réellement, nous pouvons exposer bien des théories philosophiques du complot et les recevoir comme si elles étaient vraies. pp. 276-277

Ces axiomes de Tononi sont l’existence intrinsèque (que je viens d’évoquer), la composition, l’information, l’intégration et l’exclusion. La composition affirme que notre expérience consciente est dotée d’une structure. Tandis que j’écrivais en toute conscience ces phrases dans ma chambre d’hôtel, j’avais conscience de mes doigts sur mon clavier d’ordinateur et de mon écran, et j’entendais en même temps le bruit d’une rue de Santiago du Chili, tout en étant conscient que Tononi lui aussi était quelque part dans une chambre du même hôtel. Tout état de conscience a quelque structure. L’information dit que toute expérience consciente est différente de toute autre. Elle se distingue de toute autre expérience parce qu’elle est fondamentalement unique, elle se différencie de n’importe quelle expérience que quelqu’un d’autre, ou moi-même, ne fera jamais. L’exemple de Tononi pour cet axiome est une analogie avec les photogrammes d’un film sur pellicule. Chaque photogramme contient ce qu’il contient et se distingue ainsi de tous les autres. Intégration signifie que toute expérience consciente a une structure qui n’est pas simplement réductible à ses parties. La conscience que vous avez du mot CHEMIN DE FER n’est pas constituée de la conscience du mot CHEMIN et de la conscience du complément de nom DE FER. Et même s’il en était ainsi, vous n’auriez pas une conscience formée des fragments CHE, M, IN, DE, FE, R. Pour Tononi, Exclusion signifie que la conscience est entièrement définie, circonscrite. Elle n’est que ce qu’elle est. Ni plus ni moins. pp. 279-280

Nous avons l’impression que nos représentants élus, c’est-à-dire les représentants du peuple avec leur légitimité démocratique, ne se sentent plus responsables de rien ou qu’ils sont obligés d’essayer de s’adresser de manière obsessionnelle à un peuple fictif qu’ils se bricolent selon une mythologie insipide. La crise de la représentation du réel et la crise de la démocratie représentative sont liées : la première remet en cause les faits objectifs, ce qui rend plus difficile la seconde, la survie de la démocratie dans notre prétendue « ère post-factuelle ». pp. 300-301

La démocratie requiert des citoyens majeurs et émancipés et des représentants du peuple tout aussi majeurs. À cause des nouveaux espaces publics numériques, ces derniers se retrouvent dans la nasse des bandeaux d’affichage d’informations en continu en bas de nos écrans, ainsi que des scandales qui se succèdent à la vitesse grand V. p. 301

des citoyens qui se demandent quelle est aujourd’hui la place de la politique dans la résolution des défis urgents. p. 302

L’image de l’homme transhumain qui s’esquisse actuellement est une illusion dangereuse. Elle repose sur l’idée qu’il ne serait pas impossible que notre vie et notre société tout entière soient une espèce de simulation dont nous ne pourrons avoir raison qu’en ajustant intégralement notre être-homme sur le modèle du progrès technologique. p. 311

La thèse de la simulation de Baudrillard. Elle affirme que la mondialisation est un processus activé, accéléré par des systèmes de signes vidés, dépourvus de contenu, qui se génèrent eux-mêmes. Des plateformes comme Facebook ou Instagram illustrent cette idée. Elles proposent simplement qu’on partage des contenus, générant ainsi une plus-value sans proposer elles-mêmes des contenus. Les images et les messages qu’on publie rétroagissent sur la réalité non médiatique, tout simplement parce qu’ils apparaissent en liaison avec les systèmes symboliques de réseaux sociaux. pp. 315-316

Des clients de ces plateformes qui, sans qu’ils s’en rendent compte, deviennent pratiquement les employés des réseaux sociaux. p. 316

Nous sommes devenus des « employés de la commande de ce que nous avons commandé. p. 316

La politique devient manifestement un « Show about Nothing » postmoderne, p. 316

Quand on décrit notre ordre mondial sous l’angle de son marché médiatique, on oublie aussitôt que les processus qui se déroulent à l’extérieur de la réalité de la sphère des médias n’en continuent pas moins d’exister. p. 317

Il y a un immense fossé entre la réalité sociale et cette illusion de croire que nous serions au seuil de la numérisation de la vie et de toute la société. p. 318

Selon Debord, l’ordre symbolique prend la forme d’un spectacle dont le but consiste à convaincre ses membres que tout va pour le mieux, qu’au fond tout est en ordre, alors qu’en reproduisant jour après jour les conditions de fonctionnement de l’ordre social, ils travaillent contre leur propre intérêt. p. 321

Trump est très intéressé à ce qu’on commente sa sottise dans les médias du monde entier. L’agitation constante autour de ses commentaires et tweets les plus récents sert son système de gouvernance. Pendant qu’on parle du nombre de boules de glace auquel les visiteurs de la Maison Blanche ont droit, qu’on raconte que Trump aime les burgers et qu’on ergote sur bien d’autres choses encore, tout aussi insignifiantes, il est réélu symboliquement, parce que c’est exactement le genre d’attention qu’il souhaite attirer sur lui. pp. 321-322

La numérisation actuelle est la dernière ligne droite avant l’asservissement définitif de l’homme par la loi du simulacre, cette loi qui détourne de la réalité avec tellement de succès qu’on aboutit à un aveuglement complet des producteurs de marchandises et des consommateurs. p. 322

Yuval Noah Harari (*1976) a parfaitement raison quand dans Sapiens, une brève histoire de l’humanité18, il défend l’idée que les hommes sont obligés de s’imaginer leur vie en s’inventant des histoires afin de maintenir la cohésion de groupes dont la taille dépasse une masse critique. p. 323

Nous vivons une reproduction quasi infinie de l’ordre symbolique médiatique. p. 323

Les récits monothéistes de la création ajoutent que les hommes sont une intelligence artificielle dont Dieu leur a téléchargé (insufflé) le software dans le corps (le hardware), qu’il avait auparavant façonné dans la glaise. p. 324

Le rôle de la physique est donc de découvrir le programme que Dieu utilise pour écrire l’histoire de la nature. p. 325

Pendant que nous dormons, il existe aussi une réalité non rêvée. p. 330

Il nous a donc fallu accepter des règles imposées par des autorités, règles que nous avons intériorisées sous forme de normes grammaticales. Il faut bien, à un moment ou un autre, faire confiance à quelqu’un, faute de quoi on ne saurait parler aucune langue ni critiquer ses propres pensées. p. 335

Avec cette simple réflexion, Wittgenstein remet sur ses pieds une image traditionnelle et complètement fausse de la pensée humaine : nous n’appréhendons pas la réalité depuis la chambre cachée de notre âme, nous sommes nous-mêmes quelque chose de réel, les deux pieds solidement plantés en plein réel.  p. 336

Une parfaite machine illusionnelle qui s’engendre elle-même à partir de rien, sans qu’il y ait une réalité, est logiquement impensable. p. 336

Quelles que soient les découvertes impressionnantes que nous ferons encore avec nos sciences de la nature, nous ne découvrirons jamais ce qu’est la réalité. Les sciences de la nature étudient du réel, elles n’étudient pas ce qu’est la réalité ou l’essence de la réalité. p. 346

Une métaphore transporte donc quelque chose d’une rive à l’autre (pour filer une métaphore du concept de métaphore dont je suis en train de parler). Une de ces rives est la réalité des pensées, l’autre la réalité du langage. Sans métaphores, impossible d’exprimer de nouvelles pensées. p. 363

La querelle entre une image du monde prétendument scientifique et une image du monde prétendument religieuse, actuellement surtout disputée aux États-Unis avec une singulière vigueur et non sans conséquences socio-politiques, est donc une querelle entre deux formes de superstition. Ni la vraie science ni la vraie religion ne sont fondées sur une image du monde matérialiste (ou autre d’ailleurs). p. 375

L’ordre économique mondial actuel qui nous noie sous des marchandises a pour conséquence une division du travail indéchiffrable. Des trusts mondiaux se servent de cette inintelligibilité pour essayer de créer, hors de toute observation et régulation bureaucratiques, des faits qui ne seront pas enregistrés. Les grands quasi-monopoles californiens du beau nouveau monde de l’ère numérique, les GAFAM, créent de nouveaux produits (des médias sociaux par exemple ou des produits de l’économie partagée, comme l’échange de logements ou le covoiturage), pour lesquels il n’y a pas encore suffisamment de systèmes de contrôle étatiques et fiscaux, et ils profitent ainsi de leur longueur d’avance. Ils sont actuellement les seuls à connaître certains faits (des algorithmes par exemple ou des pièges légaux qu’ils nous tendent, à nous leurs clients) dont ils tirent des profits. pp. 377-378

La fascination pour les États totalitaires, qui ont fait don à l’Europe de champs de ruines et ont laissé derrière eux une situation désastreuse, résulte entre autres du fait que le totalitarisme promet une bureaucratie de l’omniscience mise en œuvre par une surveillance générale et un contrôle intégral de toutes les transactions sociales, avec pour fin l’ordre social. À dire vrai, une telle omniscience est par principe impossible. Pour décrire cette situation, le sociologue Niklas Luhmann (1927-1998) a forgé le concept de « démobureaucratie » (ou bureaucratie participative). pp. 378-379

Nous vivons dans une société du savoir qui produit de la plus-value économique grâce à la science, la technologie et la bureaucratie. Cette plus-value ne peut être utilisée intelligemment que si l’on prend conseil auprès d’autres formes de savoir. Si on laisse filer les progrès des sciences et de la technique sans s’inquiéter du problème des valeurs, la prochaine bombe atomique ou le prochain dieselgate est à nos portes. p. 380

Appelons cette théorie, la théorie de la pensée de Frege. Frege y différencie trois points de vue distincts sur la pensée (Gedanke), ce qui nous fait avancer d’un petit pas : pp. 381-382

1. La saisie de la pensée – l’acte de penser
2. La reconnaissance de la vérité d’une pensée – le jugement
3. La manifestation de ce jugement.pp. 381-382

Aristote, est-elle « le plus divin de tous les phénomènes81 » ? Il distingue trois aspects de l’acte de pensée :
1. L’être pensant (le nous)
2. Ce qui est pensé (le noumenon)
3. L’acte de pensée (la noêsis)
p. 402

L’’humanité repose sur le fait que nous avons nous-mêmes une intelligence artificielle. En effet, notre intelligence est en grande partie un artefact de notre environnement culturel, c’est-à-dire social. p. 408

Les hommes ont installés sur des bases non biologiques sont une modélisation de la relation entre l’intelligence biologique et l’intelligence artificielle de l’homme. p. 408

Le mot « machine » vient du grec mêchanê, et signifie moyen, dispositif, mais aussi machination, stratagème et artifice. Nos machines remplissent la fonction d’abuser la nature, d’autres êtres vivants, avant tout d’autres hommes88. p. 412

L’idée de l’égalité des chances ne va pas de soi. Elle a été inventée parce que l’homme étant la plus grande menace pour l’homme, nous avons créé des systèmes sociaux qui nous protègent les uns des autres. p. 413

L’humanisme, la découverte que l’homme se reflète dans toutes ses activités. Ce que nous faisons est un miroir de ce que nous sommes – que nous nous en rendions compte ou pas. Cette idée n’a pas vieilli,  pp. 415-416

Un vrai tragédien devrait aussi être un vrai comédien90, ce que je comprends ainsi : l’essence de l’homme dépend de la manière dont nous nous définissons nous-mêmes. C’est à nous de décider si notre avenir sera une tragédie ou une comédie. p. 416

Nous ne pouvons pas échapper à notre vie.  p. 417

Depuis le tournant réaliste de la philosophie contemporaine, la crise de la représentation et la méfiance envers l’universalisme éthique se sont aggravées dans le monde entier.  p. 418

Je ne propose donc ici qu’un miroir, dans lequel vous pouvez vous reconnaître et juger vous-même jusqu’à quel point vous pensez (car il s’agit bien de votre opinion) avoir une identité si forte et si précieuse qu’elle vous autorise à vous faire une image dévalorisante de l’autre.  p. 421



lundi 18 mars 2019

Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle

Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle


Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle





Le but de la collapsologie n’est pas d’énoncer des certitudes qui écrasent tout avenir, ni de faire des pronostics précis, ni de trouver des « solutions » pour « éviter un problème », mais d’apprendre à vivre avec les mauvaises nouvelles et avec les changements brutaux et progressifs qu’elles annoncent, afin de nous aider à trouver la force et le courage d’en faire quelque chose qui nous transforme, ou, comme dirait Edgar Morin, nous métamorphose.

Psychologue Carolyn Baker, « en plus de vous demander ce que vous pouvez faire, demandez-vous aussi qui vous pouvez être  ».

Collapsosophie » (« sophie » = sagesse) l’ensemble des comportements et des positionnements qui découlent de cette situation inextricable (des effondrements qui ont lieu et d’un possible effondrement global) et qui sortent du strict domaine des sciences.

Est-ce que nous continuons à nourrir des rêves d’escapade ou est-ce que nous nous mettons en route pour chercher un territoire habitable pour nous et pour nos enfants ?

On rejoint ici le concept de « solastalgie  », ce malaise et cette peine liés au souvenir d’un lieu de vie (territoire et écosystème) détruit ou dégradé  . Ce sentiment de désolation est, par exemple, fréquemment ressenti par les migrants..

Camille Parmesan, chercheuse au statut international, spécialiste des effets du climat sur la biodiversité, également corédactrice des rapports du GIEC, à se déclarer publiquement « en dépression professionnelle ». 


Les émotions constituent le « chaînon manquant dans une communication efficace. Il faut les exprimer !

Informer des mauvaises nouvelles le plus sereinement et objectivement possible, pour que chacun et chacune arrive à agir au mieux.

Les postures gênantes sont donc le pessimiste-moins (= le boulet ; « Tout est foutu ! ») et l’optimiste-moins (= l’autruche ; « Arrêtez avec vos mauvaises nouvelles ! »).

L’espoir passif se résume par : « J’ai l’espoir de la voir revenir », ce à quoi l’espoir actif lui répond : « Alors va la chercher ! »

Václav Havel, « l’espoir n’est certainement pas la même chose que l’optimisme. Ce n’est pas la conviction que quelque chose se passera bien, mais la certitude que quelque chose a du sens, indépendamment de la façon dont cela se termine ».

Autrement dit, si nous attendons de tout savoir avec la plus grande objectivité avant d’agir, nous serons condamnés à assister impuissants au déroulement de l’Anthropocène depuis les fenêtres des paisibles laboratoires.

Edgar Morin : « Voilà ce qu’est l’histoire : des émergences et des effondrements, des périodes calmes et des cataclysmes, des bifurcations, des tourbillons, des émergences inattendues. Et parfois, au sein même des périodes noires, des graines d’espoir surgissent. Apprendre à penser cela, voilà l’esprit de la complexité.»

Tom Dedeurwaerdere propose de passer de l’interdisciplinarité à la transdisciplinarité. Il faut deux ingrédients de plus : ouvrir la pratique scientifique aux milieux non-scientifiques, et y inclure une éthique. Il s’agit non seulement d’arrêter de considérer la science comme « neutre », mais aussi de formuler des questions de recherche avec les acteurs de la société (monde politique, associatif, militant, etc.), collecter et analyser des données avec ces mêmes acteurs, et enfin appliquer les conclusions avec et pour la société. Plus un problème est contesté (ou pernicieux), plus la transdisciplinarité est justifiée 

Les territoires des peuples autochtones accueillent moins de 4 % de la population mondiale pour environ 80 % de la biodiversité planétaire.

Pour l’écrivain et professeur de sciences environnementales David Orr, la « crise [planétaire] s’est produite au moment et à l’endroit où le lien entre la connaissance, les moyens de subsistance et le fait de vivre a été cassé, et la connaissance a été utilisée dans le seul but d’augmenter la productivité  ».

Il ne suffit plus alors de demander à des scientifiques de chercher des « solutions optimales » (rationalité substantive), il faut créer un « processus visant à trouver des solutions communes et satisfaisantes » (rationalité procédurale).

il n’est pas […] nécessaire d’abandonner la rationalité pour ajouter des sentiments à la froide connaissance. Pour l’écrivain et professeur de sciences environnementales David Orr, la « crise [planétaire] s’est produite au moment et à l’endroit où le lien entre la connaissance, les moyens de subsistance et le fait de vivre a été cassé, et la connaissance a été utilisée dans le seul but d’augmenter la productivité 236 ».

Comme l’explique Arturo Escobar, « il n’y a pas d’individus, il y a des personnes en relation continue avec l’ensemble du monde humain et non-humain 260

Entraidologie

Les animaux, les arbres, les champignons et les microbes ne sont pas des êtres passifs, ce sont de redoutables politiciens. Ce sont même des paysagistes, et même des activistes, car ils transforment la terre depuis des millions d’années, contribuant à former et à maintenir la zone critique, ce minuscule espace de vie commun sur lequel nous vivons, et dans lesquels nous puisons sans relâche.

Comment faire du lien et donner du sens à nos vies et à notre époque.

S’engager dans ce monde changeant et imprévisible passe par la nécessité d’explorer, sortir des ornières, découvrir, expérimenter, défricher, se tromper, transgresser, oser, faire des ponts. C’est le propre d’un mycélium de champignon.

Le problème de notre société est qu’elle se trouve sous l’emprise d’une puissante culture qui ne jure que par l’individu et la compétition.

« Ainsi, ce qu’on sème, par le classement, c’est : chez les premiers, la vanité, la présomption, le mépris des inférieurs, l’arrivisme quand même ; chez les derniers, l’envie, le découragement, le dégoût de l’effort, la résignation. »

Notre société passe progressivement (et il est grand temps de le faire !) d’un « pouvoir sur » à un « pouvoir avec ».

C’est l’idée principale de Janine Benyus, la fondatrice du biomimétisme moderne  : s’inspirer des « Principes du Vivant » (qui assurent le fonctionnement des écosystèmes et des autres espèces) pour améliorer nos « défauts de conception ».

Et c’est cette circularité qui fait aussi de la mort un autre principe du vivant ! Nous sommes vivants parce que d’autres sont morts ; et en mourant, nous permettons à certains de vivre. La mort (évidemment associée à la reproduction et donc à la renaissance) est aussi la meilleure manière de constamment créer de la nouveauté, afin de s’adapter au milieu changeant.

Een permettant aux arbres de se connecter entre eux et de s’échanger des nutriments (des plus forts vers les plus faibles), ces champignons forment un immense réseau de redistribution très efficace qui ressemble furieusement à nos principes d’allocations familiales et de sécurité sociale… 400 millions d’années avant nous ! Cerise sur le gâteau, cette solidarité à grande échelle entre espèces se réalise sans conseil d’administration ni ministre de la Cohésion sociale, c’est-à-dire sans organisation hiérarchique pyramidale.

« Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité , la beauté et la stabilité de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse . »

« En raison de leur capacité à vivre pendant des millénaires – dans le cas de certains systèmes racinaires du peuplier faux-tremble , plus de 100 000 ans – leurs réseaux neuronaux peuvent, certainement dans de nombreux cas, dépasser de loin les nôtres. Les systèmes de racines de peuplier faux-tremble peuvent se propager jusqu’à 40 hectares de sol, créant un réseau de neurones considérablement plus grand que tout autre humain ayant jamais vécu. »

Terr’eveille, Travail qui Relie

Malgré notre formation scientifique (et plutôt antireligieuse), il nous est arrivé au cours de nos expérimentations « sauvages » d’avoir contacté un ressenti similaire : profond sentiment d’humilité et de respect, frissons de plénitude, sérénité, confiance, ouverture, simplicité évidente et retrouvée, etc. …/ Ce sentiment d’être en contact avec quelque chose de plus grand est ce que nous nous aventurons à nommer le « sacré ».

La spiritualité est une « réalité plus fondamentale et universelle que les religions ».

« L’adulte initié devient un novice au service de son âme et apprend l’art d’apporter son talent spécifique au monde»

Comme les « premiers » pas de l’initié dans son nouveau monde sont hésitants et risqués – car ils transforment l’être tout entier – cette métamorphose a un besoin vital de confiance et d’approbation de « vrais » adultes, des anciens. Mais où sont-ils ?

La démarche scientifique, pour Bacon, s’apparente donc à un interrogatoire de sorcière : il faut la forcer à nous livrer ses secrets. Voilà une ombre terrible pour la science moderne, que l’on s’est bien gardé de nous enseigner dans nos cours de philosophie.

Pour se développer confortablement, le capitalisme a eu besoin de plusieurs conditions : se débarrasser d’une vision trop personnifiée de la nature (en effet, comment tuer ou violer sa propre mère nourricière ?), détruire l’autonomie des communautés villageoises (les vieilles femmes étaient souvent celles qui guérissaient, aidaient aux accouchements et aux avortements), s’accaparer les terres paysannes (par les enclosures : l’abolition des droits coutumiers de gestion

Le patriarcat a imposé l’idée que le féminin était l’apanage exclusif des femmes, autrement dit que les émotions, le soin ou la vie intérieure, par exemple, ne pouvaient pas se trouver chez un homme, un « vrai ».

De même, les femmes n’étaient pas supposées faire étalage de qualités perçues comme masculines (donc de leur masculin), telles que le raisonnement, l’action, la capacité à défendre un territoire, l’agressivité, etc.

Qui sait nommer les plantes qui poussent sur le trottoir d’en face, ou dire quand aura lieu la prochaine phase de lune descendante ? Qui est capable de localiser cinq espèces de champignons vivant dans les environs ? Quelles espèces d’oiseaux migrateurs avez-vous déjà vues cette année ? À quand remonte la dernière fois où vous avez parlé à un arbre ? Plongé votre corps dans une eau non chlorée ? Pris un insecte dans votre main ? Dormi à la belle étoile ? Si, comme beaucoup, vous ne savez pas répondre à la plupart de ces questions, vous vivez peut-être ce que l’écologue et écrivain Robert M. Pyle, nomma en 1993 l’« extinction de l’expérience » ou la perte des liens directs et réguliers avec le monde vivant . Mais la perte de ces liens n’est pas qu’une question philosophique, c’est aussi une question de santé.


Mais peut -on encore ralentir, ou même stopper cette avancée de la domestication ? N’est-il pas temps d’envisager un grand mouvement féral, assumé, offensif et puissant de « réensauvagement » des mondes ?

Au-delà des petits gestes écologiques de la vie quotidienne, le sauvage se trouve être un lieu de guérison pour nos psychés et nos corps malades, en permettant d’accéder plus facilement à l’essentiel : paix intérieure, sens de la vie, conscience accrue de soi, des autres et de l’environnement, meilleure perception des capacités physiques, etc. Ce que les psychiatres et psychologues nomment la wilderness therapy a démarré dans les années 1990 (principalement pour les adolescents ), et a pris un essor considérable. À quand des « doses de sauvage » remboursées par la sécurité sociale ?

Sortir de notre tête (la raison), et de recontacter notre corps (l’intuition).

De nombreux penseurs, rappelle le philosophe et vétéran de la guerre d’Irak, Roy Scranton […] ont fait valoir que philosopher, c’est apprendre à mourir. Si cela est vrai, alors nous sommes entrés dans l’âge le plus philosophique de l’humanité – car c’est précisément le problème de l’Anthropocène. Le problème est que maintenant nous devons apprendre à mourir non pas en tant qu’individus , mais en tant que civilisation.

Cela ne signifie pas que nous faisons de la raison une ennemie (au contraire, elle est nécessaire), mais pour entamer un virage (ou une descente en vue d’un atterrissage), il faut arriver à dire et assumer que nous avons aussi besoin d’une vie spirituelle, éthique, artistique et émotionnelle bien plus riche !

« science sans âme… n’est que conscience des ruines », sortir de notre tête (la raison), et de recontacter notre corps (l’intuition.