Humain Trop
Humain, Friedrich Nietzsche
Voltaire :
« Croyez-moi, mon ami, l’erreur aussi a son mérite. »
L’imaginatif nie la vérité
devant lui-même, le menteur seulement devant les autres.
Si l’on fait comprendre à
quelqu’un qu’au sens strict il ne peut jamais parler de vérité, mais seulement
de probabilité et des degrés de la probabilité, on découvre généralement, à la
joie non dissimulée de celui que l’on instruit ainsi, combien les hommes
préfèrent l’incertitude de l’horizon intellectuel, et combien, au fond de leur
âme, ils haïssent la vérité à cause de sa précision.
Suspicion tout ce qui est
connu et connaissable, le faire passer pour apparence, afin de pouvoir dresser
sur l’horrible fond de l’impossibilité-de-savoir : la Croix !
La foi en la vérité commence
avec le doute de toutes les « vérités » en quoi l’on a cru jusqu’à
présent.
Au commencement était le
non-sens, et le non-sens était, par Dieu ! et Dieu (divin) était le
non-sens.
Rien n’est plus difficile
pour un homme que de saisir une chose d’une façon impersonnelle : je veux
dire d’y voir précisément une chose et non pas une personne
Il est difficile de
maintenir la puissance et la réputation, lorsque celles-ci s’édifient sur
l’erreur et le mensonge
L’orgueil « le vice de
ceux qui savent »,
On oublie volontairement
certaines choses de son passé, on se les sort de la tête avec intention :
on a donc le désir de voir l’image qui reflète notre passé nous mentir à
nous-mêmes et nous flatter — nous travaillons sans cesse à cette duperie de nous-mêmes.
Ceux qui se cachent quelque
chose devant eux-mêmes et ceux qui, dans leur ensemble, se cachent devant
eux-mêmes, se ressemblent en cela qu’ils commettent un vol au trésor de la
connaissance.
La chose la plus vulnérable
et pourtant la plus invincible, c’est la vanité humaine : sa force grandit
même par la blessure et peut finir par devenir gigantesque.
L’origine des mœurs doit
être ramenée, à deux idées : « la communauté a plus de valeur que
l’individu », et « il faut préférer l’avantage durable à l’avantage
passager » ; d’où il faut conclure que l’on doit placer, d’une façon
absolue, l’avantage durable de la communauté avant l’avantage de l’individu,
surtout avant son bien-être momentané, mais aussi avant son avantage durable et
même avant sa persistance dans l’être.
Si donc on croit, par
exemple, que l’on aime ses ennemis — quand même ce ne serait qu’une croyance,
un jeu de l’imagination et nullement une réalité psychologique (donc pas de
l’amour) — on devient parfaitement heureux tant que persiste cette croyance.
Si le joyeux message de
votre bible était écrit sur votre figure vous n’auriez pas besoin d’exiger,
avec tant d’entêtement, la croyance en l’autorité de ce livre : vos
paroles, vos actes devraient sans cesse rendre la bible superflue, une nouvelle
bible devrait sans cesse naître de vous !
« Si le Christ a
vraiment eu l’intention de sauver le monde n’a-t-il pas manqué son
entreprise ? »
107. Les trois quarts de la
force. Une œuvre qui doit produire une impression de santé doit être exécutée
tout au plus avec les trois quarts de la force de son auteur. Mais si l’auteur
a donné sa mesuré extrême, l’œuvre agite le spectateur et l’effraye par sa
tension. Toutes les bonnes choses laissent voir un certain laisser-aller et
elles s’étalent à nos yeux comme des vaches au pâturage.
Avez-vous un si grand
besoin, ô poètes, de prendre pour marraines la plaisanterie et la boue, lorsque
vous voulez baptiser quelque sentiment innocent et sublime ? Faut-il
absolument que vous mettiez à votre noble déesse un masque grimaçant et
diabolique ?
119. L’origine du goût pour
les œuvres d’art. Si l’on songe aux germes primitifs du sens artistique et si
l’on se demande quelles sont les différentes espèces de plaisir engendrées par
les premières manifestations de l’art, par exemple chez les peuplades sauvages,
on trouve d’abord le plaisir de comprendre ce que veut dire un autre ;
l’art est ici une espèce de devinette qui procure à celui qui en trouve la
solution le plaisir de constater la rapidité et la finesse de son propre
esprit. — Ensuite on se souvient, à l’aspect de l’œuvre d’art la plus
grossière, de ce que l’on sait par expérience avoir été une chose agréable, et
l’on se réjouit, par exemple, quand l’artiste a indiqué des souvenirs de
chasses, de victoires, de fêtes nuptiales. — On peut encore se sentir ému,
touché, enflammé en voyant d’autre part des glorifications de la vengeance et
du danger. Ici l’on trouve la jouissance dans l’agitation par elle-même, dans
la victoire sur l’ennui. — Le souvenir d’une chose désagréable, si elle est
surmontée, ou bien si elle nous fait paraître nous-même, devant l’auditeur,
intéressant au même degré qu’une production d’art (quand, par exemple, le
ménestrel décrit les péripéties d’un marin intrépide), ce souvenir peut provoquer
un grand plaisir que l’on attribue alors à l’art. — D’espèce plus subtile est
la joie qui naît à l’aspect de tout ce qui est régulier, symétrique, dans les
lignes, les points et les rythmes ; car, par une certaine similitude, on
éveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et régulier dans la vie, à quoi
l’on doit seul toute espèce de bien-être : dans le culte de la symétrie,
on vénère donc inconsciemment la règle et la belle proportion, comme source de
tout le bonheur qui nous est venu ; cette joie est une espèce d’action de
grâce. Ce n’est qu’après avoir éprouvé une certaine satisfaction de cette
dernière joie que naît un sentiment plus subtil encore, celui d’une jouissance
obtenue en brisant ce qui est symétrique et réglé ; si ce sentiment incite,
par exemple, à chercher la raison dans une déraison apparente : par quoi
il apparaît alors comme une espèce d’énigme esthétique, catégorie supérieure de
la joie artistique mentionnée en premier lieu. — Celui qui poursuit encore
cette considération saura à quelle espèce d’hypothèses, pour l’explication du
phénomène esthétique, on renonce ici par principe.
120. Pas trop rapproché. Il
y a désavantage pour les bonnes pensées à se suivre de trop près ; elles
se cachent réciproquement la vue. — C’est pourquoi les plus grands artistes et
les plus grands écrivains ont fait un usage abondant du médiocre.
140. Se taire. L’auteur doit
se taire lorsque son œuvre se met à parler.
Le fait d’écrire devrait
toujours annoncer une victoire, une victoire remportée sur soi-même, dont il
faut faire part aux autres pour leur enseignement. Mais il y a des auteurs
dyspepsiques qui n’écrivent précisément que lorsqu’ils ne peuvent pas digérer
quelque chose, ils commencent même parfois à écrire quand ils ont encore leur
nourriture dans les dents : ils cherchent involontairement à communiquer
leur mauvaise humeur au lecteur, pour lui donner du dépit et exercer ainsi un
pouvoir sur lui, c’est-à-dire qu’eux aussi veulent vaincre, mais les autres.
C’est maintenant un usage et
presque un devoir de mettre sur un livre le nom de son auteur ; mais c’est
une des raisons qui fait que les livres portent si peu. Car, s’ils sont bons,
ils valent plus que les personnes, étant la quintessence de celles-ci ;
mais dès que l’auteur se fait connaître par le titre, le lecteur se plaît à
diluer la quintessence par ce qu’il voit de personnel, de plus personnel, et il
met ainsi à néant le but du livre. C’est l’orgueil de l’intellect de ne plus
paraître individuel.
Dès que l’auteur se fait
connaître par le titre, le lecteur se plaît à diluer la quintessence par ce
qu’il voit de personnel, de plus personnel, et il met ainsi à néant le but du
livre. C’est l’orgueil de l’intellect de ne plus paraître individuel.
On critique le plus
violemment un homme, une œuvre, lorsque l’on en dessine l’idéal.
Les insectes piquent, non
par méchanceté, mais parce que, eux aussi, veulent vivre : il en est de
même des critiques ; ils veulent notre sang et non pas notre douleur.
le succès n’est pas toujours
seulement dans la victoire, mais parfois déjà dans le désir de vaincre.
Heureux ceux qui ont du
goût, fût-ce même un mauvais goût !
Il arrive même parfois que
la musique résonne comme le langage d’une époque disparue, dans un monde
nouveau et étonné, et qu’elle arrive trop tard.
La musique n’est pas un
langage universel qui dépasse le temps, comme on a si souvent dit à son
honneur, elle correspond exactement à une mesure de sentiment, de chaleur, de
milieu qui porte en elle, comme loi intérieure, une culture parfaitement déterminée,
liée par le temps et le lieu
Pourquoi les choses les plus
nobles et les plus exquises se présentent maintenant telles des ruines, sans le
passé et l’avenir de la perfection.
Notre époque doit s’estimer
heureuse pour deux raisons. Par rapport au passé nous jouissons de toutes les
cultures et de leurs productions, et nous nous nourrissons du sang le plus
noble de tous les temps.
Les hommes de l’ancien monde
savaient mieux se réjouir : nous nous entendons à nous attrister moins ;
ceux-là découvraient toujours de nouvelles raisons pour goûter leur bien-être
et pour célébrer des fêtes, ils y mettaient toute la richesse de leur sagacité
et de leur réflexion : tandis que nous employons notre esprit à la
solution de problèmes qui ont plutôt en vue de réaliser l’absence de douleur et
la suppression des sources du déplaisir.
Pour ce qui en est de
l’humanité souffrante, les anciens s’essayaient à s’oublier ou à faire virer
leur sentiment, d’une façon ou d’une autre, vers le côté agréable. Ainsi ils
s’aidaient de palliatifs, tandis que nous nous attaquons aux causes du mal et
préférons en somme agir d’une façon prophylactique.
Les dieux disposent des
destinées humaines et décident la chute des hommes Afin que des générations
futures puissent composer des chants. Donc, nous souffrons et nous périssons
pour que les poètes ne manquent pas de sujets — et ce sont les dieux d’Homère
qui arrangent cela ainsi,
Dans toute secte
philosophique, trois penseurs se succèdent dans le rapport suivant : le
premier engendre par lui-même le suc et la semence, le second en tire des fils
et tisse une toile artificielle, le troisième s’embusque dans cette toile et
guette les victimes qui s’y aventurent — pour vivre aux dépens de la
philosophie.
Ce n’est pas d’être le
premier à voir quelque chose de nouveau, mais c’est de voir, comme si elles
étaient nouvelles, les choses vieilles et connues, vues et revues par tout le
monde, qui distingue les cerveaux véritablement originaux. Celui qui découvre
les choses est généralement cet être tout à fait vulgaire et sans cerveau — le
hasard.
Nous voyons presque notre
idéal dans une espèce de nomadisme intellectuel,
Il y a des esprits
extrêmement doués, qui restent toujours stériles, seulement parce que, par
faiblesse de tempérament, ils sont trop impatients pour attendre leur
grossesse.
Lorsque nous parlons des
Grecs, nous parlons aussi involontairement d’aujourd’hui et d’hier : leur
histoire, universellement connue, est un clair miroir qui reflète toujours
quelque chose de plus que ce qui se trouve dans le miroir lui-même. Nous nous
servons de la liberté que nous avons de parler d’eux pour pouvoir nous taire
sur d’autres sujets, — afin de leur permettre de murmurer quelque chose à
l’oreille du lecteur méditatif. C’est ainsi que les Grecs facilitent à l’homme
moderne la communication de choses difficiles à dire, mais dignes de réflexion.
Embrassant tout le système
de pareilles ordonnances, l’État n’était pas construit en vue de certains
individus et de certaines castes, mais en vue des simples qualités humaines.
Dans son édifice, les Grecs montrent ce sens merveilleux des réalités typiques
qui les rendit capables, plus tard, de devenir des savants, des historiens, des
géographes et des philosophes. Ce n’était pas une loi morale, dictée par les
prêtres et les castes, qui avait à décider de la constitution de l’État et du
culte de l’État, mais l’égard universel à la réalité de tout ce qui est humain.
—
Beaucoup de choses humaines
naissent par soustraction, et non pas précisément par duplication, adjonction
et confusion.
L’observation directe de soi
est loin de suffire pour apprendre à se connaître : nous avons besoin de
l’histoire, car le passé répand en nous ses mille vagues ; nous-mêmes nous
ne sommes pas autre chose que ce que nous ressentons à chaque moment de cette
continuité. Là aussi, lorsque nous voulons descendre dans le fleuve de ce que
notre nature possède en apparence de plus original et de plus personnel, il
faut nous rappeler l’axiome d’Héraclite : on ne descend pas deux fois dans
le même fleuve. — C’est là une vérité qui, quoique relâchée, est demeurée aussi
vivante et féconde que jadis, de même que cette autre vérité que, pour
comprendre l’histoire, il faut rechercher les vestiges vivants d’époques
historiques — c’est-à-dire qu’il faut voyager, comme voyageait le vieil
Hérodote et s’en aller chez les nations — car celles-ci ne sont que des
échelons fixes de cultures anciennes sur lesquels on peut se placer ; — il
faut se rendre surtout auprès des peuplades dites sauvages et demi-sauvages, où
l’homme a enlevé l’habit d’Europe ou ne l’a pas encore endossé.
La connaissance de soi
devient connaissance universelle, par rapport à tout ce qui est du passé.
Le christianisme est un
poison pour les jeunes peuples barbares ; planter par exemple dans les
âmes des vieux Germains, ces âmes de héros, d’enfants et de bêtes, la doctrine
du péché et de la damnation, qu’est-ce autre chose, sinon les
empoisonner ?
Tout ce que la religion
chrétienne donne à l’âme humaine de bienfaisant, qui console et rend meilleur,
comme tout ce qui assombrit et écrase, provient de cette croyance et non point
de l’objet de cette croyance. Il n’en est pas autrement ici que de ce cas
célèbre : On peut affirmer qu’il n’y a jamais eu de sorcières, mais les
terribles résultats de la croyance en la sorcellerie ont été les mêmes que s’il
y avait vraiment eu des sorcières.
La foi n’a pas encore réussi
à déplacer de vraies montagnes, quoique cela ait été affirmé par je ne sais
plus qui ; mais elle sait placer des montagnes où il n’y en a point.
C’est avant tout la force
qui importe et, après seulement, la vérité, mais bien après, n’est-ce pas, mes
chers hommes d’aujourd’hui ?
Sans le détour de l’erreur
il ne serait pas devenu Gœthe : c’est-à-dire le seul Allemand, artiste du
verbe, qui ne soit pas encore vieilli aujourd’hui, — parce qu’il voulait être
aussi peu écrivain qu’Allemand par métier.
228. Les voyageurs et leurs
degrés. Il faut distinguer cinq degrés parmi les voyageurs : ceux du
premier degré, qui est le degré inférieur, sont les voyageurs que l’on voit, —
à vrai dire on les voyage et ils sont aveugles en quelque sorte ; les
suivants sont ceux qui regardent véritablement le monde ; au troisième
degré il arrive quelque chose au voyageur par suite de ses observations ;
au quatrième les voyageurs retiennent ce qu’ils ont vécu et ils continuent à le
porter en eux ; et enfin il y a quelques hommes d’une puissance supérieure
qui, nécessairement, finissent par étaler au grand jour tout ce qu’ils ont vu,
après l’avoir vécu et se l’être assimilé ; ils revivent alors leurs
voyages en œuvres et en actions, dès qu’ils sont revenus chez eux. — Semblables
à ces cinq catégories de voyageurs, tous les hommes traversent le grand
pèlerinage de la vie, les inférieurs d’une façon purement passive, les
supérieurs en hommes d’action qui savent vivre tout ce qui leur arrive, sans
garder en eux un excédent d’événements intérieurs.
Les hommes aux pensées
profondes, dans leurs rapports avec les autres hommes, ont toujours
l’impression d’être des comédiens, parce qu’ils sont forcés, pour être compris,
de simuler une superficie.
237. Le voyageur en montagne
se parle à lui-même. Il y a des indices certains à quoi tu reconnaîtras que tu
as fais du chemin et que tu es monté plus haut : l’espace est maintenant
plus libre autour de toi, et ta vue embrasse un horizon plus vaste que celui
que tu voyais avant, l’air est plus pur, mais aussi plus doux — car tu n’as
plus la folie de confondre la douceur et la chaleur, — ton allure est devenue
plus vivo et plus ferme, le courage et la circonspection se sont fondus :
— pour toutes ces raisons ta route sera peut-être maintenant plus solitaire et
certainement plus dangereuse qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, mais ce ne
sera certainement pas dans la mesure qu’imaginent ceux qui t’ont vu monter, toi
le voyageur, de la vallée brumeuse vers les montagnes.
Rester enfant sa vie durant
— comme cela a l’air touchant ! Mais ce n’est qu’un jugement à
distance ; vu de plus près et vécu, c’est toujours ; demeurer puéril
sa vie durant.
Il ne faut pas parler de ses
amis : autrement on trahit par des paroles le sentiment de l’amitié.
267. Pas trop tôt. Il faut
prendre garde à ne pas s’aiguiser trop tôt, parce que, en même temps, on risque
de s’amincir trop tôt.
L’enfant, lui aussi,
considère son jeu comme un travail et le conte comme la vérité.
La maxime de Gœthe, lequel
prétend que souvent il n’est pas permis d’entraver l’erreur pour ne pas
entraver la vérité.
« Je deviens vieux,
mais je continue à apprendre. »
À mesure que quelqu’un
s’abandonne aux événements il s’amoindrit de plus en plus.
« Plus de respect pour
l’homme compétent ! Et à bas tous les partis ! »
Au moyen de ce corps
enseignant, matériellement et intellectuellement tenu en bride, on élève alors,
tant bien que mal, toute la jeunesse du pays, à un certain niveau d’instruction
utile à l’État, et gradué selon le besoin : avant tout, l’on transmet
presque imperceptiblement aux esprits faibles, aux ambitieux de toutes les
conditions, l’idée que seule une direction de vie reconnue et estampillée par
l’État vous amène immédiatement à jouer un rôle dans la société.
Le « peuple »,
lorsqu’il est un peuple de soldats, a toujours bonne conscience quand il fait
la guerre, — inutile de la lui suggérer.
Si l’on considère
qu’aujourd’hui encore tous les grands événements publics se glissent
secrètement et comme voilés sur la scène du monde, qu’ils sont cachés par des
faits insignifiants, côté desquels ils paraissent petits, que leurs effets
profonds, leurs contrecoups ne se manifestent que longtemps après qu’ils se
sont produits, — quelle importance peut-on alors accorder à la presse, telle
qu’elle existe aujourd’hui, avec sa quotidienne dépense de poumons pour hurler,
assourdir, exciter et effrayer ? — la presse est-elle autre chose qu’un
bruit aveugle et permanent qui détourne les oreilles et les sens vers une
fausse direction ?
La plupart des gens ne sont
rien et ne comptent pour rien avant d’avoir revêtu le manteau des convictions
générales et des opinions publiques — conformément à la philosophie des
tailleurs : ce sont les habits qui font les gens. Mais, pour les hommes
d’exception, il faut dire : celui qui se vêt fait le vêtement ; là
les opinions cessent d’être publiques et deviennent autre chose que des
masques, des parures et des travestissements.
Tout refus et toute négation
témoignent d’un manque de fécondité : au fond, si nous étions un bon champ
de labour, nous ne laisserions rien périr sans l’utiliser et nous verrions en
toute chose, dans les événements et dans les hommes, de l’utile fumier, de la
pluie et du soleil.
Ou bien l’on cache ses
opinions, ou bien l’on se cache derrière elles. Celui qui agit autrement ne
connaît pas la marche du monde ou fait partie de l’ordre de la sainte témérité.
N’oublie pas qu’aussi
longtemps qu’on te loue tu n’es pas encore sur ton propre chemin, mais sur
celui d’un autre.
Quand une fois la vie vous a
traité en vraie spoliatrice et vous a pris tout ce qu’elle pouvait vous prendre
de vos honneurs et de vos joies, vous enlevant vos amis, votre santé et votre
avoir, on découvrira peut-être après coup, lorsque la première frayeur sera
passée, que l’on est plus riche qu’auparavant. Car maintenant seulement on sait
ce qui vous appartient, au point que nulle main sacrilège ne peut y
toucher : et c’est ainsi que l’on sortira peut-être de tout ce pillage et
de cette confusion avec la noblesse d’un grand propriétaire terrien.
Désirer de nouveau, c’est le
symptôme de la convalescence et de la guérison.
Tu te classes bien
au-dessous de l’autre, car tu cherches à fixer l’exception, mais lui la règle.
Les natures actives et
couronnées de succès n’agissent pas selon l’axiome « connais-toi
toi-même », mais comme s’ils voyaient se dessiner devant eux le
commandement : « Veuille être toi-même et tu seras toi-même ». —
La destinée semble toujours leur avoir laissé le choix ; tandis que les
inactifs et les contemplatifs réfléchissent, pour savoir comment ils ont fait
pour choisir une fois, le jour où ils sont entrés dans le monde.
Il arrive à l’esprit le plus
riche de perdre la clef du grenier où sommeillent ses trésors accumulés. Il
ressemble alors au plus pauvre qui est forcé de mendier pour vivre.
À celui qui a beaucoup
réfléchi, toute idée nouvelle, qu’il l’entende ou qu’il la lise, apparaît
immédiatement sous forme de chaîne.
Chacun arrive à s’accommoder
de son temps ? — C’est non seulement parce que l’esprit de son temps pèse
sur lui, mais encore parce qu’il l’a en lui. L’esprit du temps se résiste à
lui-même, il se porte lui-même.
« On appartient à la
populace tant que l’on fait toujours retomber la faute sur les autres ; on
est sur le chemin de la vérité lorsque l’on ne rend responsable que
soi-même ; mais le sage ne considère personne comme coupable, ni lui-même,
ni les autres. »
Le pilier de l’ordre social
repose sur cette base qu’il faut que chacun regarde avec sérénité ce qu’il est,
ce qu’il fait et ce à quoi il aspire, sa santé ou sa maladie, sa pauvreté ou
son aisance, son honneur ou son apparence chétive, et qu’il se dise :
« Je ne voudrais changer avec personne ».
Qu’importe le génie s’il ne
sait pas communiquer à celui qui le contemple et le vénère une telle liberté et
une telle hauteur de sentiment qu’il n’a plus besoin du génie ! — Se
rendre superflu — c’est là la gloire de tous les grands.
Mais c’est l'éternelle
vivacité qui importe : que nous fait la « vie éternelle », et,
en général, la vie !
De bons amis se donnent çà
et là, pour signe d’intelligence, un mot obscur qui, pour tout tiers, doit être
une énigme.
Notre raison humaine — n’est
pas trop raisonnable. Et si elle n’est pas, en tous temps et complètement, sage
et rationnelle, le reste du monde ne le sera pas non plus
Ne pas savoir ce qui nous
est nuisible dans l’arrangement de l’existence, la division de la journée, le
temps et le choix des relations, dans les affaires et le loisir, le
commandement et l’obéissance, les sensations de la nature et de l’art, le
manger, le dormir et le réfléchir ; être ignorant dans les choses les plus
mesquines et les plus journalières — c’est ce qui fait de la terre pour tant de
gens un « champ de perdition ».
Socrate déjà se mettait de
toutes ses forces en garde contre cette orgueilleuse négligence de l’humain au
profit de l’homme, et aimait, par une citation d’Homère, à rappeler les limites
et l’objet véritable de tout soin et de toute réflexion : « C’est,
disait-il, et c’est seulement ce qui chez moi m’arrive en bien et en
mal ».
Deux artifices calmants
d’Épicure, qui peuvent s’appliquer à beaucoup de problèmes. Sous leur forme la
plus simple, ils s’exprimeraient à peu près en ces termes : premièrement,
supposé qu’il en soit ainsi, cela ne nous importe en rien ;
deuxièmement : il peut en être ainsi, mais il peut aussi en être
autrement.
Mais tous les quatre
cherchent précisément leur libre arbitre là où chacun est le plus solidement
enchaîné
La théorie du libre arbitre
est une invention des classes dirigeantes.
Seules les chaînes nouvelles
le font souffrir encore : — « Libre arbitre » ne veut dire
proprement autre chose que le fait de ne pas sentir de nouvelles chaînes.
L’ensemble de notre activité
et de notre connaissance n’est pas une série de faits et d’espaces
intermédiaires vides, c’est un courant continu.
Sans les erreurs qui
agissent dans tout plaisir ou déplaisir moral, jamais il ne se serait produit
une humanité — dont le sentiment fondamental est et restera que l’homme est
l’être libre dans le monde de la nécessité, l’éternel faiseur de miracles,
qu’il fasse le bien ou le mal, l’étonnante exception, le sur-animal, le quasi-Dieu,
le sens de la création, celui qu’on ne peut supprimer par la pensée, le mot de
l’énigme cosmique, le grand dominateur de la nature et son grand contempteur,
l’être qui nomme son histoire l’histoire universelle ! — Vanitas vanitatum
homo.
Il est bon d’exprimer tout
de suite une chose doublement et de lui donner un pied droit et un pied gauche.
La vérité peut, il est vrai, se tenir sur un pied ; mais sur deux elle
marchera et fera son chemin.
Nous n’avons pas du tout
besoin de ces certitudes autour de l’extrême horizon, pour vivre une vie
humaine pleine et solide : tout aussi peu que la fourmi en a besoin pour
être une bonne fourmi. Il nous faut bien plutôt tirer au clair d’où provient
réellement l’importance fatale que nous avons si longtemps attribuée à ces
choses, et pour cela nous avons besoin de l’histoire des sentiments moraux et
religieux.
On a de toute antiquité
imaginé témérairement là où l’on ne pouvait rien assurer, et l’on a persuadé sa
descendance d’admettre ces imaginations pour chose sérieuse et vérité, usant
comme dernier atout de cette proposition exécrable : que croire vaut plus
que savoir. Or maintenant, ce qui est nécessaire vis-à-vis de ces choses
dernières, ce n’est pas le savoir opposé à la croyance, mais l’indifférence à
l’égard de la croyance et du prétendu savoir en ces matières ! —
La morale du marchand n’est
qu’une morale de pirate, plus avisée : il s’agit d’acheter à un prix aussi bas
que possible — de ne dépenser au besoin que les frais d’entreprises — et de
revendre aussi cher que possible.) Le point essentiel c’est que cet homme
puissant promet de faire équilibre au brigand ; les faibles voient en cela
la possibilité de vivre. Car il faut ou bien qu’ils se groupent eux-mêmes en
une puissance équivalente, ou bien qu’ils se soumettent à un homme qui soit à
même de contrebalancer cette puissance (leur soumission consiste à rendre des
services).
Le dommage qui touche
l’autre fait de lui son égal, il réconcilie sa jalousie.
« nul acte n’a un
passé ».
Plus la sécurité générale
est garantie, plus de nouvelles pousses du vieil instinct de prépondérance
commencent à se montrer.
Si cependant la communauté
sociale s’effondre complètement, si l’anarchie devient universelle, l’état
naturel éclatera de nouveau, l’inégalité insouciante et absolue,
Comme si tous les mots
n’étaient pas des poches où l’on a fourré tantôt ceci, tantôt cela, tantôt
plusieurs choses à la fois.
Tous les mendiants
deviennent des hypocrites comme tous ceux qui font leur profession d’une
pénurie et d’une détresse (que ce soit une détresse personnelle ou une détresse
publique).
Cela dépend de vous et cela
dépend de nous d’enlever aux passions leur caractère redoutable, et de faire en
sorte qu’on les empêche de devenir des torrents dévastateurs. — Il ne faut pas
enfler sa méprise jusqu’à en faire la fatalité éternelle ; nous voulons,
au contraire, travailler loyalement à la tâche de transformer en joies toutes
les passions des hommes.
D’où vient cette haine de
l’utilité qui devient ici visible, alors que toute action louable, exclut
littéralement de toute action en vue de l’utilité ?
L’apparence qui fait croire
que la morale n’est pas sortie de l’utilité : alors qu’en réalité elle
n’est pas autre chose au début que l’utilité publique qui a eu grand-peine à se
faire valoir et à se faire prendre en considération contre toutes les utilités
privées.
Ceux qui possèdent une
richesse morale par succession deviennent des gaspilleurs de la moralité :
en s’abandonnant sans retenue à leurs instincts de pitié, de charité, de
bienveillance et de conciliation ils rendent tout le monde autour d’eux plus
négligent, plus exigeant et plus sentimental.
En admettant qu’il existe un
devoir de reconnaître la vérité, quelle est alors la vérité par rapport à toute
autre espèce de devoir ?
Certains mots, dont nous
autres moralistes nous ne pouvons absolument pas nous passer, portent déjà en
eux une sorte de censure des mœurs, datant de l’époque où les impulsions les
plus simples et les plus naturelles de l’homme ont été dénaturées.
Nietzsche, Friedrich.
Friedrich Nietzsche : Oeuvres
complètes (23 titres annotés)
(French Edition) (p. 1233). Édition du Kindle.
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