L’Héritage
des Lumières, - T - Antoine Lilti, Hautes Etudes Ehess Gallimard Seuil
A la fin du XXe siècle,
avec le triomphe du libéralisme politique sur la scène intellectuelle et des
démocraties libérales sur le terrain géopolitique, les Lumières n’avaient plus
d’adversaires. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Défi aux héritiers proclamés
des Lumières : le projet d’autonomie fondé sur la raison aurait-il dérivé
en individualisme égoïste, serait-il à l’origine des excès d’un monde froid et
calculateur, dominé par l’économisme marchand, l’exploitation industrielle de
la nature et l’imposition d’un ordre mondial dominé par les Occidentaux ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les Lumières, qui furent
longtemps tenues pour une pensée de l’émancipation, seraient-elles devenues
conservatrices ? Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Comment expliquer que si peu
de philosophes, à quelques exceptions notables, comme Condorcet, aient défendu
l’égalité des sexes, y compris sur le plan intellectuel ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Margaret Jacob sur les
sciences et la franc-maçonnerie, ... sur les lieux de sociabilité (académies,
cafés, salons, loges maçonniques), Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Les idées font-elle
l’histoire, notamment les révolutions ? Ou ne sont-elles que le fruit de
mutations sociales ou culturelles qu’il s’agit avant tout de
reconstituer ? Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
L’héritage des Lumières
reste un trait essentiel de la pensée moderne : « Si nous nous
considérons comme modernes, si nous sommes progressistes, tolérants et
généralement ouverts d’esprit […], alors nous tendons à nous penser comme
éclairés. » Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Les documents présentés dans
l’exposition étaient certes un héritage, mais un héritage actif, à même de
produire des effets politiques et moraux salutaires, à condition de ne pas
demeurer de simples objets d’étude, mais de libérer leur pouvoir
spirituel : « Tout le propos de ces trésors du XVIIIe siècle ici
rassemblés est de rappeler le socle intellectuel et moral qu’il nous a légué,
de rajeunir la réflexion critique et, enfin, de faire sortir du champ de
l’érudition ces documents prestigieux en les offrant à l’examen de notre temps,
pour la lucidité et pour l’action. »
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les Lumières furent à la
fois consacrées comme fondements intellectuels du monde libre et dénoncées,
parfois vigoureusement, pour leur culte de la raison instrumentale ou pour
leurs compromissions avec le colonialisme européen.
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les Lumières, qui voulaient
rompre avec l’autorité de la tradition, sont devenues un argument d’autorité,
un corpus d’œuvres canoniques qui imprègne en profondeur toute la culture
occidentale. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Or les Lumières ne sont ni
une doctrine cohérente ni un mythe fallacieux, mais le geste à la fois réflexif
et narratif par lequel, dès le XVIIIe siècle, de nombreux auteurs ont
cherché à définir la nouveauté de leur époque. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Qu’il s’agisse des
ambivalences de l’autonomie individuelle, des potentialités et des dangers de
l’exploitation de l’environnement, ou encore de l’autonomisation de l’ordre
marchand, il est impossible d’identifier « les Lumières » à une
position unique. Au contraire, elles se caractérisent par l’intensité de débats
contradictoires et critiques. On y trouve aussi bien les germes d’un optimisme
rationaliste, technophile et économiste, que les fondements d’une réflexivité
inquiète, d’une conscience écologiste précoce et d’une critique de l’économie
politique31. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Le vocabulaire des
« lumières » devient central. Le mot, toujours avec une minuscule
initiale, ne désigne pas un courant intellectuel, mais les connaissances utiles
et la capacité à bien juger. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Montesquieu est trop modéré,
Kant trop abstrait, Newton trop scientifique, Hume trop philosophe, Smith trop
économiste, Beccaria trop juriste, Rousseau trop singulier, Jefferson trop
politique, Staël trop littéraire. Voltaire, lui, est le symbole des combats
pour la tolérance et contre l’injustice, et il évoque tout autant la légèreté,
la gaieté, une inépuisable allégresse intellectuelle. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Voilà l’histoire qu’il faut
que tout homme sache […]. Tout nous regarde, tout est fait pour nous :
l’argent sur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos besoins, nos
plaisirs nouveaux, tout nous fait souvenir chaque jour que l’Amérique et les
Grandes-Indes, et par conséquent toutes les parties du monde entier, sont
réunies depuis environ deux siècles et demi par l’industrie de nos pères. Nous
ne pouvons faire un pas qui ne nous avertisse du changement qui s’est opéré
depuis dans le monde. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
L’essentiel, pour Voltaire,
était d’opposer à la providence divine le rôle de l’industrie et du commerce. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Tout nous regarde, car tout
nous concerne : nous ne sommes pas seulement les bénéficiaires de ce nouvel
ordre du monde, nous n’avons pas hérité de l’industrie de nos pères un globe
unifié, nous sommes aussi les acteurs de ce changement, nous devons regarder en
face les conséquences des besoins nouveaux et superflus que nous nous sommes créés. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Besoin que nous avons,
inlassablement, de nous confronter à la scène originelle des espoirs et des
craintes soulevés par la modernité.
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Nous ne sommes pas condamnés
à renoncer à l’héritage des Lumières. Mais nous devons l’assumer comme un
héritage local et pluriel. Non pas un credo rationaliste universel qu’il
s’agirait de défendre contre ses ennemis, mais l’intuition inaugurale d’un
rapport critique d’une société à elle-même.
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’idée même de
« civilisation » fut pendant deux siècles une façon incontournable
d’articuler l’horizon universaliste d’une égale dignité du genre humain avec un
eurocentrisme plus ou moins assumé.
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La vieille opposition entre
histoire intellectuelle et histoire sociale est caduque. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’idéal émancipateur se
heurte aux conditions d’expression d’une parole de vérité. Comment se faire
entendre lorsque prolifèrent les mauvais livres, les journaux, les
rumeurs ? Peut-on éclairer un public qui ne souhaite pas l’être ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Le projet post-national de
l’Europe démocratique reste abstrait, incapable de susciter l’adhésion des
peuples. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
Vision enchantée des
Lumières triomphait tant que l’Europe dominait le monde et pouvait se flatter
d’y apporter la civilisation – c’est-à-dire la sienne. Elle a été
fortement remise en cause par les bouleversements géopolitiques et
intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle. Avec la décolonisation
et l’émergence des pays du Sud sur la scène internationale, l’Occident a dû en
rabattre. L’Europe s’est retrouvée sur la sellette. Son assurance, son
histoire, ses grands auteurs ont été soumis à rude épreuve. Son passé colonial
a été vigoureusement contesté, comme l’ont été, plus largement, les prétentions
universalistes de la pensée occidentale.
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La décolonisation est
incomplète, tant que le modèle occidental de modernisation libérale et
sécularisée reste hégémonique. Il faut donc remonter aux sources et en finir
avec l’universalisme trompeur de la pensée européenne issue des Lumières.
Eurocentrisme des Lumières. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les Lumières sont-elles
irrémédiablement entachées d’eurocentrisme ? Leur prétention à défendre
des valeurs universelles (la tolérance, les droits de l’homme, la liberté
individuelle) n’est-elle que le maquillage idéologique de la volonté de
puissance des Européens ? L’emprise coloniale que ces derniers ont imposée
au monde, de la fin du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, en Inde, en
Extrême-Orient ou en Afrique, ne reposait-elle pas sur l’affirmation d’une
supériorité scientifique et la conviction d’une supériorité morale, tout droit
issues de la bonne conscience des Lumières ? Aujourd’hui encore, les
héritiers proclamés des Lumières, lorsqu’ils brandissent les droits de
l’individu et de la raison contre les dogmes et les coutumes religieuses, ne se
font-ils pas les porte-parole de l’arrogance occidentale Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Il est très vrai, pour qui
réfléchit bien, qu’un peuple ne peut s’enrichir sans rendre un autre peuple
pauvre et malheureux. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
La tradition libertine,
issue des penseurs hétérodoxes qui n’ont eu de cesse, dès le XVIIe siècle,
de chercher hors d’Europe des modèles à opposer au christianisme, ou du moins
des moyens de remettre en cause l’universalité de l’histoire européenne, a
nourri un courant original de l’orientalisme européen. Les Lumières, en
recueillant cette tradition, en la faisant dialoguer avec le nouveau discours
scientifique d’exploration du monde, ont produit un profond décentrement de la
vision chrétienne du monde. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Tout jugement moral dépend
de la position de celui qui l’énonce.
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La fin du XXe siècle,
avec le triomphe du libéralisme politique sur la scène intellectuelle et des
démocraties libérales sur le terrain géopolitique, les Lumières n’avaient plus
d’adversaires. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Le monde a changé sous nos
yeux. Nos sociétés, qui se croyaient sécularisées, ont assisté, effarées, au
retour en force de la religion, jusque sous ses formes les plus intolérantes et
violentes. Les droites extrêmes, nationalistes et xénophobes, sont redevenues
des forces politiques importantes, même dans les bastions historiques de la
démocratie libérale. L’Europe, contrainte de regarder en face son passé
colonial, hésite à se réclamer encore d’une mission universelle. La crise
écologique remet en cause le grand récit du progrès fondé sur le triomphe de la
science et la maîtrise de la nature. Enfin, les nouveaux médias électroniques
et la révolution numérique ébranlent l’idée d’un espace public fondé sur
l’échange argumenté. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Défi aux héritiers proclamés
des Lumières : le projet d’autonomie fondé sur la raison aurait-il dérivé
en individualisme égoïste, serait-il à l’origine des excès d’un monde froid et
calculateur, dominé par l’économisme marchand, l’exploitation industrielle de
la nature et l’imposition d’un ordre mondial dominé par les Les Lumières, qui
furent longtemps tenues pour une pensée de l’émancipation, seraient-elles
devenues conservatrices ? Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Les droits de l’homme et
l’universalité du genre humain ? C’est oublier que l’anthropologie
physique des Lumières est parfois entachée de racisme et que les droits des
femmes étaient rarement reconnus et leurs aspirations intellectuelles souvent
bafouées, comme si la science et la philosophie étaient nécessairement
masculines Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
L’humanisme universaliste a
été remis en cause par trente ans de débats sur le genre et d’études
postcoloniales. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Comment expliquer que si peu
de philosophes, à quelques exceptions notables, comme Condorcet, aient défendu
l’égalité des sexes, y compris sur le plan intellectuel15 ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Comment expliquer que si peu
de philosophes, à quelques exceptions notables, comme Condorcet, aient défendu
l’égalité des sexes, y compris sur le plan intellectuel15 ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Margaret Jacob sur les
sciences et la franc-maçonnerie, les lieux de sociabilité (académies, cafés,
salons, loges maçonniques), Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Les idées font-elle l’histoire, notamment
les révolutions ? Ou ne sont-elles que le fruit de mutations sociales ou
culturelles qu’il s’agit avant tout de
L’héritage des Lumières
reste un trait essentiel de la pensée moderne : « Si nous nous
considérons comme modernes, si nous sommes progressistes, tolérants et
généralement ouverts d’esprit […], alors nous tendons à nous penser comme
éclairés 24. » Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Les documents présentés dans
l’exposition étaient certes un héritage, mais un héritage actif, à même de
produire des effets politiques et moraux salutaires, à condition de ne pas
demeurer de simples objets d’étude, mais de libérer leur pouvoir spirituel :
« Tout le propos de ces trésors du XVIIIe siècle ici rassemblés est
de rappeler le socle intellectuel et moral qu’il nous a légué, de rajeunir la
réflexion critique et, enfin, de faire sortir du champ de l’érudition ces
documents prestigieux en les offrant à l’examen de notre temps, pour la
lucidité et pour l’action25. » Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Après la Seconde Guerre
mondiale, les Lumières furent à la fois consacrées comme fondements
intellectuels du monde libre les Lumières furent à la fois consacrées comme
fondements intellectuels du monde libre et dénoncées, parfois vigoureusement,
pour leur culte de la raison instrumentale ou pour leurs compromissions avec le
colonialisme européen27 Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Les Lumières, qui voulaient
rompre avec l’autorité de la tradition, sont devenues un argument d’autorité,
un corpus d’œuvres canoniques qui imprègne en profondeur toute la culture
occidentale. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Or les Lumières ne sont ni
une doctrine cohérente ni un mythe fallacieux, mais le geste à la fois réflexif
et narratif par lequel, dès le XVIIIe siècle, de nombreux auteurs ont
cherché à définir la nouveauté de leur époque. Elles désignent l’espace
conflictuel Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
Qu’il s’agisse des
ambivalences de l’autonomie individuelle, des potentialités et des dangers de
l’exploitation de l’environnement, ou encore de l’autonomisation de l’ordre
marchand, il est impossible d’identifier « les Lumières » à une
position unique. Au contraire, elles se caractérisent par l’intensité de débats
contradictoires et critiques. On y trouve aussi bien les germes d’un optimisme
rationaliste, technophile et économiste, que les fondements d’une réflexivité
inquiète, d’une conscience écologiste précoce et d’une critique de l’économie
politique31. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
On y trouve aussi bien les
germes d’un optimisme rationaliste, technophile et économiste, que les
fondements d’une réflexivité inquiète, d’une conscience écologiste précoce et
d’une critique de l’économie politique Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Le vocabulaire des
« lumières » devient central. Le mot, toujours avec une minuscule
initiale, ne désigne pas un courant intellectuel, mais les connaissances utiles
et la capacité à bien juger. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Montesquieu est trop modéré,
Kant trop abstrait, Newton trop scientifique, Hume trop philosophe, Smith trop
économiste, Beccaria trop juriste, Rousseau trop singulier, Jefferson trop politique,
Staël trop littéraire. Voltaire, lui, est le symbole des combats pour la
tolérance et contre l’injustice, et il évoque tout autant la légèreté, la
gaieté, une inépuisable allégresse intellectuelle. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Voilà l’histoire qu’il faut
que tout homme sache […]. Tout nous regarde, tout est fait pour nous :
l’argent sur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos besoins, nos
plaisirs nouveaux, tout nous fait souvenir chaque jour que l’Amérique et les
Grandes-Indes, et par conséquent toutes les parties du monde entier, sont
réunies depuis environ deux siècles et demi par l’industrie de nos pères. Nous
ne pouvons faire un pas qui ne nous avertisse du changement qui s’est opéré
depuis dans le monde. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
L’essentiel, pour Voltaire,
était d’opposer à la providence divine le rôle de l’industrie et du commerce. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Tout nous regarde, car tout
nous concerne : nous ne sommes pas seulement les bénéficiaires de ce
nouvel ordre du monde, nous n’avons pas hérité de l’industrie de nos pères un
globe unifié, nous sommes aussi les acteurs de ce changement, nous devons
regarder en face les conséquences des besoins nouveaux et superflus que nous
nous sommes créés. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Nous regarde », à notre
tour, nous l’entendons un peu différemment. Tout nous concerne, tout fait
histoire, soit. Mais nous le comprenons aussi dans un sens qui était étranger à
Voltaire ou qu’il ne pouvait que pressentir, celui d’une grande responsabilité
dont nous avons à notre tour hérité. Tout nous regarde, tout nous oblige. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Deux enjeux circonscrivent,
ce n’est rien de moins que les enjeux de la mondialisation et de la médiatisation,
deux évolutions majeures qui continuent à peser sur notre situation historique
et auxquelles il vaut mieux ne pas opposer de réponses trop simples. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Le besoin que nous avons,
inlassablement, de nous confronter à la scène originelle des espoirs et des
craintes soulevés par la modernité. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Nous ne sommes pas condamnés
à renoncer à l’héritage des Lumières. Mais nous devons l’assumer comme un
héritage local et pluriel. Non pas un credo rationaliste universel qu’il
s’agirait de défendre contre ses ennemis, mais l’intuition inaugurale d’un
rapport critique d’une société à elle-même. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Revendiquer l’héritage des
Lumières implique donc nécessairement de réfléchir aux contours du
« nous » qui réclame cet héritage, qui affirme cette filiation, qui
prétend que « tout nous Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
De Voltaire à Braudel, en passant par
Volney, Condorcet, Guizot et Lucien Febvre, l’idée même de
« civilisation » fut pendant deux siècles une façon incontournable
d’articuler l’horizon universaliste d’une égale dignité du genre humain avec un
eurocentrisme plus ou moins assumé. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Ll’idée même de « civilisation »
fut pendant deux siècles une façon incontournable d’articuler l’horizon
universaliste d’une égale dignité du genre humain avec un eurocentrisme plus ou
moins assumé. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
La vieille opposition entre histoire
intellectuelle et histoire sociale est caduque. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’idéal émancipateur se heurte aux
conditions d’expression d’une parole de vérité. Comment se faire entendre
lorsque prolifèrent les mauvais livres, les journaux, les rumeurs ? Peut-on
éclairer un public qui ne souhaite pas l’être ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Peut-on éclairer un public qui ne souhaite
pas l’être ? À quel titre un intellectuel peut-il considérer qu’il
détient un rapport privilégié à la vérité ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’Europe est entrée dans une crise profonde.
Peu assurée de son histoire comme de son destin, effrayée par les flux
migratoires à ses portes, abîmée dans la critique de ses propres institutions,
elle se remémore avec un mélange d’envie et d’étonnement l’époque où elle était
portée par la conviction de sa grandeur et de sa supériorité. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Le projet post-national de l’Europe
démocratique reste abstrait, incapable de susciter l’adhésion des peuples.
Faut-il blâmer l’irréalisme technocratique des élites, la persistance des
nationalismes ou la nouvelle donne géopolitique qui a fait déchoir l’Europe de
sa position dominante et l’a privée d’un sens Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’dée que l’Europe est le sujet de sa propre
histoire n’a pu surgir que sur les ruines de la chrétienté. C’était le credo
des intellectuels des Lumières. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Les Lumières apparaissaient comme le beau
siècle d’un humanisme véritable, faisant droit à la diversité humaine sans
renoncer à un horizon universel. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Cette vision enchantée des Lumières
triomphait tant que l’Europe dominait le monde et pouvait se flatter d’y
apporter la civilisation – c’est-à-dire la sienne. Elle a été fortement
remise en cause par les bouleversements géopolitiques et intellectuels de la
seconde moitié du XXe siècle. Avec la décolonisation et l’émergence des
pays du Sud sur la scène internationale, l’Occident a dû en rabattre. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La décolonisation est incomplète, tant que
le modèle occidental de modernisation libérale et sécularisée reste
hégémonique. Il faut donc remonter aux sources et en finir avec l’universalisme
trompeur de la pensée européenne issue des Lumières. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les enjeux les plus intéressants des débats
postcoloniaux portent moins sur l’universalisme en tant que tel que sur les
conditions qui permettent de s’en réclamer ou de s’en approcher. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La position que je défends est la
suivante : si l’on écarte certaines outrances rhétoriques et théoriques
qui voudraient nous convaincre de voir dans les Lumières l’appareil idéologique
du colonialisme, on peut, en revanche, trouver dans les approches
postcoloniales des outils féconds pour mettre en évidence les tensions
inhérentes à l’eurocentrisme des Lumières. Celles-ci ne proposent pas un
« universel de surplomb » ; elles anticipent, à bien des égards,
sur « l’universel latéral » qu’appelait de ses vœux, deux siècles
plus tard, Maurice Merleau-Ponty, et qui suppose « l’expérience
ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par l’eurocentrisme
des Lumières. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Les Lumières sont-elles irrémédiablement
entachées d’eurocentrisme ? Leur prétention à défendre des valeurs
universelles (la tolérance, les droits de l’homme, la liberté individuelle)
n’est-elle que le maquillage idéologique de la volonté de puissance des
Européens ? L’emprise coloniale que ces derniers ont imposée au monde, de
la fin du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, en Inde, en Extrême-Orient
ou en Afrique, ne reposait-elle pas sur l’affirmation d’une supériorité
scientifique et la conviction d’une supériorité morale, tout droit issues de la
bonne conscience des Lumières ? Aujourd’hui encore, les héritiers
proclamés des Lumières, lorsqu’ils brandissent les droits de l’individu et de
la raison contre les dogmes et les coutumes religieuses, ne se font-ils pas les
porte-parole de l’arrogance occidentale ? L’eurocentrisme des Lumières. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La volonté de puissance des Européens ?
L’emprise coloniale que ces derniers ont imposée au monde, de la fin du XVIIIe
jusqu’au milieu du XXe siècle, en Inde, en Extrême-Orient ou en Afrique,
ne reposait-elle pas sur l’affirmation d’une supériorité scientifique et la
conviction d’une supériorité morale, tout droit issues de la bonne conscience Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La publication en 1978 de L’Orientalisme, le
grand livre d’Edward Said. Celui-ci estimait que l’immense intérêt des savants,
linguistes et écrivains européens pour l’Orient, tout au long du
XIXe siècle, ne témoignait pas d’un désir de connaissance désintéressé,
mais qu’il avait été l’instrument de la domination européenne. En réduisant
l’Orient à un ensemble de stéréotypes exotiques, l’Occident avait produit une
fiction utile, un « style occidental de domination, de restructuration et
d’autorité sur l’Orient », qui lui avait permis de creuser l’écart entre
la supériorité européenne et l’immobilisme oriental Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les Lumières, récit fondateur de cette
modernité européenne, se sont vu sommer de descendre de leur piédestal et
d’assumer leur caractère local. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
La pensée postcoloniale forment un ensemble
disparate et parfois déconcertant. Les inspirations mêlent la French Theory (la
déconstruction derridienne et la critique du savoir/pouvoir de Foucault), le
marxisme, l’herméneutique littéraire, l’étude des subalternes, voire la
psychanalyse Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Les Lumières seraient viciées dès l’origine
en raison de leur concomitance, dans l’histoire du monde, avec l’esclavage et
la colonisation. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Loin d’être un moment d’ouverture humaniste
et cosmopolite, les Lumières correspondraient au « moment grégaire »
de la pensée occidentale. Sous l’effet de la « pulsion impérialiste »
et de l’esclavage, l’Europe se serait fermée à tout effort de connaissance des
autres, disqualifiant les autres peuples, les rejetant hors de l’histoire. De
cette exclusion, la figure du « nègre » serait le désolant symbole.
« L’élargissement de l’horizon spatial européen va donc de pair avec un
quadrillage et un rétrécissement de son imagination culturelle et historique,
voire, dans certains cas, une relative clôture de l’esprit Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La pensée des Lumières aurait pris le relais
du christianisme pour affirmer la supériorité morale et intellectuelle de
l’Europe. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
La politique des droits de l’homme, qui
anima les interventions internationales des puissances occidentales, notamment
des États-Unis, dans les dernières décennies, n’est-elle pas, elle-même, le
fruit de cet héritage des Lumières, tissé de certitudes morales, d’une certaine
condescendance et d’une indubitable supériorité technologique ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les droits de l’homme sont les droits de
l’homme blanc ; l’apologie du doux commerce sert les intérêts
impérialistes des marchands européens ; le culte du progrès aboutit à
reléguer l’Afrique et l’Asie dans les marges de l’histoire. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
« car
il est très vrai, pour qui réfléchit bien, qu’un peuple ne peut s’enrichir sans
rendre un autre peuple pauvre et malheureux16 ». Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La tradition libertine, issue des penseurs
hétérodoxes qui n’ont eu de cesse, dès le XVIIe siècle, de chercher hors
d’Europe des modèles à opposer au christianisme, ou du moins des moyens de
remettre en cause l’universalité de l’histoire européenne, a nourri un courant
original de l’orientalisme européen. Les Lumières, en recueillant cette
tradition, en la faisant dialoguer avec le nouveau discours scientifique
d’exploration du monde, ont produit un profond décentrement de la vision
chrétienne du monde. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
L’étonnement est inversé : « Oh
quel genre d’hommes sont les Européens ! Oh quelle sorte de
créatures qui font le bien par force et n’évitent à faire le mal que par
crainte des châtiments Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
l’ambivalence fondamentale des
Lumières : l’indéniable satisfaction des écrivains européens, convaincus
de vivre une période de paix, de prospérité et d’élévation intellectuelle
presque sans précédent dans l’histoire, s’accompagne d’une inquiétude
lancinante sur les apports réels de la modernité. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Tout jugement moral dépend de la position de
celui qui l’émet. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
La ventriloquie, souvent signalée par la
critique postcoloniale, consiste à faire parler les autres en les réduisant au
silence. Ils ne sont pas reconnus comme porteurs d’une histoire ou d’une
culture propres : ils ne sont que les porte-parole des inquiétudes
européennes. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
La domination des sciences européennes,
appuyées sur leur domination impérialiste, semble bien assurée au début du XIX Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
C’est l’historiographie eurocentrée des XIXe
et XXe siècles qu’il convient de blâmer, pas les Lumières elles-mêmes. On
peut à la fois provincialiser l’Europe et universaliser les Lumières. Les deux
gestes sont même solidaires : les Lumières ne peuvent prétendre à
l’universalité qu’à condition de desserrer le lien qui les rattache à l’Europe.
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les œuvres des philosophes européens du
XVIIIe siècle ne sont qu’un épisode, localisé spatialement et
chronologiquement, d’un phénomène intellectuel de longue durée qui a affecté de
nombreuses régions du monde, bien au-delà de l’Europe, en prenant des formes
différentes selon les contextes locaux34. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
La pensée européenne est à la fois
« indispensable et inadaptée » : il ne s’agit pas de la
combattre et de la rejeter, mais de lui faire subir une torsion, un retour
critique sur elle-même, de la pluraliser et de l’adapter aux exigences d’un
monde globalisé. Dans le cas des Lumières, cet exercice s’impose avec d’autant
plus d’évidence que la pensée européenne du XVIIIe siècle n’a rien
d’univoque : elle est hétérogène et dialogique, elle se prête à une
lecture qui fait entendre les failles, les tensions, les hésitations. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Il n’y a point eu d’événement aussi
intéressant pour l’espèce humaine en général, et pour les peuples de l’Europe
en particulier, que la découverte du Nouveau-monde & le passage
aux Indes par le cap de Bonne Espérance. Alors a commencé une révolution dans
le commerce, dans la puissance des nations, dans les mœurs, l’industrie et le
gouvernement de tous les peuples59. » Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Comme l’indique son titre même, Black
Jacobins, l’interprétation de la révolution haïtienne par James noue deux
aspects : elle est un modèle de révolte noire, anti-impérialiste, mais
elle s’inscrit dans la continuité de la Révolution française, ce qui implique
de voir en Toussaint un homme des Lumières, Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
l’universalisme qu’il attribuait à la
culture européenne et avec son potentiel émancipateur, porté par les Lumières, Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’universalité des droits de l’homme et de
l’égalité, énoncée avec prudence par la philosophie des Lumières, se révèle
dans toute sa vérité au contact des luttes anti-impérialistes. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Edward Said, dans une belle relecture de
James, a pointé les difficultés auxquelles celui-ci avait été confronté dès
lors qu’il s’agissait de concilier un anti-impérialisme militant et l’héritage
universaliste qui interdisait tout repli particulariste. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Sortir du face-à-face mortifère et stérile
qui oppose l’Europe – ou l’Occident – au reste du monde, et qui
rejoue inlassablement, en se contentant d’inverser les polarités, un
affrontement manichéen. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Comment critiquer les limites des Lumières,
pointer leurs contradictions, dénoncer leurs aveuglements, tout en les
reconnaissant comme l’héritage à partir duquel cette critique peut être
menée ? Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Les Lumières sont un espace de débat
intellectuel et politique. C’est là, sans aucun doute, une des grandes leçons
du point de vue postcolonial, qui dépasse largement la question des rapports
que l’Europe entretient avec la diversité du monde. Si cette question nous
semble aujourd’hui si importante, c’est tout simplement qu’elle constitue
l’horizon de notre propre actualité historique. C’est pourquoi une fois de plus
nous nous tournons vers les auteurs des Lumières pour y chercher des éléments
de réponse, la réassurance de nos convictions modernes ou, au contraire, la
confirmation de nos doutes. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Cette globalisation prend un tour nouveau,
dans un emballement inouï : l’Europe, loin d’en être le principal
bénéficiaire, semble au contraire dépossédée, renvoyée à son étroitesse
géographique. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Les Lumières ne sont pas l’idéologie de
l’impérialisme européen ; elles ne sont pas davantage entachées par un
silence complice et unanime avec l’esclavage. Elles ne sont pas non plus
rédimées par quelques belles envolées humanitaires et par leur souci avéré de
l’unité du genre humain. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
L’universalisme lui-même peut être un piège,
non seulement en raison de la position particulière d’énonciation dont il
procède, mais aussi parce que l’universalisme moderne, en tant qu’humanisme,
implique une définition de l’humain, et donc une exclusion de ce qui n’en
relève pas. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
C’est le rôle de la notion de civilisation
que de déployer la diversité humaine au sein d’une pensée historique de
l’évolution des sociétés. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Les contemporains avaient le sentiment
exaltant d’assister à un accroissement inédit des connaissances sur la
diversité culturelle de l’humanité, même si celle-ci leur semblait organisée
selon une gradation menant de l’état sauvage à la civilisation :
« Maintenant, la grande carte de l’humanité [Great Map of Mankind] est
déroulée d’un coup : et il n’y a aucun état ou degré de barbarie, aucun
mode de raffinement que nous n’ayons au même moment sous les yeux. La civilité
très différente de l’Europe et de la Chine ; la barbarie de la Tartarie et
de l’Arabie ; l’état sauvage de l’Amérique du Nord et de la Nouvelle
Zélande », écrivait Edmund Burke au grand historien écossais Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les anthropologues n’ont-ils pas cherché,
bien souvent, à classer les sociétés sur une échelle de la civilisation où
l’Europe occuperait nécessairement la place dominante ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’universalisme de la raison, malgré ses
bonnes intentions, n’a-t-il pas abouti à imposer un modèle unique de
développement historique et une destruction des cultures traditionnelles Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Au nom de quoi la science européenne
s’était-elle arrogé le droit de transformer les autres cultures en objets de
savoir ? Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
L’opposition stérile entre l’universalisme
de la science occidentale et le relativisme des particularismes culturels. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’universalisme moderne, fondé sur l’égalité
des êtres humains en tant qu’êtres rationnels, y trouve son point d’ancrage
théorique, mais aussi ses limites, puisqu’il donne précisément comme projet aux
sciences de l’homme de décrire les frontières, internes et externes, de
l’humain, c’est-à-dire de penser le statut des différences – naturelles et
culturelles. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Relations des Lumières avec les mondes non
européens. Cet intérêt n’est pas un simple phénomène de mode. Il tient aux
transformations de l’espace intellectuel, marqué par l’émergence de chercheurs
issus de pays anciennement colonisés ;
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Que signifie l’héritage des Lumières dès
lors que l’Europe n’exerce plus de monopole culturel, que la mondialisation des
échanges rend le monde plus interdépendant que jamais, que les phénomènes
d’hybridation culturelle, toujours plus intenses, suscitent en retour des
mouvements qui cherchent à essentialiser les différences pour recréer des
communautés d’appartenance homogènes ? Le temps est révolu où cet héritage
pouvait être revendiqué et défendu dans une sorte de bonne conscience que rien
ne venait troubler. D’ailleurs, revendiqué par qui, défendu contre quoi ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Moment où s’inventent à la fois une
conception universelle de l’homme, en dehors du christianisme, et l’idée d’une
destinée spécifique de l’Europe. Si l’Europe est sommée de prendre acte des
limites de ses prétentions universalistes en faisant droit à d’autres
histoires. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
Une des spécificités des Lumières fut en
effet de penser l’Europe comme le résultat d’un processus historique
spécifique, alors qu’elle était jusque-là conçue comme un espace géographique
ou une entité religieuse et culturelle. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Le récit de l’histoire européenne prend
forme sur les ruines du vieux récit biblique et de l’universalisme chrétien, il
rend possible, et même nécessaire, la construction d’une histoire véritablement
universelle, faisant place aux peuples non européens et non chrétiens, Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’exclusion de l’histoire ancienne,
c’est-à-dire de l’histoire biblique, de l’histoire grecque et de l’histoire
romaine, est un point fondamental de cette nouvelle conception de l’histoire
européenne : Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
La sécularisation de l’histoire européenne,
émancipée de l’histoire sainte, ouvre la voie à une histoire que nous appellerions
aujourd’hui globale ou décentrée. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Histoires prétendues universelles, dans
lesquelles un certain nombre d’auteurs, se copiant les uns les autres, oublie
les trois quarts de la terre43. » Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
L’eurocentrisme des Lumières grand récit de
la civilisation de l’Europe procède à la fois d’un modèle rationaliste et
universaliste, qui assure qu’en droit tout peuple est susceptible d’être
civilisé, et d’un modèle historiciste et particulariste, qui insiste sur la
spécificité de l’histoire européenne. Si l’histoire de l’Europe moderne est le
résultat d’un processus historique qui lui a permis d’émerger de la barbarie
grâce à un système d’équilibre diplomatique, aux progrès du commerce et au
faste culturel des cours, comment penser l’accès des sauvages de l’Amérique ou
des barbares asiatiques à la société civile ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Possible de civiliser un pays par l’action
volontariste du pouvoir politique, qu’il soit celui du despote éclairé russe ou
du colonisateur européen ? Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
L’ambiguïté du texte se traduit dans les
usages du mot « civilisation », employé à la fois pour désigner
la sortie de l’Europe du système féodal et la sédentarisation et acculturation
des Amérindiens54 Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Comment rendre compatibles deux conceptions
aussi différentes du changement historique : celle du temps long et
sécularisé des progrès politiques, sociaux et culturels de l’Europe, qui était
l’héritage du grand récit des Lumières ; celle de l’action révolutionnaire
qui ouvrait sous leurs yeux un temps court de bouleversements, marqué par la
liberté des acteurs et par l’élargissement radical de l’horizon d’attente ?
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Condorcet fait mine de s’interroger :
« Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de
civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus
libres, les plus affranchis de préjugés : les Français, et les
Anglo-Américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples, de la
servitude des Indiens, de la barbarie des peuplades africaines, de
l’ignorance des sauvages doit-elle peu à peu s’évanouir ? Y a-t-il sur le
globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir
de la liberté ; et à jamais exercer leur raison ? » Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Bientôt la liberté, s’élançant avec elle des
ailes assurées que la France et l’Amérique lui ont offertes, subjuguera tous
les peuples dont les yeux enfin dessillés ne pourront plus les
méconnaître58. » La généralisation des progrès de l’Europe n’est plus
qu’une question de diffusion des bienfaits de la raison. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Despotisme de la liberté. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Encore fallait-il intégrer, même
fictivement, les sociétés non européennes à cet effort révolutionnaire. Il
imaginait une assemblée générale de tous les peuples, qui s’achevait par le
rejet unanime, par les peuples eux-mêmes, de leurs croyances traditionnelles,
et par leur ralliement aux « législateurs », c’est-à-dire aux
constituants français59. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Difficultés que rencontrèrent les historiens
du XVIIIe siècle, Voltaire en tête, lorsqu’ils s’efforcèrent de fonder une
histoire universelle sur le schème de la civilisation de l’Europe. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Rencontre de l’héritage des Lumières et du
moment révolutionnaire autour des équivoques de l’eurocentrisme. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
***L’histoire n’est plus d’aucune
utilité en tant que magistra vitae, puisqu’elle n’est que le récit des
folies humaines ; en revanche, l’avenir que dévoile la raison guide
l’action humaine. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Et ces peuples, qui se disent policés, ne
sont-ils pas ceux qui, depuis trois siècles, remplissent la terre de leurs
injustices ? Ne sont-ce pas ceux qui, sous des prétextes de commerce, ont
dévasté l’Inde, dépeuplé le nouveau continent, et soumettent encore aujourd’hui
l’Afrique au plus barbare des esclavages Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
C’est l’imprimerie qui trace une ligne de
partage entre l’Europe et l’Orient, parce qu’elle est le vecteur de la
diffusion du savoir et qu’elle permet la formation d’une opinion publique,
rempart contre le despotisme35. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Accréditer cette puissance d’entraînement du
modèle français, puis européen, c’est la fonction d’une étrange fiction qui
occupe une large part du texte des Ruines : l’assemblée générale de tous
les peuples. Réunis, des représentants de toutes les religions et de tous les
cultes finissent par dénoncer leurs croyances traditionnelles et leurs clergés
pour se rallier avec enthousiasme aux « législateurs », c’est-à-dire,
soyons clairs, aux constituants français. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Reprenez, leur dirent-ils, votre saint et
sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection ! […] [M]ais que ce ne
soit plus pour une seule nation, pour une seule famille : que ce soit pour
nous tous sans exception ! Soyez les législateurs de tout le genre humain,
ainsi que vous serez l’interprète de la même nature […] et enseignez-nous,
après tant de religions d’illusions et d’erreurs, la religion de l’évidence et
de la vérité » Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
L’universalisme des Lumières est ici
déployé dans sa plus grande pureté théorique : une nature humaine unique,
malgré la diversité des populations et des coutumes ; une raison
salvatrice, qui démontre la vérité par l’évidence et dissipe les
superstitions ; des législateurs pédagogues, qui l’emportent sur les
prêtres. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
La tension était présente, nous l’avons vu,
dès l’origine, entre un idéal universaliste fondé sur la critique du
colonialisme européen et la conscience d’une exceptionnalité européenne.
Celle-ci n’est plus théologique et n’est pas encore raciale, mais se présente
comme le résultat d’une histoire spécifique : celle de la civilisation. Si
bien que, paradoxalement, c’est l’universalisme rationaliste des Lumières qui
alimente désormais le discours colonialiste sur la mission civilisatrice de
l’Europe. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
Dès cette période, deux tensions traversent
la notion et expliquent peut-être son succès. D’une part, la
« civilisation » désigne un processus dans le temps, celui qui mène
des sociétés « barbares » ou « sauvages » aux sociétés
« policées », mais elle prend aussi, assez rapidement, un sens un peu
différent : celui du résultat de ce processus. Autrement dit, en tant que
schème narratif organisant le récit d’une évolution historique de longue durée,
le processus de civilisation implique d’emblée que cette évolution est un
progrès, un devenir civilisé. C’est un concept téléologique, orienté vers le
présent de l’historien, moment d’apogée, au moins provisoire, de l’histoire
humaine. La seconde tension oppose l’universalisme et l’eurocentrisme. Le
concept de civilisation a été forgé pour comprendre la spécificité de l’histoire
européenne, le passage de la féodalité médiévale à la société policée des
Lumières et, dans le même temps, il a été pensé en termes universalistes, comme
un modèle imitable. Cette tension était au cœur de la conception des Lumières
comme processus d’émancipation à la fois historiquement situé et
potentiellement généralisable. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
En un mot, la civilisation, ce sont les
Lumières. Et les Lumières, c’est l’Europe. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Les ambivalences de Voltaire, nous l’avons
vu, tiennent à la tentative désespérée de faire coexister deux approches
irréductibles : un point de vue surplombant, qui observe l’histoire
universelle depuis une position neutre, et un point de vue généalogique qui
organise cette même histoire en fonction d’un « nous », auquel
l’historien s’adresse et qui définit l’horizon intellectuel et politique de ses
décisions historiographiques et de ses jugements. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
On considère habituellement que « civilisation »
désigne ici un étage dans une tripartition de l’activité humaine, précisément
le domaine de la culture, de la vie intellectuelle et des croyances Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
nécessité d’une histoire des civilisations.
Celle-ci doit permettre de regarder avec optimisme et lucidité le grand moment
de recomposition historique qui s’annonce : « Le problème n’est même
pas de savoir si notre civilisation, que nous continuons d’appeler la
civilisation, va périr, assassinée. Il est de savoir quelle civilisation
s’établira demain dans ce monde nouveau qui déjà s’élabore au fond Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Quand l’Europe a-t-elle cessé d’être un
simple terme géographique pour devenir une « civilisation », terme
omniprésent dans le cours ? La réponse est sans ambiguïté : c’est de
Charlemagne que datent les prodromes d’une civilisation européenne commune, et
c’est au XVIIIe siècle que la notion d’Europe s’est imposée pour penser
cette civilisation commune, sur les ruines de l’ancienne chrétienté. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Que reste-t-il, en 1944, de cette histoire
millénaire ? Qu’en reste-t-il après quatre années d’« enfer de
guerre », pendant lesquelles ce sont les promoteurs de la barbarie qui se
sont réclamés de l’Europe ? Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
L’Europe n’est donc plus une solution. Son
unité civilisationnelle n’existe plus, la guerre a révélé des fractures trop
grandes et le passé récent a montré que l’unité européenne pouvait aussi être
mise au service des projets les plus criminels Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Civilisation ». Febvre oppose deux sens
du mot. L’un, qu’il rejette, désigne une valeur supérieure et universelle.
C’est « la civilisation », au singulier. Concept flou et vulgaire de
journalistes, estime-t-il, un peu hautain. L’autre, qu’il revendique, qu’il
qualifie d’ethnographique, et qui désigne « l’ensemble des
caractéristiques que présente aux yeux d’un observateur impartial et objectif
la vie collective d’un groupe (la vie matérielle, la vie politique et sociale,
la vie intellectuelle, morale, religieuse21) ». C’est une notion
strictement descriptive, qui n’implique, dit-il, « aucune espèce de
jugement de valeur ». Tout groupe humain possède sa civilisation. À la limite,
ajoute-t-il, « on peut parler d’une civilisation des non-civilisés »,
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les grandes civilisations sont celles où les
éléments mobiles dominent, où les éléments sédentaires sont peu nombreux. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Leur grandeur tient à leur capacité
d’emprunt, au caractère provisoire et hétérogène des configurations qu’elles
forment. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
Deux dangers apparemment
contradictoires : le danger évolutionniste, qui ferait de la modernité européenne
le modèle de toute histoire, et le danger essentialiste, qui fige les
civilisations dans leur unité et les prétend incommensurables. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Toute enquête historique produit, peu ou
prou, un discours généalogique ou, pour le dire comme Michel Foucault, un
diagnostic sur « notre présent29 ». Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Comment prendre acte des critiques portées à
l’universalisme des Lumières, sans pour autant répudier les valeurs qui lui
sont associées (tolérance, autonomie, émancipation) ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Au moment où nous étudions cette histoire,
réclamons ou critiquons cet héritage, nous le faisons depuis une position
particulière, celle qui permet de dire « nous », de définir des communautés
éthiques, culturelles, politiques, de faire résonner l’expérience des Lumières
avec notre propre situation. Si bien que l’héritage des Lumières, tout
universaliste qu’il soit, ou qu’il se rêve, ne peut pas être exactement le même
pour un Européen blanc et éduqué, pour un Afro-Américain descendant d’esclave,
ou pour un Maori. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Pis-aller pour désigner de façon commode un
ensemble de processus historiques dont on perçoit l’importance sans que se
dessine un consensus sur les critères qui font rupture : le
désenchantement du monde, l’industrialisation, l’individualisme, la démocratie,
la révolution des communications, l’anthropocène ou la réflexivité sociologique
elle-même. Sur le plan chronologique, les débats ne sont pas moins vifs. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La modernité fut longtemps considérée comme
l’affirmation de la supériorité de la raison. Celle-ci se déployait dans
plusieurs domaines : lutte contre les préjugés religieux, défense de la
science et des savoirs, autonomie morale des individus. Le projet moderne issu
des Lumières était ainsi pensé comme un processus de rationalisation, pour le
meilleur et pour le pire. Il débouchait sur un monde sécularisé, efficace et
raisonnable, mais aussi désenchanté et froid, dominé par le calcul et
l’utilité. Depuis une trentaine d’années, cette conception de la modernité a
été profondément élargie. Plusieurs propositions ont bouleversé le champ des
études sur les Lumières. La première concerne l’organisation de l’expérience
sociale entre les deux pôles du privé et du public. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Le savoir féminin est soumis à une forte
censure. Les femmes du monde doivent se conformer au rôle que la bonne société
leur assigne : admirer, encourager et protéger, être toujours au service
des ambitions masculines. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Les Lumières, en France, ne se sont pas
développées à l’écart de la société d’Ancien Régime ou en opposition radicale à
celle-ci. Leurs protagonistes étaient profondément insérés dans les
institutions culturelles de la monarchie et associés aux pratiques sociales des
élites. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
Les Lumières ne désignent donc ni une
doctrine philosophique cohérente ni un camp bien délimité dans un affrontement
manichéen (les Lumières progressistes contre les anti-Lumières, conservatrices
ou réactionnaires), mais un courant intellectuel hétérogène et polyphonique,
articulé à un ensemble de pratiques sociales, dont le point commun est de
promouvoir l’usage public de la raison, c’est-à-dire une discussion ouverte sur
un grand nombre de sujets jusque-là réservés au secret de l’État ou de
l’Église, sans qu’il n’existe, au demeurant, d’accord général sur les contours
de cette « publicité ». Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Kant et de son fameux essai de 1784
« Qu’est-ce que les Lumières ? », relu au prisme de la
sociologie historique, la sphère publique bourgeoise se serait constituée en
dehors de l’État et contre lui : elle reposait à la fois sur l’émergence
d’intérêts économiques privés, sur un principe (la publicité) qui impliquait la
discussion publique, rationnelle et critique des affaires communes, et sur un
ensemble de lieux et d’institutions (les cafés, les loges, les journaux) où des
individus, indépendamment de leur statut social ou de leurs responsabilités
politiques, pouvaient participer à une telle discussion. Cette sphère publique
bourgeoise, radicalement différente des formes traditionnelles de la
communication, verticales, hiérarchiques et corporatistes, aurait émergé, au
début du XVIIIe siècle, à travers les débats littéraires et artistiques,
puis se serait rapidement politisée, faisant de l’opinion publique un tribunal
légitime et puissant, opposé à la volonté absolutiste du roi comme à la
rationalité bureaucratique de l’État. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Le cas des loges maçonniques est encore plus
frappant, tant leur idéal universaliste était contredit par des pratiques
relevant de la cooptation sociale36. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Ce qui distingue Voltaire et Rousseau
d’Érasme ou de Gassendi, c’est qu’ils n’écrivent pas seulement pour leurs très
nombreux correspondants ou pour une communauté restreinte de savants, mais
aussi pour un public, pour un lectorat anonyme. Cette émergence du
« public » transforme en profondeur la façon dont les écrivains des
Lumières s’adressent à leurs lecteurs, engageant ainsi une intense réflexivité
sur la spécificité de la publication comme forme d’action à la fois intellectuelle
et politique
La communication médiatique présente la
spécificité d’être dirigée vers un public anonyme, dont il est difficile, voire
impossible, d’anticiper ou de contrôler les réactions. Elle rompt avec les
formes classiques de la sociabilité régies par l’interconnaissance et l’idéal
de la conversation. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Le mystère tient justement dans la
transformation de ce peuple sans qualité en un public infaillible. De même, les
exigences de la science publique contribuent à déstabiliser les figures
d’autorité traditionnelles fondées sur le témoignage et la qualification
sociale des assistants. Cours publics, spectacles scientifiques, expériences
étonnantes : de nouvelles pratiques, fondées sur la curiosité du public,
réorganisent le rapport aux savoirs, en dehors des sociabilités académiques Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’espace public médiatique, loin d’être
dialogique et rationnel, est d’abord un spectacle, où les apparences sont
essentielles, où les personnes publiques vivent sous le regard du public, avec
ce que cela implique de curiosité excessive, d’exhibitionnisme moral, mais
aussi d’émotions puissantes Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Synchronisation des affects par la diffusion
à grande échelle des mêmes textes et des mêmes images. Si bien que l’on
pourrait dire, en paraphrasant Niklas Luhmann : ce que nous ressentons,
nous le ressentons par les médias de masse Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
« Si
les hommes veulent me voir autre que je ne suis, que m’importe ? L’essence
de mon être est-elle dans leurs regards ? », s’exclame Rousseau67 Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Deux aspects de la modernité, culturelle et
économique, ne sont pas incompatibles, bien au contraire, comme l’indique la
polysémie de la « publicité », à la fois principe de légitimité
politique et pratique commerciale. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
L’histoire culturelle peut se reconnecter à
l’histoire économique dès lors qu’elle prend conscience de l’importance
nouvelle de la marchandise. Le phénomène nouveau n’est pas l’apparition du
bourgeois, mais celle du consommateur Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
La consommation moderne implique le crédit.
Le mot, de nos jours, désigne presque toujours une créance financière : de
l’argent prêté à un individu par un autre ou, ce qui revient au même, une vente
de marchandises à paiement différé. Mais au XVIIIe siècle, il désignait
aussi, et même surtout, la réputation d’une personne, la confiance qu’elle
inspirait et, par conséquent, sa capacité d’action, notamment politique. Si
cette seconde acception, que l’on peut dire immatérielle, a laissé des traces
dans le vocabulaire (« discrédit » et « discréditer » par
exemple), elle a progressivement disparu au profit du sens matériel,
strictement économique, qui s’est imposé. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Le crédit d’un individu est la capacité à
agir que lui procure la confiance qu’il inspire. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
C’est toute la différence entre une société
aristocratique – où le crédit social d’une personne, la confiance qu’elle
inspire et la puissance qu’elle exerce sont directement indexés à sa position
dans une pyramide de faveurs et de fidélités – et la société mondaine – où
le pouvoir repose sur la capacité à construire et à contrôler sa réputation, à
susciter curiosité, désir ou admiration. Au lien vertical, qui est celui
du crédit curial, s’oppose une pluralité de liens horizontaux, ceux du crédit
mondain. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’enjeu n’est plus seulement celui de
l’analyse automatisée de discours qui, dans la tradition de la lexicométrie,
exploite de façon quantitative des corpus discursifs clos23. Il est aussi celui
des nouvelles formes de « lecture machinique » (machine reading) qui
remplacent la lecture traditionnelle – rapprochée et contextuelle, fondée
sur une attention soutenue au détail du texte – par une circulation rapide
dans des corpus illimités, selon les lignes hypertextuelles que dessinent les logiciels24.
Une telle lecture produit de nouveaux contextes, peut-être même une nouvelle
définition du contexte : non plus l’ensemble des circonstances historiques
dans lequel s’inscrit le texte, ou dans lequel l’historien décide de
l’inscrire, mais l’ensemble des liens que la navigation numérique dessine à
partir de chaque énoncé. Il serait regrettable que l’histoire culturelle ou
intellectuelle ne se saisisse pas des nouvelles ressources et des outils
offerts par la révolution numérique, car le risque est grand de laisser la voie
libre à ceux qui, associant optimisme technophile et culturalisme naïf,
prétendent interpréter l’histoire des sociétés, sur la longue durée, à partir
de l’évolution diachronique des fréquences lexicales Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Le repérage de très nombreuses citations,
sur la base de recherches par mots-clés, fournit au chercheur une moisson
d’énoncés coupés des logiques textuelles dans lesquelles ils s’inscrivent. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les nouveaux outils numériques pourraient
bien lui offrir une seconde jeunesse, dès lors que les historiens disposent, à
portée de clic, d’immenses corpus numérisés, aussi bien textuels
qu’archivistiques, dans lesquels ils peuvent – et pourront de plus en
plus – se déplacer librement, soit à l’aide de logiciels d’analyse
textuelle, soit en se laissant guider par la sérendipité de la recherche.
L’« historien cyborg27 » serait-il l’avatar inattendu de
l’archéologue des formations discursives ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Jusqu’où les historiens sont-ils prêts à
aller dans la déconstruction des textes et dans leur recomposition sous la
forme d’un réseau d’énoncés ? Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Derrière l’immuabilité du vocabulaire, le
crédit prend des significations différentes en fonction du rapport au temps qui
organise chaque société. Le crédit moderne, avait noté Jean-Michel Rey, est
fondé sur un imaginaire de l’illimité, de la promesse et de la dette, de la
fuite en avant du temps. Qu’il soit économique ou immatériel, il est moins le
lien de stabilité qui fonde la cohésion civique que le stimulant d’une
accélération de l’histoire, au sens historiographique et narratif, où la
promesse de richesse et de progrès annonce également les dangers de la ruine et
du discrédit Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Long processus qui a conduit à la
distinction du crédit moral et du crédit économique, puis à l’effacement
progressif du premier au profit du second dans le vocabulaire des sciences
sociales. Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
La spéculation dans l’ordre financier, la
célébrité dans l’ordre culturel, la popularité dans l’ordre politique :
ces phénomènes apparaissent comme des pathologies du crédit, dès lors que la
croyance n’est plus régulée par les liens personnels au sein d’une société
ordonnée mais qu’elle est nourrie par l’imitation et la surenchère. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Gloriomètre » qui permettrait de
quantifier le « crédit moral » d’un individu, Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La modernité a souvent été définie comme la
différenciation progressive des sphères d’activité et l’autonomisation de
conceptions différentes, voire concurrentes, de la valeur. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les sciences sociales seraient-elles un discours
de l’ordre qui, loin de nous permettre de mieux penser les phénomènes les plus
frappants de la modernité (la mode, les enjeux politiques du crédit public,
l’esthétisation du pouvoir…), nous aurait fourni des notions appauvries et des
découpages mutilants du réel ? Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
les Lumières sont une affaire philosophique,
leur modernité est tout entière idéologique. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Risque de ne plus savoir distinguer les
Lumières de l’ensemble des mutations sociales et culturelles du
XVIIIe siècle, Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
Les Lumières radicales, issues de la matrice
spinoziste, se définissent par leur hostilité à tout compromis entre la
philosophie et la religion, par un matérialisme intransigeant, par une vision
rationaliste et mathématisée du monde, par des convictions républicaines et
démocratiques, et enfin par le refus des inégalités, que celles-ci soient
sociales, de race, ou de genre. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumière
L’auteur de l’Éthique a fourni les
instruments intellectuels d’un athéisme rigoureux, distinct des formes diverses
de scepticisme30. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
La nouveauté des Lumières n’est pas
doctrinale, mais consiste plutôt à assumer l’usage public, au-delà de l’espace
savant, des idées hétérodoxes69. Ce n’est pas tant le contenu de la
libre-pensée qui est nouveau, mais plutôt le fait de le penser comme un combat,
et donc de réfléchir aux conditions de sa publication. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
« Si
Socrate était mort dans son lit, on douterait peut-être aujourd’hui s’il fut
rien de plus qu’un adroit sophiste. » Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Plus généralement, c’est la définition même
de la modernité qui pose problème. Faut-il vraiment la définir en termes aussi
réducteurs, comme une répudiation définitive de toutes les formes de
religiosité, voire de croyance, ouvrant la voie à l’avènement d’une société
égalitaire, tolérante et pacifiée ? Est-il incontestable que l’émancipation
des hommes et des femmes, « quels que soient leur race, leur religion,
leur genre sexuel ou leur classe sociale », constitue « l’essence de
l’histoire des XVIIIe et XIXe siècles »84 ? Cette apologie
satisfaite de la modernité, sûre d’elle-même et de la supériorité de ses
valeurs rationalistes et universalistes, paraît singulièrement datée. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Rendre la foi et la raison compatibles, sur
la base d’un respect mutuel. Le grand ressort de la sécularisation européenne
ne se trouve pas à l’extérieur de la pensée chrétienne, mais en son sein
Plutôt que de définir la modernité à partir
de nos préférences idéologiques contemporaines, pour en chercher les sources au
XVIIIe siècle, mieux vaut être attentif à la façon dont les auteurs des
Lumières ont cherché à rendre compte des transformations qui affectaient le
monde dans lequel ils vivaient et qui, pas plus hier qu’aujourd’hui, ne se
laissent réduire à une formule simple. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Les Allemands, vers la fin du siècle,
nommeront Aufklärer ces auteurs éclairés qui souhaitent améliorer la capacité
critique de leurs contemporains. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Dans la Prusse de Frédéric II ou
l’Autriche de Joseph II, les souverains s’appuyaient ouvertement sur
certains courants éclairés pour moderniser l’État contre les forces religieuses
conservatrices. Antoine Lilti, L’Héritage
des Lumières
Les anciens orateurs romains et grecs ne
pouvaient parler qu’à un certain nombre de citoyens à même d’être assemblés à
portée de voix. Leurs écrits avaient peu d’effets parce que la masse du peuple
ne savait pas lire. Maintenant, grâce à l’imprimé, nous pouvons parler aux
nations ; et les bons livres et les pamphlets bien écrits ont une grande
influence générale. La facilité avec laquelle les mêmes vérités peuvent être
régulièrement réaffirmées par le fait de les placer chaque jour dans une
lumière différente, dans des journaux qui sont lus partout, permet bien mieux
de les établir capacité d’action. Ils peuvent s’adresser à de vastes publics,
convaincre des « nations » entières de vérités utiles. Si des progrès
sont possibles, c’est que les formes mêmes de la communication ont changé.
La nature du lien entre savoir et politique s’en trouve modifiée. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Quant au public lui-même, veut-il vraiment
être éclairé ? N’est-il pas attiré davantage par les mauvais livres et les
nouvelles scandaleuses que par les ouvrages philosophiques ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Fonder le gouvernement sur des bases
philosophiques, dans un pays où une partie de la population ne sait pas lire,
c’est faire de la propagation des lumières une « religion4 ». Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La propagation des lumières » n’a rien
d’impossible, mais elle ne doit pas être confondue avec « le miracle de
l’illumination subite de toutes les têtes5 ». La question reste
ouverte : comment éclairer le peuple ? Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Il n’est pas si facile de renoncer à être
Socrate. Le philosophe passe par des moments d’enthousiasme et d’éloquence,
suivis par le doute et l’ironie, non sans amertume, Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Les Lumières seraient affligées d’un
élitisme incurable, elles n’auraient que mépris pour le peuple et s’accommoderaient
fort bien du despotisme pourvu qu’il soit éclairé, c’est-à-dire aussi dur aux
prêtres qu’aux peuples ; elles seraient secrètement conservatrices ou, au
mieux, sagement réformistes. Dans cette perspective, la Révolution, vraie
source de la démocratie, ne serait pas une conséquence directe des Lumières,
mais bien plutôt leur négation, le soulèvement populaire au lieu du réformisme
modéré des élites. Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
En s’interrogeant moins sur les théories
politiques des auteurs des Lumières que sur la façon dont ils conçoivent
l’efficacité de leurs écrits. Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Le peuple n’est pas une réalité
sociologique, il ne désigne pas une catégorie sociale bien définie. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumière
Les hommes ne naissent ni stupides, ni
fous ; ils le deviennent. » Il est donc à la fois possible et
nécessaire d’instruire le peuple à condition de lui « parler
raison14 ». Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
« Tout
homme qui écrit ne doit point fixer ses yeux sur le temps où il vit, ni sur ses
concitoyens actuels, ni sur la contrée qu’il habite. Il doit parler au genre
humain, il doit prévoir les races futures […]. C’est après sa mort que
l’écrivain véridique triomphe », estime d’Holbach, Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’égalité d’instruction que l’on peut
espérer d’atteindre mais qui doit suffire est celle qui exclut toute
dépendance, forcée ou volontaire. » Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Nous montrerons, dans l’état actuel des
connaissances humaines, les moyens faciles de parvenir à ce but, même pour ceux
qui ne peuvent donner à l’étude qu’un petit nombre de leurs premières années,
et, dans le reste de leur vie, quelques heures de loisir. Nous ferons voir que
par un choix heureux, et des connaissances elles-mêmes et des méthodes de les
enseigner, on peut instruire la masse entière d’un peuple de tout ce que chaque
homme a besoin de savoir pour l’économie domestique, pour l’administration de
ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés,
pour connaître ses droits, les défendre et les exercer ; pour être
instruit de ses devoirs, pour pouvoir les bien remplir, pour juger ses actions
et celles des autres d’après ses propres lumières, et n’être étranger à aucun
des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine ; pour ne
point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de
ses affaires ou l’exercice de ses droits ; pour être en état de les
choisir et de les surveiller, pour n’être plus la dupe de ces erreurs
populaires qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses et d’espérances
chimériques ; pour se défendre contre les préjugés avec les seules forces
de sa raison ; enfin pour échapper aux prestiges du charlatanisme, qui
tendrait des pièges à sa fortune, à sa santé, à la liberté de ses opinions et
de sa conscience, sous prétexte de l’enrichir, de le guérir et de le sauver Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Le paradoxe est que la Révolution, qui a
rendu possible le rêve éducatif des Lumières, a aussi marqué l’introduction du
principe démocratique dans le domaine des sciences. Et, sur ce point, Condorcet
résiste. Il n’est pas question de soumettre le savoir à la discussion des
profanes, encore moins de ces faux savants qu’il a combattus comme académicien
avant la Révolution et qui sont devenus de puissants acteurs politiques. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
L’esprit critique doit se développer, mais
il doit s’arrêter aux portes de la fabrique du savoir. Deux logiques
s’opposent, dans la pensée de Condorcet : celle de l’académicien
professionnel, qui affirme l’inégalité des aptitudes intellectuelles, et celle
du démocrate libéral, qui se bat pour l’égalité des droits. Comment concilier
ces deux exigences, la reconnaissance d’une hiérarchie de la science et le
refus de toute forme de sujétion Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Comment pourrait-on éclairer le peuple si
entre le philosophe et lui s’interposent tant d’intermédiaires, de
manipulateurs d’opinion, et si le public lui-même préfère les mensonges
spectaculaires aux vérités utiles, les calomniateurs ironiques aux raisonneurs
sensibles Antoine Lilti, L’Héritage des
Lumières
Le philosophe serait-il semblable au
« joueur de flûte », qui amuse le public sans parvenir à le changer47
Comment éclairer le peuple si celui-ci est
prisonnier de préjugés, si l’opinion est manipulée par des publicistes sans
scrupule et des démagogues cyniques, et si le public est gouverné par la
curiosité, l’imitation, l’enthousiasme sans lendemain, bien plus que par
l’esprit critique et la réflexion ? Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Si éclairer le peuple, c’est le conduire à
penser par lui-même, à s’affranchir des autorités établies, comment peut-on
assurer cette autonomie en commençant par mettre une élite intellectuelle à
l’abri de la critique ? Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
Kant insistera fortement sur ce point :
l’Aufklärung est facile en théorie mais difficile et long à réaliser en
pratique, car les hommes veulent toujours dépasser le stade de la critique
(c’est-à-dire aller au-delà des limites de leur entendement, avoir des certitudes
et non des doutes) Antoine Lilti,
L’Héritage des Lumières
L’intellectuel est voué à disparaître en
tant qu’homme qui pense à la place des autres : penser pour d’autres c’est
une absurdité qui condamne la notion même d’intellectuel Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La grande nouveauté des Lumières repose sur
leur ambition pédagogique et militante, sur leur volonté de rompre avec
l’ésotérisme et le secret afin de toucher un plus large public. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
La question qu’il se pose est : peut-on
se rêver en Socrate luttant contre les préjugés, en Prométhée offrant le savoir
aux hommes, et vivre une vie de bon père de famille, de notable respecté de la
République des lettres ? Antoine
Lilti, L’Héritage des Lumières
« On
ne pense, on ne parle avec force que du fond de son tombeau : c’est là
qu’il faut se placer, c’est de là qu’il faut s’adresser aux hommes18. » Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières
Si le philosophe parle en vain pour le
moment, il écrit et pense utilement pour l’avenir20. » Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières