L'Erreur et
l'orgueil : penseurs de la gauche moderne, Scruton, L'artilleur
Il est aujourd’hui admis que
tout ce qui a été dit, pensé ou fait au nom du socialisme n’a pas été
intellectuellement respectable ou moralement juste. p. 10
Croire que la théorie de
l’agir communicationnel de Habermas avait plus de sens que son incapacité à la
transmettre. p. 11
Leur littérature traite pour
une bonne part de la déconstruction d’institutions telles que la famille,
l’école, le droit et l’État-nation, à travers lesquelles l’héritage de la
civilisation occidentale nous a été transmis. p. 17
Foucault, considère comme
des « structures de domination » ce que les autres ne voient que
comme les instruments de l’ordre public. L’émancipation des victimes est un
puits sans fond, dans la mesure où de nouvelles victimes surgissent constamment
à l’horizon, tandis que les précédentes disparaissent dans le néant. p. 17
Si l’émancipation implique
la libération du potentiel individuel, comment empêcher les ambitieux, les
dynamiques, les intelligents, les beaux et les forts d’avancer, et quel degré
de contrainte devons-nous nous permettre d’exercer sur eux ? p. 19
La novlangue est utilisée
dès lors que la finalité première du langage – qui est de décrire la réalité –
est remplacée par l’objectif inverse, qui est de lui imposer sa volonté. p. 26
On trouve une seule source
émotionnelle : un ressentiment envers ceux qui contrôlent les choses.
Une sorte de gnosticisme, un
droit à gouverner « par le savoir »7.
les syndicats parviennent à
servir les intérêts de leurs membres à la seule condition que les salaires
correspondent au prix du travail sur le marché : autrement dit, uniquement
dans des économies (« capitalistes ») libres. (p. 67)
Thompson croyait au pouvoir
des idées. Mais il refusait d’admettre les conséquences des idées qui lui
étaient les plus chères.(p. 73).
Le consumérisme n’est pas la
démocratie, mais une forme pathologique de démocratie. (p. 76)
L’Amérique n’a pas connu les
nombreux obstacles au progrès social qu’a dû surmonter l’Europe ; elle
dispose de larges espaces, de ressources abondantes, d’innombrables sources de
volonté et de chances à saisir. (p. 77
New York Review of Books,
dont la présentation méprisante de la nature sauvage de la culture américaine a
grandement participé à l’élaboration des discours d’opposition des professeurs
d’université et des journalistes depuis les années soixante ; son message
est : ils ont l’argent mais nous avons les cerveaux. (p. 78)
« le socialisme (…)
équivaut finalement à l’accession au pouvoir de socialistes qui ont appris que
le socialisme, tel qu’on l’entendait anciennement, est
impraticable. » p. 83)
Au fur et à mesure que
l’abondance augmente dans une société, de nouveaux besoins sont sans cesse
créés par le processus même qui les satisfait.p. 88).
La thèse selon laquelle l’homme, dans sa chute,
est soumis à la tyrannie du désir, car ses désirs ne sont pas vraiment les
siens mais ceux qu’on lui impose, (p. 89).
Asservissement, puisque nos
besoins ne sont pas réellement les nôtres. p. 89).
Chercher à instaurer une
politique de lutte contre le péché originel n’est pas un projet politique
cohérent. (p. 90)
Car l’existence de lois est
un préalable au projet-même de vie en société – du moins, dans une société
d’inconnus. (p. 103)
« justice
sociale » comme objectif du droit, plutôt que la justice naturelle comme
contrainte de procédure. (p. 104)
Les vraies lois – les
« lois abstraites », comme les appelle Hayek – ne sont donc pas des
éléments d’un plan d’action, mais résultent d’une entreprise de coopération
sociale à long terme. (p. 106)
Les lois sont le condensé
d’informations dispersées dans l’histoire d’une société. (p. 106)
Les révolutions socialistes
commencent par l’abrogation de la règle de droit, et pourquoi l’indépendance
judiciaire est peu présente au sein des États qui veulent soumettre la société
civile à un programme descendant. (p. 107)
Et il partait du principe
que ce n’était jamais à lui mais à son adversaire qu’incombait la charge de la
preuve. (p. 108)
La gauche progressiste ne
pouvait qu’être dans le vrai,(p. 108).
Une libéralisation
permanente, qu’une réinterprétation permanente du droit à l’image des modes de
vie de l’élite new-yorkaise. (p. 109).
La raison d’être de la
liberté d’expression est de « protéger la dignité des
dissidents ».(p. 110).
Plus vos activités sont
« silencieuses » et respectueuses de la loi, moins vous avez le droit
de protester contre les déclarations provocatrices de ceux qui se soucient de
vos valeurs comme d’une guigne. La voix du dissident est la voix du héros. (p.
110).
Autrement dit, un
gouvernement réellement sincère qui a adopté une loi devra faire preuve
d’indulgence envers ceux qui la transgressent. (p. 111).
Sa « morale
politique » se compose presque exclusivement de droits et de
revendications, et laisse peu de place aux notions de devoir et d’obéissance.
(p. 124)
Avec la capitulation de la
France et l’instauration du régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale,
l’idée-même d’un nationalisme français fut par la suite longtemps entachée du
crime de la collaboration. (p. 132)
Une population dont la
propre innocence était bien souvent une invention rétroactive. (p. 133)
Prendre du recul sur Marx
pour s’intéresser à Hegel, et à comprendre que, quelles que soient les misères
du monde, elles étaient toujours imputables à l’autre. (p. 139).
Roquentin, est plein de
dégoût pour le monde des choses. Il se sent sali par sa propre incarnation, qui
l’unit ouvertement et irréversiblement à un monde extérieur à lui-même. (p.
141)
« l’existence précède
l’essence ». Mon existence n’est régie par aucune morale universelle, et
n’a aucune destinée prédéfinie qui pourrait figurer dans une vision de la
nature humaine. L’homme doit créer sa propre essence, et même son existence
est, en un sens, un accomplissement : il n’existe complètement que
lorsqu’il est ce qu’il ambitionne d’être. (p. 143)
Ce qui est possédé n’est
justement pas la liberté de l’autre, mais seulement l’enveloppe de sa liberté –
une liberté reniée. (p. 149)
Pour Sartre, toute relation
avec autrui est contaminée par le corps – l’en-soi spatiotemporel – qui
emprisonne notre liberté. (p. 150)
Le pour-soi ne peut jamais
s’unir au pour-soi, quel que soit l’en-soi. (p. 150).
Le marxisme remplissait le vide
laissé par la religion.(p. 153)
Réponse à la question
« À quoi dois-je m’engager ? » devrait être :
« Qu’importe, tant que tu peux en vouloir comme loi pour toi seul. »
(p. 153)
Le marxisme abolit la
réalité au profit d’une idée. Et cette idée est calquée sur la liberté
transcendantale du « pour-soi ». La promesse d’un communisme complet
est une promesse nouménale, un signal fantomatique venu du royaume des fins.
Nous ignorons tout de ce royaume, si ce n’est que tous ses citoyens sont libres
et égaux, et que toutes ses lois sont choisies de manière authentique. p. 154)
En refusant la qualité
fragmentée du réel, l’existentialiste accède au salut dont il a besoin, celui
du point de vue « total » existant dans le royaume des fins. (p. 156)
« Totalisation »
est le nom d’un défi qui, de par sa portée, justifie tous les efforts qui sont
faits pour l’imposer. Toute contradiction, à savoir tout point de vue
« partiel », « découpé » de la classe dirigeante et de ses
serviteurs, est sans droit face à la totalisation fervente des gauchistes
radicaux.(p. 158)
C’est ainsi que cette
utopie, dotée d’un pouvoir « totalisant », l’emporte par avance sur
toute réalité. (p. 158)
Lorsque l’intellectuel se
baisse pour toucher les mains tendues du prolétariat, la magie maléfique de
l’ordre « bourgeois » est défaite, et le monde devient un tout. (p.
159).
La force du jargon est de
détourner l’attention du lecteur de tout ce qui apparaît vraiment douteux. (p.
160)
Nous sommes censés supposer
que notre monde est contrôle par la « bourgeoisie », unie dans son
opposition à la « praxis commune des ouvriers »32, et imaginer que
ces ouvriers (« la classe non possédante ») cherchent à
« socialiser » les moyens de production33. (p. 163)
étonnants, Sartre réitère
les excuses standards pour les atrocités perpétrées par les bolcheviks (rendues
nécessaires par l’« encerclement anticommuniste »). (p. 164).
Si les intellectuels se
montrent sans pitié envers les ouvriers sur lesquels ils mènent leurs
expériences, c’est entre autres parce que, considérant le monde du point de vue
« totalisant » du royaume des fins, ils ne peuvent percevoir
l’existence réelle, mais empirique, de leurs victimes. L’ouvrier s’en trouve
réduit à une simple abstraction, non de par le dur labeur de la production
capitaliste, mais de par la rhétorique enflammée des intellectuels de gauche.
Il est le moyen par lequel l’intellectuel parvient à l’exultation, et peut être
supprimé sans scrupule s’il échoue à sa tâche. (p. 167)
La régularité avec laquelle
les intellectuels de gauche se sont eux-mêmes positionnés, dans leur combat
contre l’oppression, du côté de l’oppression. (p. 170).
Sartre, vingt ans après que
la vérité s’était fait jour pour ceux qui n’avaient pas porté d’œillères. Et
pourtant, il était capable d’exhorter ses compatriotes à « juger [le
communisme] sur ses intentions et non sur ses seuls actes. » (p. 171)
Sartre voyait le monde à
travers le prisme de son orgueil, et c’est cet orgueil qui le poussa à
dédaigner le prix Nobel, puisque les hommages trouvent leur source dans l’Autre
et n’ont, de ce fait, aucun intérêt aux yeux du soi authentique. (pp. 172-173)
Des Jacobins à l’époque
contemporaine, la position par défaut des penseurs de gauche en France a
toujours été la même : une profonde déception face à la réalité, et un
désir de la détruire au nom de l’utopie. (p. 174)
Dans la quête d’authenticité
qui s’ensuit, trouver un ennemi est un besoin permanent. Le gauchiste* connaît
la dimension illusoire des valeurs. (p. 174).
Puisqu’il n’a aucune valeur,
on ne peut donner à ses idées et à ses actes qu’une garantie négative. Il doit
donc se défendre en démasquant les tromperies des autres, ce qu’il ne peut
faire une bonne fois pour toutes. Il doit constamment s’atteler à cette tâche,
de manière à combler le vide moral qui est au centre de son existence. (p. 174)
La théorie de l’idéologie
marxiste tenta de recoller les deux moitiés du portrait, décrivant les valeurs
de « confort » comme le déguisement social du vrai pouvoir
économique. (p. 176)
La « vérité » de
Foucault n’existe pas dans le monde indépendamment de la conscience que nous
avons d’elle, mais se crée et se recrée sans cesse par le
« discours » à travers lequel elle est « connue ». (p. 180)
La théorie de l’épistémè est
une resucée de la théorie de l’idéologie marxiste. Elle propose de décrire
chaque forme de pensée, chaque système de concepts, d’images et de récits en
fonction de leur rôle dans l’intégration et le maintien de la structure du
pouvoir sur laquelle repose d’ordre social. (p. 181)
lLa paranoïa n’est rien
d’autre que du relativisme localisé – une manifestation spécifique et précise
du désir de voir la réalité subordonnée à la pensée. (p. 194)
Ce n’est pas le pouvoir,
mais l’amour, qui fait tourner le monde. (p. 201)
C’est quand il fut lui-même
confronté à la vérité de sa condition que Foucault finit par grandir. (p. 202)
C’est en partie grâce à
l’influence durable de Lukács que la Hongrie a aujourd’hui un gouvernement de
droite, élu deux fois de suite à la majorité des deux-tiers. Le mérite ne
revient pas à Viktor Orbán et à son parti Fidesz, mais à la piètre qualité de
l’opposition, dans laquelle s’exprime encore toute la rancœur de Lukács. (p.
209)
Après sa
« conversion » au marxisme – quand il devint, comme il le dit
lui-même, un « sectaire messianique » –, Lukács ne voyait que la
présence détestable du « capitalisme », et rien dans le monde qui
l’entourait n’avait de bien-fondé indépendant. (p. 210)
Lukács avança que « la
morale communiste oblige à accepter la nécessité de se conduire avec
méchanceté », ajoutant que « c’est là le plus grand sacrifice que
nous demande la révolution » (p. 211)
Lukács avança que « la
morale communiste oblige à accepter la nécessité de se conduire avec
méchanceté », ajoutant que « c’est là le plus grand sacrifice que
nous demande la révolution » (p. 211)
Les philosophes des sciences
connaissent bien la thèse de Duhem-Quine, selon laquelle toute hypothèse, grâce
à des aménagements, peut s’adapter à toute donnée, et toute donnée peut être
réfutée dans l’intérêt de la théorie. (p. 217)
L’homme est un objet qui
devrait être un sujet, et sa conscience est pénétrée jusqu’à la mœlle par le
« triomphe des choses ». Tous les pouvoirs lui semblent résider en
dehors de lui-même, et il n’a jamais accès à la spontanéité et à la validité
intérieure du libre arbitre. (p. 227)
ce qui est supérieur à tout
prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une
dignité. » (p. 228)
La conscience du
prolétariat, qui possède un privilège épistémologique unique. Du fait de leur
proximité avec le processus de production, les travailleurs prennent
« conscience du caractère social du travail », et de « la
tendance à rendre toujours plus concrète et à surmonter la généralité abstraite
de la forme d’apparition du principe social. » (p. 230)
La critique littéraire
nécessite un engagement actif avec un intellect et une sensibilité différents
de la sienne. (pp. 236-237)
Dès qu’un argument s’avère
nécessaire, l’ennemi est enseveli sous une avalanche d’étiquettes, et le slogan
communiste familier – « qui n’est pas avec nous est contre nous » –
résonne dans ses pages. (p. 237)
Il aurait pu prendre
conscience de sa propre haine de Dieu, de son refus de confiance, d’humilité et
d’expiation, et de sa violence démesurée vis-à-vis du monde créé. Mais il
aurait peut-être aussi pris conscience du fait que son « sectarisme
messianique » était toujours attaché à l’héritage de Sarajevo, que les
étiquettes annihilantes – « idéologue », « nihiliste »,
« réactionnaire », « nostalgique » – qu’il collait avec si
peu de discernement à l’ennemi imaginaire pouvaient tout aussi bien lui être
accolées, (pp. 238-239)
La pensée doit être libérée
de l’emprise du raisonnement instrumental, et ainsi de la tyrannie cachée des
choses. (p. 242)
Marcuse s’empara du marché
de Francfort avec des slogans accrocheurs, tels que la « tolérance
répressive » (le nom qu’il donnait au système qui lui versait un énorme
salaire de professeur pour le dénoncer) et l’« univers totalitaire de la rationalité
technologique » (p. 243)
Comment donc la pensée
peut-elle se réformer en se contentant d’être un reflet de ses origines
sociales ? Si la fausse conscience de la bourgeoisie a empoisonné sa
philosophie, quid de la philosophie qui l’affirme ? N’est-ce pas aussi un
produit bourgeois ? (p. 244)
Critique de la logique
bourgeoise aux Lumières elles-mêmes : car la raison appartient à un monde
dominé par la « justice bourgeoise et l’échange de marchandises » (p.
244)
Au lieu de l’humilité de
l’homme ébahi qui s’inclinait devant l’ordre éternel de la nature, les Lumières
proposaient l’arrogance ostentatoire de l’entrepreneur. (p. 245)
Les Lumières avaient
remplacé le mystère par la maîtrise. Et ce faisant, elles avaient coupé
l’humanité de la signification réelle de la culture, qui n’est autre que la
connaissance de soi et la vérité intérieure que seuls les chemins ardus des
arts supérieurs peuvent nous révéler. (p. 245)
Dans une économie
capitaliste, avançait-il, les gens ne sont pas esclaves des autres mais d’eux-mêmes,
victimes du charme exercé par les marchandises qui brillent tout autour d’eux.
(p. 246)
Leur liberté réelle leur est
confisquée par les libertés illusoires de la culture de consommation. (p. 246)
Les gens perdent leur
liberté subjective en la plaçant dans des objets extérieurs à eux-mêmes. (p.
247)
L’art est lui aussi réifié
et devient un élément décoratif de l’inventaire bourgeois, perdant de ce fait
sa nature authentique d’instrument critique. (p. 248)
La vérité énoncée dans la
Bible hébraïque, reformulée à maintes reprises au fil des siècles : celle
qui veut qu’en nous prosternant devant des idoles, nous trahissons notre vraie
nature. La Torah nous présente une vision de l’accomplissement de l’homme. Elle
nous dit que nous sommes soumis à la loi de Dieu, qui ne tolère aucune
idolâtrie et souhaite notre dévotion absolue. En nous tournant vers Dieu, nous
devenons ce que nous sommes vraiment, des créatures d’un monde supérieur, dont
l’accomplissement représente plus que la satisfaction de nos désirs. Par
l’idolâtrie, en revanche, nous tombons dans une façon d’être inférieure – un
autœsclavage, dans lequel nos désirs prennent la forme de dieux et nous
contrôlent. (p. 251)
Le monde réel est un monde
déchu, un monde de moyens, alors que le monde auquel nous avons laissé les
intellectuels aspirer est un monde racheté, un royaume des fins. (p. 261)
Nous serons libérés par un
« consensus obtenu par un discours libéré et universel. »53 Mais un
consensus portant sur quoi, et pour quelle cause ? (p. 264)
Quelle est la valeur de la
vérité, de la liberté et de la justice si elles ne sont que de simples
idées ? Quel est précisément l’apport de ce discours herrschaftsfrei,
au-delà de lui-même ? Qu’apporte-t-il, par exemple, à mes voisins fermiers
taciturnes qui ont une expertise mais ne perdent pas de temps à en
parler ? (p. 265)
Bien qu’Habermas prétende
décrire une « situation idéale de parole », son discours tend
continuellement vers un nouvel ordre social, en quelque sorte libéré, dans
lequel le poison de la conscience bourgeoise serait anéanti. (p. 265)
La question de Kant – un
contrat hypothétique est-il suffisant pour garantir la légitimité, et un
contrat réel est-il de toute façon écarté ? (p. 266)
Le choix véritablement libre
et autonome est celui qui respecte la souveraineté de l’individu en lui
accordant le droit de disposer de sa volonté, de son travail et de sa propriété
comme étant les siens. (p. 266)
Produire ses définitions et
ses dichotomies sans fin. (p. 268)
Systèmes, sous-cultures,
motivations, fonctions, légitimations, idéologies, forces – des entités
abstraites présentées dans une novlangue qui élimine les véritables êtres
humains de l’équation. (p. 269)
Suite au traumatisme
provoqué par l’invasion napoléonienne, à la destruction des nombreuses petites
principautés dont l’équilibre précaire mais durable était maintenu par le
Saint-Empire romain, et à la défaite ultérieure de Napoléon, les peuples
germanophones s’efforcèrent de créer une conscience nationale qui
réconcilierait leurs intérêts divergents et les mettrait à l’abri de la menace
de la soumission. La fiction, la poésie, le théâtre et la musique célébrèrent
les différentes façons dont ils cohabitaient dans une affection mutuelle,
instaurant des institutions durables et un ordre juridique, et se dotant d’une
vie privée et d’un sens civique. (p. 269)
Toute cette richesse de
l’être social, encore célébrée avec force dans l’art et la musique du début du
XXe siècle, même au moment où Loos, Schœnberg, Musil et Kafka la remettaient en
question, se trouve résumée dans l’œuvre de Lukács, Adorno, Horkheimer et
Habermas en une seule abstraction annihilante : « bourgeois ».
(p. 270)
Ce sont bien les socialistes
qui, à notre époque, ont voulu fonder la légitimité du gouvernement sur sa
fonction en tant que moyen. Ce sont bien les socialistes qui ont établi, en
lieu et place du gouvernement des hommes, une « administration des
choses ». (pp. 272-273)
Comme dans toute idéologie,
la mission principale est de persuader les classes inférieures de l’accepter.
(p. 274)
Le gauchiste est en charge
des classeurs à tiroirs où est rangée la vérité, et toute demande d’explication
doit lui être adressée avec la même patience qu’à n’importe quel autre
fonctionnaire. (p. 274)
Les nationalistes, les
conservateurs sociaux, les pré-modernistes ou les partisans de l’économie de
marché ne seront pas invités à participer aux discussions dans la vision
habermasienne très fermée de l’avenir postmoderne de l’humanité. Et en excluant
tant d’humains ordinaires de sa table de discussions, Habermas évite les vraies
questions qui se posent à nous, préconisant qu’on en discute dans le seul but
d’éviter d’en discuter. Ceci est, à mon avis, tout le problème de la nouvelle
Europe. (p. 275)
C’était l’ère de la
« production intellectuelle », dans laquelle l’identité de
l’intellectuel en tant que membre honoraire de la classe ouvrière fut établie –
au moment précis où la véritable classe ouvrière était en train de disparaître
de l’Histoire et ne pouvait espérer survivre que sous sa forme théâtrale.(p.
277)
Un dogme, tout en
s’arrangeant pour dissimuler soigneusement son contenu. Ce genre de méta-dogme,
comme on pourrait l’appeler, prétend à une sophistication méthodologique qui
lui permet d’échapper à la critique de points de vue contradictoires. (p. 278)
Comme l’avait perçu Orwell,
le premier objectif d’une révolution est le langage. Il faut créer une
novlangue qui mette le pouvoir à la place précédemment occupée par la vérité
et, après cela, il faut qualifier le résultat de « politique de
vérité ». (p. 279)
vous ne pouvez comprendre Le
Capital qu’en croyant ce qui y est dit. Et en latin : credo ut intelligam,
comme l’énonça Saint Anselme en évoquant le mystère suprême de Dieu : Je
crois pour comprendre. Autrement dit, nous avons affaire à une foi religieuse
censée se valider elle-même. Car la croyance de l’esprit scientifique est la
conséquence, et non la cause, de la compréhension. (p. 282)
D’où la distinction entre
science et idéologie : ma pensée est une science, la tienne est une
idéologie ; ma pensée est marxiste (puisque seul le marxisme perce
l’idéologie à jour), la tienne est « idéaliste » ; ma pensée est
prolétarienne (Lukács), la tienne est bourgeoise ; ma pensée fait partie
des « conditions matérielles » de production et peut être qualifiée
de « praxis théorique », ta pensée appartient à la fausse conscience
qui plane comme un nuage au-dessus de l’Histoire en marche. Ma pensée travaille
à l’usine, la tienne est recrachée par les cheminées et s’évapore dans l’air.
(p. 293)
Pléonasme de Staline,
« Les théories de Marx sont vraies parce qu’elles sont exactes », qui
fut une incantation de la plus haute importance à l’époque, dans la nuit noire
du doute communiste20. Plus le propos est tautologique, plus il semble être un
camouflage, générant ainsi plus efficacement l’état de disposition spirituelle
qui prélude à la foi. (p. 295)
Un langage dénué de sens,
puisque le sens constitue une menace, dont la syntaxe s’organise autour de la
quête du pouvoir. Elle habite ce langage avec l’extrême vigilance d’un tyran
qui n’aurait de cesse de liquider les significations toxiques qui s’y sont
infiltrées en provenance du monde de « l’Autre ». (p. 301)
Grâce à la machine à
non-sens, on pouvait se plonger dans un travail de « production intellectuelle »
et croire qu’on faisait déjà partie de la révolution. Nul besoin de s’enquérir
du sens de la révolution ou de ce qu’on peut accomplir grâce à elle. Plus rien
n’a de sens, et c’est cela, la révolution, c’est-à-dire une machine à anéantir
le sens. Cette machine fut construite par Jacques Lacan, Gilles Deleuze et
d’autres, à partir de bribes abandonnées de psychologie freudienne et de
linguistique saussurienne, et rattachée au moulin à paroles hégélien de Kojève,
qui permettait de la gonfler d’air chaud. Mais elle a survécu à ses créateurs,
et on peut en trouver une version dans presque tous les départements de
sciences humaines, aujourd’hui. (pp. 301-302)
Les psychanalystes assoient
leur renommée grâce à leurs idées, pas grâce à leurs succès thérapeutiques
(s’il y en a). Quant à la renommée d’une idée, elle résulte de son influence,
pas de sa vérité. Ainsi en allait-il de Freud, Jung et Adler ; et ce fut
pareil avec Klein, Binswanger, Lacan et beaucoup d’autres. (p. 304)
Il avait découvert le pouvoir
infini de l’insignifiance lorsque celle-ci est utilisée pour exercer un
charisme personnel. (p. 307)
Le « sujet »
n’existe pas. Le « je » est une absence qui cherche à obtenir une
« ex-sistence » par des actes de « subjectivation », mais
qui est toujours annulée par l’objet a, et qui se retranche dans la condition
appréciée par Lacan, qui n’est pas l’ex-sistence mais l’ins-stance. (p. 311)
Qualifier les travaux de
Deleuze de non-sens n’aurait sans doute pas été perçu comme une critique à ses
yeux, et encore moins à ceux de ses disciples. La riposte aurait immédiatement
soutenu que, dans la Logique du sens et ailleurs, il conteste explicitement la
distinction entre sens et non-sens, démontrant que le langage est expressif et
non représentatif, si bien que le non-sens fait tout autant partie de la
communication que ce qui est ordinairement appelé « sens ».(p. 317)
verrouille chaque phrase à
double tour, empêchant le plus souvent le lecteur d’en forcer l’entrée avec les
outils de la logique. (p. 317)
L’invocation exubérante que
fait Nietzsche de « l’éternel retour » n’est pas une thèse
métaphysique. C’est une exhortation à vivre comme si tout se répétait
éternellement. (p. 318)
Nietzsche affirmait ce qu’il
affirmait. Il nous invitait à vivre de cette manière différente afin que nous
soyons maîtres de notre individualité, de notre identité, de notre eccéité,
notre connaissance de l’uniformité profonde et irremplaçable du moi. (p. 318)
Depuis toujours, les gens
croient qu’il existe un chemin vers l’éternel, une porte hors du temps à un
endroit où rien ne change et où chaque chose demeure telle qu’elle est. Et la
clé qui ouvre cette porte est la répétition. C’est ce qu’offrent les rites, les
mots et les lieux sacrés : les prières, les chants, les habits traditionnels,
les gestes que l’on doit répéter à l’identique – tant de choses qui ne
s’expliquent pas autrement que par la coutume. (p. 318)
Le lecteur se voit accorder
le bref aperçu d’une boutique de savoir caché dont seuls les auteurs ont la
clé. (p. 322).
En lieu et place de l’arbre
vertical – le modèle haut/bas, cause/effet, racine/branche de la pensée humaine
qui avait apparemment dominé la civilisation occidentale jusque-là, Deleuze et
Guattari proposent le modèle rhizomatique, dans lequel la pensée se propage
latéralement, se liant, se joignant, se développant comme une forêt,
rencontrant toujours un autre rhizome à sa périphérie. (p. 322)
Et ce remède est le rhizome,
qui « trace un plan qui n’a pas plus de dimensions que ce qui le
parcourt ; aussi la multiplicité qu’[il] constitue n’est-elle plus
subordonnée à l’Un, mais prend consistance en elle-même. »50 La pensée
rhizomatique remplace « l’opposition de l’Un et du multiple par une
distinction des types de multiplicité », bien qu’il faille se méfier :
parfois l’arbre contre-attaque, et produit « une arborification des
multiplicités »51. Le point important semble être que les rhizomes sont
connectés sous forme de plans, de strates, et pas sous forme d’arbres (ainsi,
ceux qui représentent le langage au moyen d’arbres génératifs, comme Chomsky,
ont commis une erreur fondamentale quant aux possibilités offertes). (pp.
323-324)
Nous assistons à une
déterritorialisation (comme la nuée d’oiseaux qui change tout à coup de
direction, ou les nomades qui plient leurs tentes et migrent, ou comme quand on
retire la bonde de la baignoire) et à une reterritorialisation, lorsque les
choses s’établissent en une nouvelle formation. (p. 324)
On nous propose des
associations à la place de définitions, et à la place de théories, on nous
donne des termes qui peuvent être étirés de catégorie en catégorie, comme du
film transparent sous lequel tout apparaît tel qu’avant et à la fois
étrangement transformé, mis en relation avec des sujets étrangers comme les
trophées d’une virée shopping. En effet, si l’on veut qualifier d’un mot la
méthode intellectuelle de Deleuze et Guattari, il n’en existe pas de plus
adapté qu’« emballage ». (p. 325)
Il faut abandonner les
vieilles hiérarchies, les structures binaires, les « arbres » de la
famille bourgeoise et la machine capitaliste, et nous réformer en rhizomes, en
communautés locales d’activistes clandestins qui accompliront la révolution par
la reterritorialisation du désir et la déterritorialisation des hiérarchies
existantes. (p. 325)
Le langage de la
« schizo-analyse », qui est une attaque contre les structures
existantes au nom du désir. (p. 326)
Le camp dans lequel elle se
positionnait. Si les opinions politiques étaient évidentes, l’obscurité du
langage était quant à elle exempte de tout défaut. Effectivement, dans de
telles circonstances, l’obscurité pouvait être vue comme la preuve d’une
profondeur et d’une originalité trop grandes pour être comprises avec des mots
ordinaires. De ce fait, l’obscurité servait à valider les idées politiques, à
montrer que lancer des pierres sur des policiers était la conclusion d’un
syllogisme pratique qui disposait de l’autorité intellectuelle la plus haute à
chaque étape. (p. 331).
Ils se qualifient eux-mêmes
d’hommes de gauche, ce qui est bien sûr indispensable s’ils veulent avoir la
moindre chance d’influencer ceux qui sont tentés de se joindre à la ruée vers
l’insignifiance postmoderne. (p. 332)
Les bénéfices autrefois
apportés par la vérité, la validité et l’argument rationnel disparaissent d’un
coup, et on vous offre à présent le matériau nécessaire à la construction d’une
impressionnante carrière universitaire bâtie sur le néant. Ceci étant, quelle
que soit la carrière que vous construisez, une chose est certaine : vous
êtes « à gauche » sur le plan politique, blanchi par toutes les
causes justes du moment (quelles qu’elles soient), et donc à l’abri de toute
critique sérieuse. Votre discours universitaire, c’est celui de la distraction,
de la libre expression, de la jouissance*. Ce qui compte c’est votre position,
et sur ce point, vous êtes impeccable, à l’abri de votre habilitation
universitaire, et le bénéficiaire méritant des impôts payés par la bourgeoisie.
(pp. 335-336)
La machine à non-sens
parisienne fut utilisée pour lancer une attaque balistique contre la culture
bourgeoise, envoyant d’énormes blocs de novlangue incompréhensible au-dessus
des remparts pour atteindre la place publique de la ville assiégée. Il en
résulta une destruction de la conversation sur laquelle repose la société
civile. Toutes les idées subtiles ayant trait au droit, à la constitution et
aux racines de l’ordre public, tous les moyens par lesquels les êtres humains
débattaient de droits et de devoirs, respectaient leurs adversaires et
aspiraient au compromis, tout cela fut écrasé par des mathèmes,
« déterritorialisé » et enterré sous les débris du grand Événement.
Ce fut le tournant d’une bataille qui faisait rage depuis un siècle, et qui
visait à prendre possession de la culture en définissant la vie intellectuelle
comme l’apanage exclusif de la gauche. (p. 337)
Pourquoi serait-il
préférable pour les masses d’être dominées par une élite intellectuelle plutôt
que par une hégémonie de bourgeois honnêtes ? (p. 352)
». Peu importe de savoir si
les questions sont posées, les arguments faussés ou le langage maltraité – tout
cela n’a que très peu d’importance chez un auteur doté d’une vraie mentalité
d’opposition. (p. 378)
Quand tout est permis, il
est vital d’interdire à celui qui interdit. Toutes les cultures sérieuses sont
fondées sur les distinctions entre le bon et le mauvais, le vrai et le faux, le
bon goût et le mauvais goût, le savoir et l’ignorance. C’est à la perpétuation
de ces distinctions que les sciences humaines se consacraient, par le passé.
(p. 405)
Le raisonnement qui vise à
détruire les idées de vérité objective et de valeur absolue rend le
politiquement correct absolument obligatoire et le relativisme culturel
objectivement vrai. (p. 406)
Cette vision est partagée
par ceux, notamment Badiou, qui assistèrent aux séminaires de Lacan et furent
témoins de sa capacité étonnante à balayer des pans entiers de réalité grâce à
des formules incantatoires. « Il n’y a pas de sujet » ;
« Le grand Autre n’existe pas » ; « Il n’y a pas de rapport
sexuel » ; « Vous n’ex-sistez pas » ; « La vérité
cache la castration » : ce genre de mantras résonnent à travers les
décennies depuis ces séminaires fatidiques, à la manière de malédictions
ancestrales dont l’aura malveillante ne peut être ébranlée. (p. 410)
L’« ontologie »,
la pure science de l’être. (p. 412)
C’est comme si l’idéal
abstrait avait été choisi précisément pour que rien de réel ne puisse
l’incarner. (p. 464)
« Si la gauche doit
réfléchir plus sérieusement à la nouvelle société, cela n’amoindrit en rien son
attrait ou sa nécessité, et ne rend en aucun cas moins convaincants les
arguments avancés contre la société actuelle. »1 (p. 465)
On trouve toujours, dans
l’ombre des critiques visant le « capitalisme », le désir d’un monde
« sans pouvoir ». (p. 470)
La recherche de l’égalité à
tout prix, et d’une émancipation nouménale pure, est vaine et même
contradictoire. Pourtant, malgré les preuves dévastatrices démontrant que
l’égalité ne peut être obtenue qu’au prix de la liberté, et la liberté non
médiatisée uniquement au prix d’une politique de consensus, la gauche rebondit
toujours. (p. 487)
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