jeudi 11 avril 2019

L'Erreur et l'orgueil : penseurs de la gauche moderne, Scruton,


L'Erreur et l'orgueil : penseurs de la gauche moderne, Scruton, L'artilleur

Il est aujourd’hui admis que tout ce qui a été dit, pensé ou fait au nom du socialisme n’a pas été intellectuellement respectable ou moralement juste. p. 10

Croire que la théorie de l’agir communicationnel de Habermas avait plus de sens que son incapacité à la transmettre. p. 11

Leur littérature traite pour une bonne part de la déconstruction d’institutions telles que la famille, l’école, le droit et l’État-nation, à travers lesquelles l’héritage de la civilisation occidentale nous a été transmis. p. 17

Foucault, considère comme des « structures de domination » ce que les autres ne voient que comme les instruments de l’ordre public. L’émancipation des victimes est un puits sans fond, dans la mesure où de nouvelles victimes surgissent constamment à l’horizon, tandis que les précédentes disparaissent dans le néant. p. 17

Si l’émancipation implique la libération du potentiel individuel, comment empêcher les ambitieux, les dynamiques, les intelligents, les beaux et les forts d’avancer, et quel degré de contrainte devons-nous nous permettre d’exercer sur eux ? p. 19

La novlangue est utilisée dès lors que la finalité première du langage – qui est de décrire la réalité – est remplacée par l’objectif inverse, qui est de lui imposer sa volonté. p. 26

On trouve une seule source émotionnelle : un ressentiment envers ceux qui contrôlent les choses.

Une sorte de gnosticisme, un droit à gouverner « par le savoir »7.

les syndicats parviennent à servir les intérêts de leurs membres à la seule condition que les salaires correspondent au prix du travail sur le marché : autrement dit, uniquement dans des économies (« capitalistes ») libres. (p. 67)

Thompson croyait au pouvoir des idées. Mais il refusait d’admettre les conséquences des idées qui lui étaient les plus chères.(p. 73).

Le consumérisme n’est pas la démocratie, mais une forme pathologique de démocratie. (p. 76)


L’Amérique n’a pas connu les nombreux obstacles au progrès social qu’a dû surmonter l’Europe ; elle dispose de larges espaces, de ressources abondantes, d’innombrables sources de volonté et de chances à saisir. (p. 77

New York Review of Books, dont la présentation méprisante de la nature sauvage de la culture américaine a grandement participé à l’élaboration des discours d’opposition des professeurs d’université et des journalistes depuis les années soixante ; son message est : ils ont l’argent mais nous avons les cerveaux. (p. 78)

« le socialisme (…) équivaut finalement à l’accession au pouvoir de socialistes qui ont appris que le socialisme, tel qu’on l’entendait anciennement, est impraticable. »  p. 83)

Au fur et à mesure que l’abondance augmente dans une société, de nouveaux besoins sont sans cesse créés par le processus même qui les satisfait.p. 88).

La  thèse selon laquelle l’homme, dans sa chute, est soumis à la tyrannie du désir, car ses désirs ne sont pas vraiment les siens mais ceux qu’on lui impose, (p. 89).

Asservissement, puisque nos besoins ne sont pas réellement les nôtres. p. 89).

Chercher à instaurer une politique de lutte contre le péché originel n’est pas un projet politique cohérent. (p. 90)

Car l’existence de lois est un préalable au projet-même de vie en société – du moins, dans une société d’inconnus. (p. 103)

« justice sociale » comme objectif du droit, plutôt que la justice naturelle comme contrainte de procédure. (p. 104)

Les vraies lois – les « lois abstraites », comme les appelle Hayek – ne sont donc pas des éléments d’un plan d’action, mais résultent d’une entreprise de coopération sociale à long terme. (p. 106)

Les lois sont le condensé d’informations dispersées dans l’histoire d’une société. (p. 106)

Les révolutions socialistes commencent par l’abrogation de la règle de droit, et pourquoi l’indépendance judiciaire est peu présente au sein des États qui veulent soumettre la société civile à un programme descendant. (p. 107)

Et il partait du principe que ce n’était jamais à lui mais à son adversaire qu’incombait la charge de la preuve. (p. 108)

La gauche progressiste ne pouvait qu’être dans le vrai,(p. 108).

Une libéralisation permanente, qu’une réinterprétation permanente du droit à l’image des modes de vie de l’élite new-yorkaise. (p. 109).

La raison d’être de la liberté d’expression est de « protéger la dignité des dissidents ».(p. 110).

Plus vos activités sont « silencieuses » et respectueuses de la loi, moins vous avez le droit de protester contre les déclarations provocatrices de ceux qui se soucient de vos valeurs comme d’une guigne. La voix du dissident est la voix du héros. (p. 110).

Autrement dit, un gouvernement réellement sincère qui a adopté une loi devra faire preuve d’indulgence envers ceux qui la transgressent. (p. 111).

Sa « morale politique » se compose presque exclusivement de droits et de revendications, et laisse peu de place aux notions de devoir et d’obéissance. (p. 124)

Avec la capitulation de la France et l’instauration du régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale, l’idée-même d’un nationalisme français fut par la suite longtemps entachée du crime de la collaboration. (p. 132)

Une population dont la propre innocence était bien souvent une invention rétroactive. (p. 133)

Prendre du recul sur Marx pour s’intéresser à Hegel, et à comprendre que, quelles que soient les misères du monde, elles étaient toujours imputables à l’autre. (p. 139).

Roquentin, est plein de dégoût pour le monde des choses. Il se sent sali par sa propre incarnation, qui l’unit ouvertement et irréversiblement à un monde extérieur à lui-même. (p. 141)

« l’existence précède l’essence ». Mon existence n’est régie par aucune morale universelle, et n’a aucune destinée prédéfinie qui pourrait figurer dans une vision de la nature humaine. L’homme doit créer sa propre essence, et même son existence est, en un sens, un accomplissement : il n’existe complètement que lorsqu’il est ce qu’il ambitionne d’être. (p. 143)

Ce qui est possédé n’est justement pas la liberté de l’autre, mais seulement l’enveloppe de sa liberté – une liberté reniée. (p. 149)

Pour Sartre, toute relation avec autrui est contaminée par le corps – l’en-soi spatiotemporel – qui emprisonne notre liberté. (p. 150)

Le pour-soi ne peut jamais s’unir au pour-soi, quel que soit l’en-soi. (p. 150).

Le marxisme remplissait le vide laissé par la religion.(p. 153)

Réponse à la question « À quoi dois-je m’engager ? » devrait être : « Qu’importe, tant que tu peux en vouloir comme loi pour toi seul. » (p. 153)

Le marxisme abolit la réalité au profit d’une idée. Et cette idée est calquée sur la liberté transcendantale du « pour-soi ». La promesse d’un communisme complet est une promesse nouménale, un signal fantomatique venu du royaume des fins. Nous ignorons tout de ce royaume, si ce n’est que tous ses citoyens sont libres et égaux, et que toutes ses lois sont choisies de manière authentique. p. 154)

En refusant la qualité fragmentée du réel, l’existentialiste accède au salut dont il a besoin, celui du point de vue « total » existant dans le royaume des fins. (p. 156)

« Totalisation » est le nom d’un défi qui, de par sa portée, justifie tous les efforts qui sont faits pour l’imposer. Toute contradiction, à savoir tout point de vue « partiel », « découpé » de la classe dirigeante et de ses serviteurs, est sans droit face à la totalisation fervente des gauchistes radicaux.(p. 158)

C’est ainsi que cette utopie, dotée d’un pouvoir « totalisant », l’emporte par avance sur toute réalité. (p. 158)

Lorsque l’intellectuel se baisse pour toucher les mains tendues du prolétariat, la magie maléfique de l’ordre « bourgeois » est défaite, et le monde devient un tout. (p. 159).

La force du jargon est de détourner l’attention du lecteur de tout ce qui apparaît vraiment douteux. (p. 160)

Nous sommes censés supposer que notre monde est contrôle par la « bourgeoisie », unie dans son opposition à la « praxis commune des ouvriers »32, et imaginer que ces ouvriers (« la classe non possédante ») cherchent à « socialiser » les moyens de production33. (p. 163)

étonnants, Sartre réitère les excuses standards pour les atrocités perpétrées par les bolcheviks (rendues nécessaires par l’« encerclement anticommuniste »). (p. 164).

Si les intellectuels se montrent sans pitié envers les ouvriers sur lesquels ils mènent leurs expériences, c’est entre autres parce que, considérant le monde du point de vue « totalisant » du royaume des fins, ils ne peuvent percevoir l’existence réelle, mais empirique, de leurs victimes. L’ouvrier s’en trouve réduit à une simple abstraction, non de par le dur labeur de la production capitaliste, mais de par la rhétorique enflammée des intellectuels de gauche. Il est le moyen par lequel l’intellectuel parvient à l’exultation, et peut être supprimé sans scrupule s’il échoue à sa tâche. (p. 167)

La régularité avec laquelle les intellectuels de gauche se sont eux-mêmes positionnés, dans leur combat contre l’oppression, du côté de l’oppression. (p. 170).

Sartre, vingt ans après que la vérité s’était fait jour pour ceux qui n’avaient pas porté d’œillères. Et pourtant, il était capable d’exhorter ses compatriotes à « juger [le communisme] sur ses intentions et non sur ses seuls actes. » (p. 171)

Sartre voyait le monde à travers le prisme de son orgueil, et c’est cet orgueil qui le poussa à dédaigner le prix Nobel, puisque les hommages trouvent leur source dans l’Autre et n’ont, de ce fait, aucun intérêt aux yeux du soi authentique. (pp. 172-173)

Des Jacobins à l’époque contemporaine, la position par défaut des penseurs de gauche en France a toujours été la même : une profonde déception face à la réalité, et un désir de la détruire au nom de l’utopie. (p. 174)

Dans la quête d’authenticité qui s’ensuit, trouver un ennemi est un besoin permanent. Le gauchiste* connaît la dimension illusoire des valeurs. (p. 174).

Puisqu’il n’a aucune valeur, on ne peut donner à ses idées et à ses actes qu’une garantie négative. Il doit donc se défendre en démasquant les tromperies des autres, ce qu’il ne peut faire une bonne fois pour toutes. Il doit constamment s’atteler à cette tâche, de manière à combler le vide moral qui est au centre de son existence. (p. 174)

La théorie de l’idéologie marxiste tenta de recoller les deux moitiés du portrait, décrivant les valeurs de « confort » comme le déguisement social du vrai pouvoir économique. (p. 176)

La « vérité » de Foucault n’existe pas dans le monde indépendamment de la conscience que nous avons d’elle, mais se crée et se recrée sans cesse par le « discours » à travers lequel elle est « connue ». (p. 180)

La théorie de l’épistémè est une resucée de la théorie de l’idéologie marxiste. Elle propose de décrire chaque forme de pensée, chaque système de concepts, d’images et de récits en fonction de leur rôle dans l’intégration et le maintien de la structure du pouvoir sur laquelle repose d’ordre social. (p. 181)

lLa paranoïa n’est rien d’autre que du relativisme localisé – une manifestation spécifique et précise du désir de voir la réalité subordonnée à la pensée. (p. 194)

Ce n’est pas le pouvoir, mais l’amour, qui fait tourner le monde. (p. 201)

C’est quand il fut lui-même confronté à la vérité de sa condition que Foucault finit par grandir. (p. 202)

C’est en partie grâce à l’influence durable de Lukács que la Hongrie a aujourd’hui un gouvernement de droite, élu deux fois de suite à la majorité des deux-tiers. Le mérite ne revient pas à Viktor Orbán et à son parti Fidesz, mais à la piètre qualité de l’opposition, dans laquelle s’exprime encore toute la rancœur de Lukács. (p. 209)

Après sa « conversion » au marxisme – quand il devint, comme il le dit lui-même, un « sectaire messianique » –, Lukács ne voyait que la présence détestable du « capitalisme », et rien dans le monde qui l’entourait n’avait de bien-fondé indépendant. (p. 210)

Lukács avança que « la morale communiste oblige à accepter la nécessité de se conduire avec méchanceté », ajoutant que « c’est là le plus grand sacrifice que nous demande la révolution » (p. 211)

Lukács avança que « la morale communiste oblige à accepter la nécessité de se conduire avec méchanceté », ajoutant que « c’est là le plus grand sacrifice que nous demande la révolution » (p. 211)

Les philosophes des sciences connaissent bien la thèse de Duhem-Quine, selon laquelle toute hypothèse, grâce à des aménagements, peut s’adapter à toute donnée, et toute donnée peut être réfutée dans l’intérêt de la théorie. (p. 217)

L’homme est un objet qui devrait être un sujet, et sa conscience est pénétrée jusqu’à la mœlle par le « triomphe des choses ». Tous les pouvoirs lui semblent résider en dehors de lui-même, et il n’a jamais accès à la spontanéité et à la validité intérieure du libre arbitre. (p. 227)

ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité. » (p. 228)

La conscience du prolétariat, qui possède un privilège épistémologique unique. Du fait de leur proximité avec le processus de production, les travailleurs prennent « conscience du caractère social du travail », et de « la tendance à rendre toujours plus concrète et à surmonter la généralité abstraite de la forme d’apparition du principe social. » (p. 230)

La critique littéraire nécessite un engagement actif avec un intellect et une sensibilité différents de la sienne. (pp. 236-237)

Dès qu’un argument s’avère nécessaire, l’ennemi est enseveli sous une avalanche d’étiquettes, et le slogan communiste familier – « qui n’est pas avec nous est contre nous » – résonne dans ses pages. (p. 237)

Il aurait pu prendre conscience de sa propre haine de Dieu, de son refus de confiance, d’humilité et d’expiation, et de sa violence démesurée vis-à-vis du monde créé. Mais il aurait peut-être aussi pris conscience du fait que son « sectarisme messianique » était toujours attaché à l’héritage de Sarajevo, que les étiquettes annihilantes – « idéologue », « nihiliste », « réactionnaire », « nostalgique » – qu’il collait avec si peu de discernement à l’ennemi imaginaire pouvaient tout aussi bien lui être accolées, (pp. 238-239)

La pensée doit être libérée de l’emprise du raisonnement instrumental, et ainsi de la tyrannie cachée des choses. (p. 242)

Marcuse s’empara du marché de Francfort avec des slogans accrocheurs, tels que la « tolérance répressive » (le nom qu’il donnait au système qui lui versait un énorme salaire de professeur pour le dénoncer) et l’« univers totalitaire de la rationalité technologique » (p. 243)

Comment donc la pensée peut-elle se réformer en se contentant d’être un reflet de ses origines sociales ? Si la fausse conscience de la bourgeoisie a empoisonné sa philosophie, quid de la philosophie qui l’affirme ? N’est-ce pas aussi un produit bourgeois ? (p. 244)

Critique de la logique bourgeoise aux Lumières elles-mêmes : car la raison appartient à un monde dominé par la « justice bourgeoise et l’échange de marchandises » (p. 244)

Au lieu de l’humilité de l’homme ébahi qui s’inclinait devant l’ordre éternel de la nature, les Lumières proposaient l’arrogance ostentatoire de l’entrepreneur. (p. 245)

Les Lumières avaient remplacé le mystère par la maîtrise. Et ce faisant, elles avaient coupé l’humanité de la signification réelle de la culture, qui n’est autre que la connaissance de soi et la vérité intérieure que seuls les chemins ardus des arts supérieurs peuvent nous révéler. (p. 245)

Dans une économie capitaliste, avançait-il, les gens ne sont pas esclaves des autres mais d’eux-mêmes, victimes du charme exercé par les marchandises qui brillent tout autour d’eux. (p. 246)

Leur liberté réelle leur est confisquée par les libertés illusoires de la culture de consommation. (p. 246)

Les gens perdent leur liberté subjective en la plaçant dans des objets extérieurs à eux-mêmes. (p. 247)

L’art est lui aussi réifié et devient un élément décoratif de l’inventaire bourgeois, perdant de ce fait sa nature authentique d’instrument critique. (p. 248)

La vérité énoncée dans la Bible hébraïque, reformulée à maintes reprises au fil des siècles : celle qui veut qu’en nous prosternant devant des idoles, nous trahissons notre vraie nature. La Torah nous présente une vision de l’accomplissement de l’homme. Elle nous dit que nous sommes soumis à la loi de Dieu, qui ne tolère aucune idolâtrie et souhaite notre dévotion absolue. En nous tournant vers Dieu, nous devenons ce que nous sommes vraiment, des créatures d’un monde supérieur, dont l’accomplissement représente plus que la satisfaction de nos désirs. Par l’idolâtrie, en revanche, nous tombons dans une façon d’être inférieure – un autœsclavage, dans lequel nos désirs prennent la forme de dieux et nous contrôlent. (p. 251)

Le monde réel est un monde déchu, un monde de moyens, alors que le monde auquel nous avons laissé les intellectuels aspirer est un monde racheté, un royaume des fins. (p. 261)

Nous serons libérés par un « consensus obtenu par un discours libéré et universel. »53 Mais un consensus portant sur quoi, et pour quelle cause ? (p. 264)

Quelle est la valeur de la vérité, de la liberté et de la justice si elles ne sont que de simples idées ? Quel est précisément l’apport de ce discours herrschaftsfrei, au-delà de lui-même ? Qu’apporte-t-il, par exemple, à mes voisins fermiers taciturnes qui ont une expertise mais ne perdent pas de temps à en parler ? (p. 265)

Bien qu’Habermas prétende décrire une « situation idéale de parole », son discours tend continuellement vers un nouvel ordre social, en quelque sorte libéré, dans lequel le poison de la conscience bourgeoise serait anéanti. (p. 265)

La question de Kant – un contrat hypothétique est-il suffisant pour garantir la légitimité, et un contrat réel est-il de toute façon écarté ? (p. 266)

Le choix véritablement libre et autonome est celui qui respecte la souveraineté de l’individu en lui accordant le droit de disposer de sa volonté, de son travail et de sa propriété comme étant les siens. (p. 266)

Produire ses définitions et ses dichotomies sans fin. (p. 268)

Systèmes, sous-cultures, motivations, fonctions, légitimations, idéologies, forces – des entités abstraites présentées dans une novlangue qui élimine les véritables êtres humains de l’équation. (p. 269)

Suite au traumatisme provoqué par l’invasion napoléonienne, à la destruction des nombreuses petites principautés dont l’équilibre précaire mais durable était maintenu par le Saint-Empire romain, et à la défaite ultérieure de Napoléon, les peuples germanophones s’efforcèrent de créer une conscience nationale qui réconcilierait leurs intérêts divergents et les mettrait à l’abri de la menace de la soumission. La fiction, la poésie, le théâtre et la musique célébrèrent les différentes façons dont ils cohabitaient dans une affection mutuelle, instaurant des institutions durables et un ordre juridique, et se dotant d’une vie privée et d’un sens civique. (p. 269)

Toute cette richesse de l’être social, encore célébrée avec force dans l’art et la musique du début du XXe siècle, même au moment où Loos, Schœnberg, Musil et Kafka la remettaient en question, se trouve résumée dans l’œuvre de Lukács, Adorno, Horkheimer et Habermas en une seule abstraction annihilante : « bourgeois ». (p. 270)

Ce sont bien les socialistes qui, à notre époque, ont voulu fonder la légitimité du gouvernement sur sa fonction en tant que moyen. Ce sont bien les socialistes qui ont établi, en lieu et place du gouvernement des hommes, une « administration des choses ». (pp. 272-273)

Comme dans toute idéologie, la mission principale est de persuader les classes inférieures de l’accepter. (p. 274)

Le gauchiste est en charge des classeurs à tiroirs où est rangée la vérité, et toute demande d’explication doit lui être adressée avec la même patience qu’à n’importe quel autre fonctionnaire. (p. 274)

Les nationalistes, les conservateurs sociaux, les pré-modernistes ou les partisans de l’économie de marché ne seront pas invités à participer aux discussions dans la vision habermasienne très fermée de l’avenir postmoderne de l’humanité. Et en excluant tant d’humains ordinaires de sa table de discussions, Habermas évite les vraies questions qui se posent à nous, préconisant qu’on en discute dans le seul but d’éviter d’en discuter. Ceci est, à mon avis, tout le problème de la nouvelle Europe. (p. 275)

C’était l’ère de la « production intellectuelle », dans laquelle l’identité de l’intellectuel en tant que membre honoraire de la classe ouvrière fut établie – au moment précis où la véritable classe ouvrière était en train de disparaître de l’Histoire et ne pouvait espérer survivre que sous sa forme théâtrale.(p. 277)

Un dogme, tout en s’arrangeant pour dissimuler soigneusement son contenu. Ce genre de méta-dogme, comme on pourrait l’appeler, prétend à une sophistication méthodologique qui lui permet d’échapper à la critique de points de vue contradictoires. (p. 278)

Comme l’avait perçu Orwell, le premier objectif d’une révolution est le langage. Il faut créer une novlangue qui mette le pouvoir à la place précédemment occupée par la vérité et, après cela, il faut qualifier le résultat de « politique de vérité ». (p. 279)

vous ne pouvez comprendre Le Capital qu’en croyant ce qui y est dit. Et en latin : credo ut intelligam, comme l’énonça Saint Anselme en évoquant le mystère suprême de Dieu : Je crois pour comprendre. Autrement dit, nous avons affaire à une foi religieuse censée se valider elle-même. Car la croyance de l’esprit scientifique est la conséquence, et non la cause, de la compréhension. (p. 282)

D’où la distinction entre science et idéologie : ma pensée est une science, la tienne est une idéologie ; ma pensée est marxiste (puisque seul le marxisme perce l’idéologie à jour), la tienne est « idéaliste » ; ma pensée est prolétarienne (Lukács), la tienne est bourgeoise ; ma pensée fait partie des « conditions matérielles » de production et peut être qualifiée de « praxis théorique », ta pensée appartient à la fausse conscience qui plane comme un nuage au-dessus de l’Histoire en marche. Ma pensée travaille à l’usine, la tienne est recrachée par les cheminées et s’évapore dans l’air. (p. 293)

Pléonasme de Staline, « Les théories de Marx sont vraies parce qu’elles sont exactes », qui fut une incantation de la plus haute importance à l’époque, dans la nuit noire du doute communiste20. Plus le propos est tautologique, plus il semble être un camouflage, générant ainsi plus efficacement l’état de disposition spirituelle qui prélude à la foi. (p. 295)

Un langage dénué de sens, puisque le sens constitue une menace, dont la syntaxe s’organise autour de la quête du pouvoir. Elle habite ce langage avec l’extrême vigilance d’un tyran qui n’aurait de cesse de liquider les significations toxiques qui s’y sont infiltrées en provenance du monde de « l’Autre ». (p. 301)

Grâce à la machine à non-sens, on pouvait se plonger dans un travail de « production intellectuelle » et croire qu’on faisait déjà partie de la révolution. Nul besoin de s’enquérir du sens de la révolution ou de ce qu’on peut accomplir grâce à elle. Plus rien n’a de sens, et c’est cela, la révolution, c’est-à-dire une machine à anéantir le sens. Cette machine fut construite par Jacques Lacan, Gilles Deleuze et d’autres, à partir de bribes abandonnées de psychologie freudienne et de linguistique saussurienne, et rattachée au moulin à paroles hégélien de Kojève, qui permettait de la gonfler d’air chaud. Mais elle a survécu à ses créateurs, et on peut en trouver une version dans presque tous les départements de sciences humaines, aujourd’hui. (pp. 301-302)

Les psychanalystes assoient leur renommée grâce à leurs idées, pas grâce à leurs succès thérapeutiques (s’il y en a). Quant à la renommée d’une idée, elle résulte de son influence, pas de sa vérité. Ainsi en allait-il de Freud, Jung et Adler ; et ce fut pareil avec Klein, Binswanger, Lacan et beaucoup d’autres. (p. 304)

Il avait découvert le pouvoir infini de l’insignifiance lorsque celle-ci est utilisée pour exercer un charisme personnel. (p. 307)

Le « sujet » n’existe pas. Le « je » est une absence qui cherche à obtenir une « ex-sistence » par des actes de « subjectivation », mais qui est toujours annulée par l’objet a, et qui se retranche dans la condition appréciée par Lacan, qui n’est pas l’ex-sistence mais l’ins-stance. (p. 311)

Qualifier les travaux de Deleuze de non-sens n’aurait sans doute pas été perçu comme une critique à ses yeux, et encore moins à ceux de ses disciples. La riposte aurait immédiatement soutenu que, dans la Logique du sens et ailleurs, il conteste explicitement la distinction entre sens et non-sens, démontrant que le langage est expressif et non représentatif, si bien que le non-sens fait tout autant partie de la communication que ce qui est ordinairement appelé « sens ».(p. 317)

verrouille chaque phrase à double tour, empêchant le plus souvent le lecteur d’en forcer l’entrée avec les outils de la logique. (p. 317)

L’invocation exubérante que fait Nietzsche de « l’éternel retour » n’est pas une thèse métaphysique. C’est une exhortation à vivre comme si tout se répétait éternellement. (p. 318)

Nietzsche affirmait ce qu’il affirmait. Il nous invitait à vivre de cette manière différente afin que nous soyons maîtres de notre individualité, de notre identité, de notre eccéité, notre connaissance de l’uniformité profonde et irremplaçable du moi. (p. 318)

Depuis toujours, les gens croient qu’il existe un chemin vers l’éternel, une porte hors du temps à un endroit où rien ne change et où chaque chose demeure telle qu’elle est. Et la clé qui ouvre cette porte est la répétition. C’est ce qu’offrent les rites, les mots et les lieux sacrés : les prières, les chants, les habits traditionnels, les gestes que l’on doit répéter à l’identique – tant de choses qui ne s’expliquent pas autrement que par la coutume. (p. 318)

Le lecteur se voit accorder le bref aperçu d’une boutique de savoir caché dont seuls les auteurs ont la clé. (p. 322).

En lieu et place de l’arbre vertical – le modèle haut/bas, cause/effet, racine/branche de la pensée humaine qui avait apparemment dominé la civilisation occidentale jusque-là, Deleuze et Guattari proposent le modèle rhizomatique, dans lequel la pensée se propage latéralement, se liant, se joignant, se développant comme une forêt, rencontrant toujours un autre rhizome à sa périphérie. (p. 322)

Et ce remède est le rhizome, qui « trace un plan qui n’a pas plus de dimensions que ce qui le parcourt ; aussi la multiplicité qu’[il] constitue n’est-elle plus subordonnée à l’Un, mais prend consistance en elle-même. »50 La pensée rhizomatique remplace « l’opposition de l’Un et du multiple par une distinction des types de multiplicité », bien qu’il faille se méfier : parfois l’arbre contre-attaque, et produit « une arborification des multiplicités »51. Le point important semble être que les rhizomes sont connectés sous forme de plans, de strates, et pas sous forme d’arbres (ainsi, ceux qui représentent le langage au moyen d’arbres génératifs, comme Chomsky, ont commis une erreur fondamentale quant aux possibilités offertes). (pp. 323-324)

Nous assistons à une déterritorialisation (comme la nuée d’oiseaux qui change tout à coup de direction, ou les nomades qui plient leurs tentes et migrent, ou comme quand on retire la bonde de la baignoire) et à une reterritorialisation, lorsque les choses s’établissent en une nouvelle formation. (p. 324)

On nous propose des associations à la place de définitions, et à la place de théories, on nous donne des termes qui peuvent être étirés de catégorie en catégorie, comme du film transparent sous lequel tout apparaît tel qu’avant et à la fois étrangement transformé, mis en relation avec des sujets étrangers comme les trophées d’une virée shopping. En effet, si l’on veut qualifier d’un mot la méthode intellectuelle de Deleuze et Guattari, il n’en existe pas de plus adapté qu’« emballage ». (p. 325)

Il faut abandonner les vieilles hiérarchies, les structures binaires, les « arbres » de la famille bourgeoise et la machine capitaliste, et nous réformer en rhizomes, en communautés locales d’activistes clandestins qui accompliront la révolution par la reterritorialisation du désir et la déterritorialisation des hiérarchies existantes. (p. 325)

Le langage de la « schizo-analyse », qui est une attaque contre les structures existantes au nom du désir. (p. 326)

Le camp dans lequel elle se positionnait. Si les opinions politiques étaient évidentes, l’obscurité du langage était quant à elle exempte de tout défaut. Effectivement, dans de telles circonstances, l’obscurité pouvait être vue comme la preuve d’une profondeur et d’une originalité trop grandes pour être comprises avec des mots ordinaires. De ce fait, l’obscurité servait à valider les idées politiques, à montrer que lancer des pierres sur des policiers était la conclusion d’un syllogisme pratique qui disposait de l’autorité intellectuelle la plus haute à chaque étape. (p. 331).

Ils se qualifient eux-mêmes d’hommes de gauche, ce qui est bien sûr indispensable s’ils veulent avoir la moindre chance d’influencer ceux qui sont tentés de se joindre à la ruée vers l’insignifiance postmoderne. (p. 332)

Les bénéfices autrefois apportés par la vérité, la validité et l’argument rationnel disparaissent d’un coup, et on vous offre à présent le matériau nécessaire à la construction d’une impressionnante carrière universitaire bâtie sur le néant. Ceci étant, quelle que soit la carrière que vous construisez, une chose est certaine : vous êtes « à gauche » sur le plan politique, blanchi par toutes les causes justes du moment (quelles qu’elles soient), et donc à l’abri de toute critique sérieuse. Votre discours universitaire, c’est celui de la distraction, de la libre expression, de la jouissance*. Ce qui compte c’est votre position, et sur ce point, vous êtes impeccable, à l’abri de votre habilitation universitaire, et le bénéficiaire méritant des impôts payés par la bourgeoisie. (pp. 335-336)

La machine à non-sens parisienne fut utilisée pour lancer une attaque balistique contre la culture bourgeoise, envoyant d’énormes blocs de novlangue incompréhensible au-dessus des remparts pour atteindre la place publique de la ville assiégée. Il en résulta une destruction de la conversation sur laquelle repose la société civile. Toutes les idées subtiles ayant trait au droit, à la constitution et aux racines de l’ordre public, tous les moyens par lesquels les êtres humains débattaient de droits et de devoirs, respectaient leurs adversaires et aspiraient au compromis, tout cela fut écrasé par des mathèmes, « déterritorialisé » et enterré sous les débris du grand Événement. Ce fut le tournant d’une bataille qui faisait rage depuis un siècle, et qui visait à prendre possession de la culture en définissant la vie intellectuelle comme l’apanage exclusif de la gauche. (p. 337)

Pourquoi serait-il préférable pour les masses d’être dominées par une élite intellectuelle plutôt que par une hégémonie de bourgeois honnêtes ? (p. 352)

». Peu importe de savoir si les questions sont posées, les arguments faussés ou le langage maltraité – tout cela n’a que très peu d’importance chez un auteur doté d’une vraie mentalité d’opposition. (p. 378)

Quand tout est permis, il est vital d’interdire à celui qui interdit. Toutes les cultures sérieuses sont fondées sur les distinctions entre le bon et le mauvais, le vrai et le faux, le bon goût et le mauvais goût, le savoir et l’ignorance. C’est à la perpétuation de ces distinctions que les sciences humaines se consacraient, par le passé. (p. 405)

Le raisonnement qui vise à détruire les idées de vérité objective et de valeur absolue rend le politiquement correct absolument obligatoire et le relativisme culturel objectivement vrai. (p. 406)

Cette vision est partagée par ceux, notamment Badiou, qui assistèrent aux séminaires de Lacan et furent témoins de sa capacité étonnante à balayer des pans entiers de réalité grâce à des formules incantatoires. « Il n’y a pas de sujet » ; « Le grand Autre n’existe pas » ; « Il n’y a pas de rapport sexuel » ; « Vous n’ex-sistez pas » ; « La vérité cache la castration » : ce genre de mantras résonnent à travers les décennies depuis ces séminaires fatidiques, à la manière de malédictions ancestrales dont l’aura malveillante ne peut être ébranlée. (p. 410)

L’« ontologie », la pure science de l’être. (p. 412)

C’est comme si l’idéal abstrait avait été choisi précisément pour que rien de réel ne puisse l’incarner. (p. 464)

« Si la gauche doit réfléchir plus sérieusement à la nouvelle société, cela n’amoindrit en rien son attrait ou sa nécessité, et ne rend en aucun cas moins convaincants les arguments avancés contre la société actuelle. »1 (p. 465)

On trouve toujours, dans l’ombre des critiques visant le « capitalisme », le désir d’un monde « sans pouvoir ». (p. 470)

La recherche de l’égalité à tout prix, et d’une émancipation nouménale pure, est vaine et même contradictoire. Pourtant, malgré les preuves dévastatrices démontrant que l’égalité ne peut être obtenue qu’au prix de la liberté, et la liberté non médiatisée uniquement au prix d’une politique de consensus, la gauche rebondit toujours. (p. 487)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire