jeudi 11 avril 2019

Réflexes primitifs . Sloterdijk, Peter. Payot.


Réflexes primitifs . Sloterdijk, Peter.  Payot.


Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? Paul VALÉRY,
Petite lettre sur les mythes, 1928


Compte parmi la « plèbe » (Pöbel4), au sens où l’entend Hegel, celui qui se considère comme trop pauvre pour vouloir s’offrir la comédie du bon comportement.

Le scepticisme cynique des petites gens se réfère fréquemment à l’amoralité des grands. Quelle que soit la personne qui viole les règles de la convenance, elle se félicite de son réalisme.

« All men are born free and equal, but why tell the people6 ? » (Propos similaires chez Rivarol : « L’égalité est quelque chose de splendide – mais à quoi bon aller en parler au peuple ? »)

« Que l’on ne prête pas de noble motif à un acte s’il est aussi possible d’en trouver un vil. »

Le devoir d’unilatéralité ; on ne gagne pas de guerre avec des soldats qui ont de la compréhension pour l’autre camp.

Dans les nations au sein desquelles on avait déchaîné au fil des ans la propagande de la guerre mondiale, le retour aux tonalités des Lumières et de la modération n’était pas plausible d’un point de vue atmosphérique. Même si la guerre chaude était terminée, son reflet dans le sensationnalisme des médias ne s’effacerait plus jamais totalement au cours du siècle suivant.

On peut comparer l’effet « post-factuel » des médias sociaux à une inflation galopante : la teneur en vérité d’un post sur le réseau diminue proportionnellement au nombre de ses destinataires.

La terreur tant qu’on ne discerne pas en lui le combat entre des paliers différents de la conscience trompée. Elle représente une technique de communication à tendance phobocratique. Son but explicite est la corruption d’une population par propagation de la peur. Elle fait travailler à son profit l’effet de levier de la presse qui, seule, est en mesure de transformer une attaque locale en irritation nationale et internationale.

Une presse de masse toujours vigilante et en quête du faux pas12 que l’on pourra clouer au pilori, sous les lazzis d’innombrables personnes

Donald Trump entrera dans l’histoire récente de la civilisation comme exemple de la manière dont, grâce à une désinhibition à laquelle on s’est très longtemps exercé en public, le cynisme d’en haut converge avec le cynisme d’en bas. Ses prestations publiques déclenchent l’enthousiasme de ses partisans parce qu’il passe comme une pierre qui roule sur les exigences de civilisation. Trump n’est pas seulement un menteur qui traite de menteurs ceux qui critiquent ses décisions et ceux qui démasquent ses mensonges ; il fait la démonstration de la manière dont le mensonge entre dans l’ère de son irréfutabilité artificielle.

« La vérité, c’est ce qu’on peut faire à partir du mensonge.

Les voix désespérément stridentes du camp pro-humanitaire répondent en qualifiant d’« Auschwitz-sur-Mer » des îles comme Lampedusa et d’autres centres d’« arrivée » sur les côtes d’Europe du Sud.

Ils n’ont aucune envie d’avouer qu’ils cherchent une tromperie alternative.

« Tous les hommes naissent libres et égaux, mais pourquoi en informer le peuple ? »

Dans la détresse, l’homme devient plus réceptif au transcendant.

Les états de détresse des sociétés sont des chances pour les théoriciens du social.

Nietzsche avait prévenu, en substance, que celui qui veut penser doit pouvoir bien avoir froid.

Dans les faits, le reflet médiatique des attentats fonctionne comme le plus intensif des services publicitaires de la terreur.

Le média veut être le message.

Nous appelons culture de gigantesque complexe de réflexes conditionnés.

Comme la sociologie, la politologie, la théorie culturelle et la sémiotique, deviennent toutes des cas particuliers de la réflexologie supérieure.

La surchauffe du climat des débats dans notre pays indique une tendance à la déculturation.

Irruption de la mauvaise spontanéité.

Des signaux déclencheurs qui font couler la salive, fût-ce la salive digitale.

La civilisation n’est de tout temps pas plus qu’un mince vernis de conventions sur des énergies primitives latentes et toujours prêtes à faire éruption.

Nous avons depuis un certain temps affaire à un courant problématique de destruction des nuances – problématique avant tout parce qu’on sait, par l’expérience existentielle générale, qu’entre le bien et le mal il arrive que la différence ne soit que d’un cheveu.

Napoléon Bonaparte, a confessé dans son Mémorial de Sainte-Hélène qu’en vérité il n’avait jamais été maître de ses actes.

La politique se transforme de plus en plus en gestion de la fatalité tient à la nature des processus multifactoriels. Le jeu avec le hasard devient quant à lui de plus en plus hasardeux.

« populisme » la forme agressive de la simplification,

Les deux parties savent fort bien que l’on ne parle pas pour de vrai, mais avant que ne survienne le cas critique, on fait comme si l’on avait fait usage de bonne foi et en citoyen majeur d’un droit attesté.

Conformément à leur mode de fonctionnement primaire, les mass-media modernes sont moins des moyens d’information que des porteurs d’infection. Ce qui se fait passer pour de l’information n’est souvent, sur le fond, rien d’autre que de l’excitation, de l’intoxication et de la destruction de la faculté publique de juger. C’est seulement en surface que la démocratie s’accomplit sous forme d’échange d’arguments et de contre-arguments. Sur le fond, elle est une confrontation permanente entre des épidémies stratégiques et des vaccinations.

Le point aveugle de toutes les Constitutions, ce sont les médias dans leur fonction de puissances indirectes.

Tant que l’on possède cinquante-deux colonies tout autour du globe – ou du moins le souvenir de telles possessions –, on ne se porte pas candidat pour devenir membre d’une association de nations épuisées par la guerre mondiale.

Le populiste intégral vote toujours en faveur d’un mouvement qui suit cette devise cachée : « Par la présente, je sors de la réalité. »

La force de l’Europe tient au fait qu’elle forme un système de coopération fondé sur la division entre avantages matériels et expériences communes de « valeurs », qui ne tient pas compte des turbulences et des humeurs du jour.

La force de l’Europe repose sur l’indépendance de ses institutions à l’égard de l’humeur. L’Union européenne est dans l’Histoire – après l’Église catholique – la première entité à se montrer résistante au populisme.

L’Europe reste donc jusqu’à nouvel ordre la seule et unique structure politique à atteindre une taille suffisante sans pratiquer les mauvaises manières de l’impérialisme.

Pour l’Europe, c’est depuis toujours le principe taoïste qui s’applique : le chemin est le but.

L’expérience est ce qui provoque un retournement du sujet contre lui-même et la libération anéantissante d’une opinion préconçue.

Les mass-media, précisément parce qu’ils sont ce qu’ils sont forcés d’être, n’ont pas pour fonction première d’informer, mais de produire des épidémies fondées sur les signes ;

Il n’est jamais question d’arguments au niveau des mass-media, mais plutôt de la diffusion d’infections mentales

On ne doit pas se laisser abuser par l’habitude qu’ont en règle générale les déformateurs de répondre « journaliste » quand on leur demande leur profession.

Dans le processus de la démocratie, on est aussi et de plus en plus responsable de ses ennemis.

Application au domaine de l’éthique de la troisième loi de Newton – loi selon laquelle les forces interviennent toujours sous forme de paires polarisées.

Le temps d’un second regard sur leurs réflexes. Dans d’autres contextes, on lui donnerait le nom d’éthique de la retenue

La communication de masse organise le plébiscite permanent des soucis communs tout en fournissant aussitôt de quoi s’en divertir.

Bureaucratisme, d’économisme, de monétarisme et de procéduralisme, et ce chaque année d’une manière un peu plus dépourvue de direction, un peu plus embrouillée, le tout coïncidant avec une distance toujours plus grande entre ceux qui, en haut, construisent quelque chose, et ceux qui, en bas, ne suivent plus le mouvement.

En tant que société de confort entièrement orientée vers l’économie, l’Europe a touché à ses limites.

La  transformation de la politique en un atelier de réparation fonctionnant sur l’improvisation et dans lequel on gouverne jour après jour en courant après ses propres erreurs

Assimilation à l’ennemi, un ennemi qui existe certes aussi dans le réel, mais que l’imagination sécuritomane agrandit cent mille fois.

Il n’est pas admissible de laisser le dernier mot au réalisme et à la mélancolie, ce vieux couple méchant.

Sur le pôle des grands corps collectifs, on trouve les macrostructures de l’internationalité organisée et de la circulation mondiale régulée. Comme l’a montré Luhmann, l’individu ne peut « participer » à ce type de systèmes que sur le mode de l’exclusion : il est impossible d’appartenir à la société mondiale comme un « membre » (membrum) quasi organique.

Le malaise largement répandu dans la mondialisation : aujourd’hui – c’est-à-dire dans l’espace d’efficience de la modernité –, la position de l’individu est définie par une oscillation entre inclusions et exclusions. D’une part, nous restons formatés en dimensions tribales, d’autre part nous naviguons sur les océans des communications globalisées.

Les « communautés » « organiques », préindividualistes, sont refoulées des sociétés contractuelles sur une base individualiste. Le refoulement aime volontiers se donner lui-même le nom d’émancipation, mais il s’appelle aussi, et à fort juste titre, aliénation.

Dans certaines métropoles de l’hémisphère occidental, les foyers à une seule personne représentent jusqu’à 60 % des habitants. Ici, comme l’a compris Hannah Arendt dans sa critique du totalitarisme, l’individu se voit confronté aux grandes organisations politiques et aux mass-media invasifs, sans milieu local servant d’intermédiaire – avec ce résultat que, spolié de ses tribus, il succombe d’autant plus facilement à la tentation d’aller chercher son salut dans ces constructions paratribales que sont les partis, les idéologies, les sectes. La « constante tribale » fait en sorte que l’on puisse aussi formater des programmes nationalistes et même universalistes pour des groupes locaux de l’illusion.

Les sociétés modernes (cette fois tout de même au pluriel, malgré Luhmann) comme des corps de stress sensibles sous l’angle psychoacoustique et plongés dans des excitations synchrones par des mass-media utilisant la langue nationale.

La « nation » n’a pas besoin de guerre chaque jour, mais chaque jour de la sensation et de l’inquiétude produites par des signaux de stress, ainsi que de leurs contrepoisons : la distraction et le divertissement comme signaux de fin d’alerte.

Les sociétés en guerre (ou encore après des attentats terroristes) tendent vers une focalisation monothématique de l’attention collective vers ce qui se passe sur les fronts, tandis que les sociétés détendues affichent une tendance à produire un carnaval polythématique.

Toutes les unités sociales de petite et de moyenne taille produisent en permanence leur météo singulière, faite de sujets d’inquiétudes et de tempêtes régionales, couplées aux égaiements complémentaires.

Traditionnellement, on n’a jamais développé l’existentialisme que sous la forme d’une doctrine du séjour dans l’extérieur – ce qu’évoque à lui seul le concept d’« existence », puisque existere signifie littéralement « se tenir à l’extérieur ».

L’ascèse, c’est-à-dire le training autoplastique,

La formule « passés séparés, futurs communs » réduit certes la complexité de la problématique, mais peut rendre de bons services comme slogan de travail. On voit clairement, à travers elle, que la politique de l’identité est irréaliste si elle est dépourvue de composantes tenant à l’évolution et au futur. On observe depuis assez longtemps la manière dont les identitaires s’isolent eux-mêmes en votant pour la formule « passé séparé, futur séparé ».

Un nombre non négligeable de personnes concernées, en tant qu’individus dans leur cadre d’habitus et comme avocats de leurs cultures, remette en cause le modèle processuel de l’ère post-diaspora. Tous ne sont manifestement pas prêts à accepter le nouveau paradigme de la politique du temps, dès lors qu’ils le considèrent comme un programme de spoliation ouverte de ceux qui sont propriétaires d’une identité.

Statut de ceux qui refusent la modernisation.

Les post-colonial studies appellent cette situation la « subalternité ». Dans la plupart des cas, les migrants font route vers des régions dont la prospérité moyenne supérieure exerce un magnétisme politique et culturel. Les migrants ne veulent pas seulement profiter des lois extensibles sur l’asile en vigueur dans leurs pays d’accueil, ils visent aussi à participer à ce qu’on appelle (d’après Branko Milanović) la « rente locale » : le simple séjour dans une région riche, libérale et imprégnée par la conscience des droits de l’homme procure automatiquement des avantages que l’on ne pourrait pas obtenir dans la situation d’origine.

Il paraît dès lors d’autant plus absurde de voir se former dans le pays d’accueil des ghettos ethniques dans lesquels les nouveaux venus persistent à revendiquer le droit de rester, dans le pays hôte, tels qu’ils étaient chez eux.

Si l’on s’en tient à l’idée de l’esthétique philosophique, l’humour signifie la faculté de voir les choses les plus basses depuis la haute altitude, et les grandes altitudes depuis les plus profondes dépressions du terrain. Cette forme de Lumières philosophiques – comprises comme l’éclairage d’une situation – servira-t-elle de point de repère dans les conflits à venir ? Seul le futur pourra le montrer.

Sloterdijk, Peter. Réflexes primitifs (French Edition) . Payot. Édition du Kindle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire