Réflexes
primitifs . Sloterdijk, Peter. Payot.
Que serions-nous sans le
secours de ce qui n’existe pas ? Paul VALÉRY,
Petite lettre sur les
mythes, 1928
Compte parmi la
« plèbe » (Pöbel4), au sens où l’entend Hegel, celui qui se considère
comme trop pauvre pour vouloir s’offrir la comédie du bon comportement.
Le scepticisme cynique des
petites gens se réfère fréquemment à l’amoralité des grands. Quelle que soit la
personne qui viole les règles de la convenance, elle se félicite de son
réalisme.
« All men are born free
and equal, but why tell the people6 ? » (Propos similaires chez
Rivarol : « L’égalité est quelque chose de splendide – mais à
quoi bon aller en parler au peuple ? »)
« Que l’on ne prête pas
de noble motif à un acte s’il est aussi possible d’en trouver un vil. »
Le devoir
d’unilatéralité ; on ne gagne pas de guerre avec des soldats qui ont de la
compréhension pour l’autre camp.
Dans les nations au sein
desquelles on avait déchaîné au fil des ans la propagande de la guerre
mondiale, le retour aux tonalités des Lumières et de la modération n’était pas
plausible d’un point de vue atmosphérique. Même si la guerre chaude était
terminée, son reflet dans le sensationnalisme des médias ne s’effacerait plus
jamais totalement au cours du siècle suivant.
On peut comparer l’effet
« post-factuel » des médias sociaux à une inflation galopante :
la teneur en vérité d’un post sur le réseau diminue proportionnellement au
nombre de ses destinataires.
La terreur tant qu’on ne
discerne pas en lui le combat entre des paliers différents de la conscience
trompée. Elle représente une technique de communication à tendance
phobocratique. Son but explicite est la corruption d’une population par
propagation de la peur. Elle fait travailler à son profit l’effet de levier de
la presse qui, seule, est en mesure de transformer une attaque locale en
irritation nationale et internationale.
Une presse de masse toujours
vigilante et en quête du faux pas12 que l’on pourra clouer au pilori, sous les
lazzis d’innombrables personnes
Donald Trump entrera dans
l’histoire récente de la civilisation comme exemple de la manière dont, grâce à
une désinhibition à laquelle on s’est très longtemps exercé en public, le
cynisme d’en haut converge avec le cynisme d’en bas. Ses prestations publiques
déclenchent l’enthousiasme de ses partisans parce qu’il passe comme une pierre
qui roule sur les exigences de civilisation. Trump n’est pas seulement un
menteur qui traite de menteurs ceux qui critiquent ses décisions et ceux qui
démasquent ses mensonges ; il fait la démonstration de la manière dont le
mensonge entre dans l’ère de son irréfutabilité artificielle.
« La vérité, c’est ce
qu’on peut faire à partir du mensonge.
Les voix désespérément
stridentes du camp pro-humanitaire répondent en qualifiant
d’« Auschwitz-sur-Mer » des îles comme Lampedusa et d’autres centres
d’« arrivée » sur les côtes d’Europe du Sud.
Ils n’ont aucune envie
d’avouer qu’ils cherchent une tromperie alternative.
« Tous les hommes
naissent libres et égaux, mais pourquoi en informer le peuple ? »
Dans la détresse, l’homme
devient plus réceptif au transcendant.
Les états de détresse des
sociétés sont des chances pour les théoriciens du social.
Nietzsche avait prévenu, en
substance, que celui qui veut penser doit pouvoir bien avoir froid.
Dans les faits, le reflet
médiatique des attentats fonctionne comme le plus intensif des services
publicitaires de la terreur.
Le média veut être le
message.
Nous appelons culture de
gigantesque complexe de réflexes conditionnés.
Comme la sociologie, la
politologie, la théorie culturelle et la sémiotique, deviennent toutes des cas
particuliers de la réflexologie supérieure.
La surchauffe du climat des
débats dans notre pays indique une tendance à la déculturation.
Irruption de la mauvaise
spontanéité.
Des signaux déclencheurs qui
font couler la salive, fût-ce la salive digitale.
La civilisation n’est de
tout temps pas plus qu’un mince vernis de conventions sur des énergies
primitives latentes et toujours prêtes à faire éruption.
Nous avons depuis un certain
temps affaire à un courant problématique de destruction des nuances
– problématique avant tout parce qu’on sait, par l’expérience
existentielle générale, qu’entre le bien et le mal il arrive que la différence
ne soit que d’un cheveu.
Napoléon Bonaparte, a
confessé dans son Mémorial de Sainte-Hélène qu’en vérité il n’avait jamais été
maître de ses actes.
La politique se transforme
de plus en plus en gestion de la fatalité tient à la nature des processus
multifactoriels. Le jeu avec le hasard devient quant à lui de plus en plus
hasardeux.
« populisme » la
forme agressive de la simplification,
Les deux parties savent fort
bien que l’on ne parle pas pour de vrai, mais avant que ne survienne le cas
critique, on fait comme si l’on avait fait usage de bonne foi et en citoyen
majeur d’un droit attesté.
Conformément à leur mode de
fonctionnement primaire, les mass-media modernes sont moins des moyens
d’information que des porteurs d’infection. Ce qui se fait passer pour de
l’information n’est souvent, sur le fond, rien d’autre que de l’excitation, de
l’intoxication et de la destruction de la faculté publique de juger. C’est
seulement en surface que la démocratie s’accomplit sous forme d’échange
d’arguments et de contre-arguments. Sur le fond, elle est une confrontation
permanente entre des épidémies stratégiques et des vaccinations.
Le point aveugle de toutes
les Constitutions, ce sont les médias dans leur fonction de puissances
indirectes.
Tant que l’on possède
cinquante-deux colonies tout autour du globe – ou du moins le souvenir de
telles possessions –, on ne se porte pas candidat pour devenir membre
d’une association de nations épuisées par la guerre mondiale.
Le populiste intégral vote
toujours en faveur d’un mouvement qui suit cette devise cachée :
« Par la présente, je sors de la réalité. »
La force de l’Europe tient
au fait qu’elle forme un système de coopération fondé sur la division entre
avantages matériels et expériences communes de « valeurs », qui ne
tient pas compte des turbulences et des humeurs du jour.
La force de l’Europe repose
sur l’indépendance de ses institutions à l’égard de l’humeur. L’Union
européenne est dans l’Histoire – après l’Église catholique – la
première entité à se montrer résistante au populisme.
L’Europe reste donc jusqu’à
nouvel ordre la seule et unique structure politique à atteindre une taille
suffisante sans pratiquer les mauvaises manières de l’impérialisme.
Pour l’Europe, c’est depuis
toujours le principe taoïste qui s’applique : le chemin est le but.
L’expérience est ce qui
provoque un retournement du sujet contre lui-même et la libération
anéantissante d’une opinion préconçue.
Les mass-media, précisément
parce qu’ils sont ce qu’ils sont forcés d’être, n’ont pas pour fonction
première d’informer, mais de produire des épidémies fondées sur les
signes ;
Il n’est jamais question
d’arguments au niveau des mass-media, mais plutôt de la diffusion d’infections
mentales
On ne doit pas se laisser
abuser par l’habitude qu’ont en règle générale les déformateurs de répondre
« journaliste » quand on leur demande leur profession.
Dans le processus de la
démocratie, on est aussi et de plus en plus responsable de ses
ennemis.
Application au domaine de
l’éthique de la troisième loi de Newton – loi selon laquelle les
forces interviennent toujours sous forme de paires polarisées.
Le temps d’un second regard
sur leurs réflexes. Dans d’autres contextes, on lui donnerait le nom d’éthique
de la retenue
La communication de masse
organise le plébiscite permanent des soucis communs tout en fournissant
aussitôt de quoi s’en divertir.
Bureaucratisme,
d’économisme, de monétarisme et de procéduralisme, et ce chaque année d’une
manière un peu plus dépourvue de direction, un peu plus embrouillée, le tout
coïncidant avec une distance toujours plus grande entre ceux qui, en haut,
construisent quelque chose, et ceux qui, en bas, ne suivent plus le mouvement.
En tant que société de
confort entièrement orientée vers l’économie, l’Europe a touché à ses limites.
La transformation de la politique en un atelier
de réparation fonctionnant sur l’improvisation et dans lequel on gouverne jour
après jour en courant après ses propres erreurs
Assimilation à l’ennemi, un
ennemi qui existe certes aussi dans le réel, mais que l’imagination
sécuritomane agrandit cent mille fois.
Il n’est pas admissible de
laisser le dernier mot au réalisme et à la mélancolie, ce vieux couple méchant.
Sur le pôle des grands corps
collectifs, on trouve les macrostructures de l’internationalité organisée et de
la circulation mondiale régulée. Comme l’a montré Luhmann, l’individu ne peut
« participer » à ce type de systèmes que sur le mode de
l’exclusion : il est impossible d’appartenir à la société mondiale comme
un « membre » (membrum) quasi organique.
Le malaise largement répandu
dans la mondialisation : aujourd’hui – c’est-à-dire dans l’espace
d’efficience de la modernité –, la position de l’individu est définie par
une oscillation entre inclusions et exclusions. D’une part, nous restons
formatés en dimensions tribales, d’autre part nous naviguons sur les océans des
communications globalisées.
Les
« communautés » « organiques », préindividualistes, sont
refoulées des sociétés contractuelles sur une base individualiste. Le
refoulement aime volontiers se donner lui-même le nom d’émancipation, mais il
s’appelle aussi, et à fort juste titre, aliénation.
Dans certaines métropoles de
l’hémisphère occidental, les foyers à une seule personne représentent jusqu’à
60 % des habitants. Ici, comme l’a compris Hannah Arendt dans sa critique
du totalitarisme, l’individu se voit confronté aux grandes organisations
politiques et aux mass-media invasifs, sans milieu local servant
d’intermédiaire – avec ce résultat que, spolié de ses tribus, il succombe
d’autant plus facilement à la tentation d’aller chercher son salut dans ces
constructions paratribales que sont les partis, les idéologies, les sectes. La
« constante tribale » fait en sorte que l’on puisse aussi formater
des programmes nationalistes et même universalistes pour des groupes locaux de
l’illusion.
Les sociétés modernes (cette
fois tout de même au pluriel, malgré Luhmann) comme des corps de stress
sensibles sous l’angle psychoacoustique et plongés dans des excitations
synchrones par des mass-media utilisant la langue nationale.
La « nation » n’a
pas besoin de guerre chaque jour, mais chaque jour de la sensation et de
l’inquiétude produites par des signaux de stress, ainsi que de leurs
contrepoisons : la distraction et le divertissement comme signaux de fin d’alerte.
Les sociétés en guerre (ou
encore après des attentats terroristes) tendent vers une focalisation
monothématique de l’attention collective vers ce qui se passe sur les fronts,
tandis que les sociétés détendues affichent une tendance à produire un carnaval
polythématique.
Toutes les unités sociales
de petite et de moyenne taille produisent en permanence leur météo singulière,
faite de sujets d’inquiétudes et de tempêtes régionales, couplées aux
égaiements complémentaires.
Traditionnellement, on n’a
jamais développé l’existentialisme que sous la forme d’une doctrine du séjour
dans l’extérieur – ce qu’évoque à lui seul le concept
d’« existence », puisque existere signifie littéralement « se
tenir à l’extérieur ».
L’ascèse, c’est-à-dire le
training autoplastique,
La formule « passés
séparés, futurs communs » réduit certes la complexité de la problématique,
mais peut rendre de bons services comme slogan de travail. On voit clairement,
à travers elle, que la politique de l’identité est irréaliste si elle est
dépourvue de composantes tenant à l’évolution et au futur. On observe depuis
assez longtemps la manière dont les identitaires s’isolent eux-mêmes en votant
pour la formule « passé séparé, futur séparé ».
Un nombre non négligeable de
personnes concernées, en tant qu’individus dans leur cadre d’habitus et comme
avocats de leurs cultures, remette en cause le modèle processuel de l’ère
post-diaspora. Tous ne sont manifestement pas prêts à accepter le nouveau
paradigme de la politique du temps, dès lors qu’ils le considèrent comme un
programme de spoliation ouverte de ceux qui sont propriétaires d’une identité.
Statut de ceux qui refusent
la modernisation.
Les post-colonial studies
appellent cette situation la « subalternité ». Dans la plupart des
cas, les migrants font route vers des régions dont la prospérité moyenne
supérieure exerce un magnétisme politique et culturel. Les migrants ne veulent
pas seulement profiter des lois extensibles sur l’asile en vigueur dans leurs
pays d’accueil, ils visent aussi à participer à ce qu’on appelle (d’après
Branko Milanović) la « rente locale » : le simple séjour dans
une région riche, libérale et imprégnée par la conscience des droits de l’homme
procure automatiquement des avantages que l’on ne pourrait pas obtenir dans la
situation d’origine.
Il paraît dès lors d’autant
plus absurde de voir se former dans le pays d’accueil des ghettos ethniques
dans lesquels les nouveaux venus persistent à revendiquer le droit de rester,
dans le pays hôte, tels qu’ils étaient chez eux.
Si l’on s’en tient à l’idée
de l’esthétique philosophique, l’humour signifie la faculté de voir les choses
les plus basses depuis la haute altitude, et les grandes altitudes depuis les
plus profondes dépressions du terrain. Cette forme de Lumières philosophiques
– comprises comme l’éclairage d’une situation – servira-t-elle de
point de repère dans les conflits à venir ? Seul le futur pourra le
montrer.
Sloterdijk, Peter. Réflexes
primitifs (French Edition) . Payot. Édition du Kindle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire