L'Âge de la
colère, Pankaj Mishra, ZULMA ESSAIS
Il s’avère que les élites
politiques occidentales, incapables d’en finir avec leur manie de tracer des
frontières dans le sable, de provoquer des changements de régimes et de
refaçonner les mœurs* locales, ne semblent savoir ni ce qu’elles font ni ce
qu’elles font advenir. p. 17
Nous vivons aujourd’hui dans
un vaste marché mondial homogène où les êtres humains sont programmés pour
optimiser leurs intérêts individuels et pour aspirer tous aux mêmes satisfactions,
quelle que soit la diversité de leur contexte culturel ou de leur personnalité.
p. 18
Hannah Arendt lorsqu’elle
écrivait en 1968 : « Pour la première fois dans l’histoire
universelle, tous les peuples de la terre ont un présent commun. » À l’ère
de la mondialisation, poursuivait-elle, « chaque pays est devenu le voisin
presque immédiat de chacun des autres et chaque homme éprouve le choc
d’événements qui ont lieu de l’autre côté du globe ». p. 19
Le racisme et la misogynie
qui s’affichent couramment sur les réseaux sociaux ainsi que la démagogie qui
suinte des discours politiques révèlent aujourd’hui au grand jour « une
puissance frémissante de vengeance souterraine, insatiable, inépuisable dans
ses explosions », selon les termes de Nietzsche parlant des « hommes
du ressentiment* ». p. 21
Individualisme mondial
effréné. p. 23
Depuis la chute du mur de
Berlin qui a marqué les débuts de l’ère de la mondialisation, la vie politique
retentit sans discontinuer d’exigences illimitées de libertés et de
satisfactions individuelles. p. 24
L’ambition égalitaire s’est
libérée du carcan des vieilles hiérarchies – caste en Inde, classe en
Grande-Bretagne. p. 24
Les liens, soutiens et
restrictions traditionnels ont été abandonnés en même temps que les garanties
qu’ils apportaient sur la valeur et l’identité personnelles. p. 25
Des personnes aux passés
très différents se retrouvent entraînées par le capitalisme et la technologie
dans un présent commun où de grossières inégalités dans la répartition des richesses
et du pouvoir ont créé de nouvelles hiérarchies humiliantes. Cette proximité,
qu’Hannah Arendt appelle « solidarité négative », engendre chez eux
une forme de claustrophobie que viennent accentuer la communication numérique,
une plus grande capacité de comparaison envieuse, génératrice de rancœurs, et
la quête ordinaire – donc compromise – de distinction et de
singularité. p. 25
Le résultat, ainsi que le
redoutait Hannah Arendt, est « un terrible accroissement de la haine
mutuelle et une irascibilité à peu près universelle de chacun à l’égard de
tous », le ressentiment*. Cette réaction négative à l’existence de
l’autre, où l’envie se mêle à une impression d’humiliation et d’impuissance,
s’étend et s’approfondit. Empoisonnant la société civile et sapant la liberté
politique, le ressentiment* fait pencher la balance universelle vers
l’autoritarisme et les formes toxiques de chauvinisme. p. 26
Les récits édulcorés
célébrant la façon dont les Lumières, ou la Grande-Bretagne ou l’Occident ont
fait le monde moderne parquent les deux Guerres mondiales en quarantaine dans
un enclos séparé. p. 30
« Un Juif »,
écrivit Voltaire, préfigurant les proto-fascistes allemands et français de la
fin du XIXe siècle, n’est « d’aucun pays que de celui où il gagne de
l’argent ». p. 33). Editions Zulma. Édition du Kindle..
Rimbaud, :
« Maintenant, je m’encrapule le plus possible, écrivait-il à seize ans. Il
s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. p. 37
Nombreux éléments de notre
ferment mondial actuel : émancipation ambiguë de la volonté humaine, défis
et périls de l’individualité, nostalgie et désir de réenchantement, fuite
devant l’ennui, utopisme débridé, politique d’action directe, soumission à de
vastes mouvements aux règles drastiques et aux leaders charismatiques et,
enfin, culte de la violence rédemptrice. p. 39
Walter Benjamin,
l’auto-aliénation de l’humanité « a atteint un tel degré qu’elle vit sa
propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre ». p.
39
Vers 1900 , 20 % seulement de l’humanité vivaient
dans des pays qui pouvaient se revendiquer indépendants. En Asie et en Afrique,
les religions et les systèmes philosophiques ancestraux offraient encore à la
majorité des populations une interprétation fondamentale et essentielle du
monde, susceptible de donner du sens à la vie et de créer des liens sociaux et
des croyances partagées ; il existait également une structure familiale
très solide ; des institutions intermédiaires, professionnelles et
religieuses, définissaient le bien commun de même que l’identité individuelle.
Ces attaches traditionnelles – féodales, patriarcales,
sociales – pouvaient être très oppressives. Mais elles permettaient aux
êtres humains de coexister, très imparfaitement, dans les sociétés au sein desquelles
ils étaient nés. pp. 39-40
Tocqueville résonne encore à
nos oreilles : « Pour vivre libre, il faut s’habituer à une existence
pleine d’agitation, de mouvement, de péril. » p. 40
Bref, chaque société est
destinée à évoluer comme l’ont fait à un moment donné une poignée de pays
occidentaux. p. 55
Jusqu’ici, le XXIe siècle
est un siècle pourri pour le modèle occidental ». Incapables de discerner
un projet rationnel dans le chaos mondial, de nombreux intellectuels semblent
aujourd’hui aussi désorientés que les hommes politiques. Leurs concepts et
catégories sonnent de plus en plus comme un jargon sans portée. p. 56
Car les « tenants de
l’humanisme et du rationalisme des Lumières », libéraux ou marxistes, ne
peuvent « expliquer le monde dans lequel nous vivons ». pp. 56-57
En Europe, les certitudes du
XIXe siècle – et en premier lieu l’universalisme occidental, cette
vieille prétention judéochrétienne d’être capable de créer un modèle de vie à
validité universelle, désormais transposé en millénarisme séculier – ont
été mises à mal par les calamités de l’Histoire. p. 58
Vers un marché commun
mondial qui a pour unique objectif de pourvoir aux besoins et aux caprices
physiques des hommes ». p. 63
penser à travers des
oppositions binaires de mondes « libre » et « non libre »,
de libéralisme et de totalitarisme – tout en ravivant les clichés
occidentaux du XIXe siècle à propos du non-Occident. Une fois de plus,
l’Occident laïque et démocratique, assimilé à l’héritage des Lumières (raison,
autonomie individuelle, liberté d’expression), semblait appelé à soumettre un
autre perpétuellement arriéré : l’Islam. p. 65
Avec la Révolution
Française, l’Histoire, jusqu’alors vécue principalement comme une succession de
désastres naturels, pouvait désormais se saisir en tant que mouvement au sein
duquel chacun avait éventuellement la possibilité de s’enrôler. p. 72
« On n’a jamais
prétendu éclairer les cordonniers et les servantes », écrivit Voltaire.
p. 81
L’Unique et sa propriété,
que la rationalité impersonnelle du pouvoir et du gouvernement s’était
dissimulée sous le jargon lénifiant de la liberté et de l’égalité et que
l’individu, ostensiblement affranchi de ses liens traditionnels, avait été en
fait réduit en esclavage par l’État moderne. p. 88
La Fraternité*, c’était un
canular de plus dans une société mue par l’instinct individualiste,
isolationniste et la convoitise pour la propriété privée. p. 92
« Bien sûr, je ne peux
pas défoncer le mur à coups de tête, admet Dostoievski, mais je ne vais pas
pour autant me réconcilier avec lui pour la seule raison que c’est un mur de
pierre et que je n’en ai pas la force. » Le bonheur universel ne pouvait
être atteint par l’entremise d’individus succombant à la plénitude matérielle.p.
94
Depuis la chute du
communisme, les classes dirigeantes du monde non occidental regardent du côté
de McKinsey plutôt que de Marx pour tenter de définir leur avenir
socio-économique. p. 97
Homo economicus, l’individu
autonome, praticien de la raison et détenteur de droits, ce produit par
excellence de l’industrialisme et de la philosophie politique moderne, a bel et
bien concrétisé son fantasme de rassembler toutes les existences humaines sous
le filet de la production et de la consommation. p. 98
Que le non-Occident rattrape
ou non l’Occident, la divinité irrésistiblement prestigieuse du matérialisme a
devancé les religions et les cultures du passé dans la vie et la pensée de la
plupart des peuples non-occidentaux, plus nettement encore au sein de leurs
classes instruites. p. 98
La quête d’une victoire
morale sur un soi manquant de virilité et d’une identité claire, dans les deux
cas rapidement atteinte par l’identification d’un seul ennemi, conduit de
jeunes musulmans à s’affilier à Daech et à Al-Qaida. p. 100
– l’anti-gouvernementalisme – qui
reflète les idées et les idéologies dominantes.
p. 101
Dans de nombreux pays
occidentaux, ce que nous nommons l’« islamisme radical » s’est
développé de pair avec une droite radicale nativiste dans un contexte de
récession économique, de fragmentation sociale et de désenchantement face à la
politique. Des cols bleus chrétiens et marginalisés de la Rust Belt américaine
et de la Pologne postcommuniste, ainsi que de jeunes musulmans barbus en
France, appuient un récit de victimisation et de lutte héroïque entre les
fidèles et les infidèles, les authentiques et les inauthentiques. p. 103
Car les êtres humains
socialisés étaient enclins à tromper et exploiter les autres tout en prétendant
être animés par un esprit de collectivité. pp. 117-118
« Le peuple anglais
pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection
des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il
n’est rien. » p. 123
« ce sont les
institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les
mœurs d’un peuple, qui le font être lui et non pas un autre, qui lui inspirent
cet ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à
déraciner ». p. 134
Ce soldat-citoyen, selon
Rousseau, est supérieur à l’habitant d’une société cosmopolite parce qu’il peut
expliquer chacune de ses actions en termes de valeurs partagées et non
d’intérêts égoïstes.pp. 135-136
L’internationaliste libéral
embrouillé dans ses abstractions, qui « aime les Tartares, pour être
dispensé d’aimer ses voisins. p. 136
Défiez-vous de ces
cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils
dédaignent de remplir autour d’eux. p. 137
dans Rêveries d’un promeneur
solitaire (1782), son dernier livre resté inachevé, « je n’ai jamais cru
que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne
jamais faire ce qu’il ne veut pas. p. 137
L’affirmation individuelle
imposée par la société égalitariste moderne pouvait se traduire dans les faits
par la domination d’autres individus p. 138
Dans sa solitude, il était
convaincu, comme de nombreux convertis à des causes idéologiques ou à des
confessions religieuses, d’être incorruptible. C’était cette conviction qui
donnait à son refus de l’hypocrisie. p. 139
Mr. Pancks dans La Petite Dorrit
de Dickens (1857) : « Faites-moi [travailler] sans relâche : je
ferai de même avec vous ; vous ferez de même avec un autre, sans trêve ni
repos. Eh bien ! vous avez là un résumé complet de tous les devoirs de
l’homme dans un pays commerçant. » pp. 144-145
Thoreau, qui dans son
chapitre sur l’économie dans Walden (1854) fait cette déclaration devenue
célèbre : « La masse des hommes mène une vie de désespoir tranquille.
p. 145
Après 1945, comme nous
l’avons vu, les élites américaines, singulièrement indemnes, leur pouvoir
effectivement renforcé par la plus destructrice des guerres de l’Histoire,
érigèrent en idéal de développement universel leur expérience
exceptionnelle – celle d’individus égoïstes connaissant une expansion
plus ou moins continue sous des contraintes traditionnelles relativement
faibles. p. 147
En un sens, le progrès
économique rapide est impossible sans ajustements douloureux. Des philosophies
antiques devront être effacées, d’anciennes institutions sociales,
désintégrées. pp. 147-148
Lhistoire de la
modernisation européenne n’est qu’un parcours possible parmi d’autres ».
p. 150
Réaffirmer collectivement
les libertés et les privilèges occidentaux est devenu un réflexe émotionnel et
intellectuel. « Nous devons nous entendre sur ce qui est important :
s’embrasser en public, les sandwiches au bacon, le droit au désaccord, la mode
avant-gardiste », écrivait Salman Rushdie après le 11 septembre.
p. 156
De nombreux commentateurs
continuent d’ignorer ou de minimiser un siècle d’invasions, de traités
inéquitables, d’assassinats, de coups d’État, de corruption, de manipulations
et d’interférences sans pitié en rabâchant la même rengaine de l’Islam arriéré
contre l’Occident progressiste, de la Raison des Lumières contre la déraison
médiévale, d’une société ouverte contre ses ennemis. p. 161
Car le plébéien et le
provincial, inadaptés et rejetés par la modernité, ont aussi créé la Révolution
islamique en Iran – ce que Michel Foucault appelait « la
première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus
moderne de la révolte et la plus folle ». p. 162
Dfférents pays, mais une
seule civilisation. La précondition au progrès de la nation est d’y
participer ». Les dirigeants du Japon en voie de modernisation reprenaient
exactement ses termes. Les nations et les peuples qui se modernisèrent plus
tardivement intériorisèrent profondément un legs des Lumières, transformant les
idéaux « civilisateurs » des salons parisiens en un projet qu’on
pouvait confier à un État, même aussi despotique et impérialiste que la Russie
de Catherine II. p. 163
Le sionisme et le
nationalisme hindou, tout comme le darwinisme social, le nouvel impérialisme,
le pan-germanisme, le pan-islamisme et le pan-asianisme exprimaient une même
volonté de puissance et un même mépris pour la faiblesse. p. 164
Il voyait dans la religion
le contrepoids indispensable à une idéologie moderne du matérialisme,
déstabilisante, et il pensait qu’une politique civilisatrice qui déracine les
autochtones ne pourrait que produire des meneurs fanatiques à l’avenir. p. 173
Gandhi essaya de devenir un
gentleman anglais avant d’écrire Hind Swaraj (1909), un livre pointant les
dangers pour les hommes éduqués des pays colonisés à imiter sans réfléchir les
manières de leurs maîtres coloniaux. p. 175
« Vous ne sauriez
empêcher qu’ils ne vous engloutissent ; faites au moins qu’ils ne puissent
vous digérer. p. 180
Khomeini, appelé le Rousseau
de la révolution iranienne, il invoqua une trinité quasi rousseauiste :
Azadi-Barabari-Erf’an – « Liberté, Égalité et
Spiritualité ». On pouvait ainsi atteindre la liberté et la démocratie
sans le capitalisme, l’égalité sans le totalitarisme, la spiritualité et la
religion sans l’autorité cléricale. p. 182
Car la solution aux
problèmes sociaux et le soulagement de la misère humaine requièrent pour
fondements la foi et la morale ; la simple acquisition de richesse et de
puissance matérielles, la conquête de la nature et de l’espace n’ont aucun
effet en ce domaine. Elles doivent s’accompagner de, et être équilibrées par,
la foi, la conviction et la moralité de l’islam, afin de servir véritablement
l’humanité au lieu de la mettre en danger. p. 186
Poussé par une aversion
intense des universalismes occidental et soviétique – semblable à
celui qui avait fourvoyé Heidegger en lui laissant croire que le nazisme était
capable de créer une culture « régionale » authentique –,
Foucault ne sut pas voir que Khomeini était en fait un dirigeant radicalement
moderne. p. 187
La tradition chiite
politiquement quiétiste dans laquelle tout gouvernement semblera illégitime en
l’absence du douzième imam. p. 187
Lère démocratique, les gens
ont « une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible » pour
l’égalité, et qu’« ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la
barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie ». p. 188
Le profond potentiel
transformateur de l’idée née des Lumières que les êtres humains ont la capacité
de modifier radicalement leurs conditions sociales. p. 190
Dans une société religieuse ou
médiévale, l’ordre social, politique et économique paraissait immuable ;
les pauvres et les opprimés attribuaient leurs souffrances soit à des causes
accidentelles – malchance, mauvaise santé, souverains
injustes –, soit à la volonté de Dieu. L’idée que la souffrance peut être
soulagée et le bonheur produit par des hommes modifiant radicalement l’ordre
social appartient au XVIIIe siècle. p. 190
La Révolution française,
écrit Tocqueville, aura été comme l’islam au sens où « elle a inondé toute
la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs ». p. 191
Presque tous les penseurs
majeurs d’Europe – libéraux, nationalistes, marxistes, athées ou
agnostiques –, transposaient eux aussi un providentialisme chrétien dans
des catégories soi-disant rationalistes. p. 192
L’égoïsme en bien-être
général, est « la religion ultime, bien que son Église ne soit pas de
l’autre monde mais de celui-ci ». p. 192
Les campagnes de l’Occident
pour une « justice sans limites » (Infinite Justice) ou une
« liberté durable » (Enduring Freedom) imitent le djihad mondial dans
leur volonté de conflit sans limites de durée. p. 192
Alors qu’il mène sa propre
« guerre contre la terreur », le gouvernement français semble
chercher à inventer la Sparte de Rousseau, en usant de procédés politiques et
culturels tels que l’histoire nationale, le drapeau national, l’éducation
nationale et l’unité imaginaire d’une langue nationale, afin de projeter
l’image d’une communauté nationale homogène. Le nationalisme est redevenu un
antidote séduisant, mais perfide, à une expérience de désordre et d’absence de
sens : le triste épilogue, aussi tumultueux qu’inattendu, dans un monde
densément peuplé, du rêve conçu par l’Europe occidentale du XVIIIe siècle d’une
civilisation universelle laïque, matérialiste et pacifique. pp. 201-202
Le communisme, l’enfant
illégitime du rationalisme des Lumières, p. 203
La religion universaliste
des droits de l’homme venait, semblait-il, se substituer au vieux langage de
justice et d’égalité des États-nations souverains. p. 203
Le lieu des opinions et des
débats, initié à l’origine dans les salons de la France du XVIIIe siècle, par
des relations face à face, la raison individuelle et la courtoisie, est à
présent occupé, dans son incarnation digitale, par des racistes, des misogynes
ou des meutes de lyncheurs, souvent anonymes. p. 204
Rousseau selon laquelle
« tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu’hommes, ils ne
sont rien à ses yeux ». p. 205
Notions abstraites de
rationalisme individualiste des Lumières. p. 206
Une nostalgie inoffensive
pour les gloires révolues du « peuple », combinée au fantasme létal
de leur splendide restauration. p. 208
« La tyrannie de la
raison, peut-être la plus inflexible de toutes, menace le monde. » Goethe
s’inquiétait de voir que l’alliance des masses et d’une élite intellectuelle
avait inauguré une nouvelle ère de mystification. Des individus incapables de
conscience de soi étaient à présent chargés de l’amélioration des autres.
« Que dois-je supporter ? / La foule doit frapper / Puis elle devient
respectable. / Dans son jugement, elle est misérable. » p. 224
La science, la technologie,
la division du travail et la spécialisation, écrivait-il, avaient créé une
société d’individus plus riches, mais spirituellement appauvris, réduisant
chacun d’eux à de simples « fragments » : « à rien de plus
que l’empreinte de son métier ou de ses connaissances spécialisées ». Dans
la vision de Schiller, l’idéologie des Lumières avait évolué en terrorisme de
la raison, détruisant, outre de vieilles institutions, l’intégrité spirituelle
des êtres humains. pp. 225-226
Notion propre à Rousseau
d’hypocrisie sociale, selon laquelle le moi humain réprime ses désirs et
sentiments véritables au sein d’une culture de bienséance. p. 226
Un idéal de communauté ou ce
que Poutine, l’autocrate russe actuel, appelle « vie organique », et
en soignant la scission entre l’homme et la nature par l’immersion en elle. p.
227
Le champ que les Lumières
avaient ouvert à la pratique de l’ingénierie sociale. p. 239
La méfiance de soi entraîna
une promotion exacerbée du Volk et du fantasme selon lequel les gens ancrés par
les liens du sang et de la terre finiraient par triompher. p. 250
Une variante conservatrice
du populisme qui postule un État défini par l’intégrité originelle, ou unité du
peuple, par opposition aux élites transnationales, tout en étant lui-même
profondément impliqué dans le monde moderne mondialisé.p. 250
Chaque groupe
« blessé » définissait son sentiment immédiat d’appartenance sans
réserve en invoquant son propre « peuple », sa propre communauté
religieuse ou ethnique. p. 261
En politique des symboles
forts sont plus importants qu’une doctrine claire ou un projet spécifique. p.
271
Redécouverte du non civilisé
à l’intérieur de l’âme humaine, de la grandeur et de la régénération nationales
et de la lutte pour l’existence. p. 286
Les sociétés périssent parce
qu’elles sont dégénérées » . p. 288
Le problème central, pour
eux, était une culture moderne décadente ou dégénérée qui engendrait l’égoïsme,
le cynisme et la passivité. p. 290
Les revendications
d’individus possessifs et égoïstes aux dépens de ceux qui étayaient l’expansion
de la société marchande dans le monde. pp. 296-297
« Rien ne rend le soi
conscient de lui-même autant qu’un conflit avec le non-soi. Rien ne peut souder
les peuples en nations et les nations en États aussi bien que la pression d’un
ennemi commun. La haine unit autant qu’elle sépare. » p. 304
La véritable liberté ne
consiste pas dans le droit de choisir le mal, mais dans le droit de choisir les
voies qui mènent au bien ». p. 307
« les limites de
l’univers – c’est là que se sont les frontières de mon pays ».
p. 310
Jingoism, un chauvinisme
extrême – un mot (entré dans la langue anglaise en 1878) que J.A.
Hobson, le rencontrant pour la première fois, tenta de définir comme un
« étrange amalgame de sentiment de race, de pugnacité animale, de rapacité
et d’énergie sportive », une « soif primitive qui exulte dans la
chute et la souffrance d’un ennemi. p. 316
Les sentiments, images et
symboles retentissants galvanisaient les individus isolés mieux que l’Histoire
ou les arguments rationnels. Mazzini, puis Sorel soutenaient que les mythes
étaient nécessaires pour impliquer et mobiliser des êtres humains dans les
politiques de masse tout autant que dirigeants qui représentent l’agent
collectif de l’Histoire. p. 318
C’est à présent le tour de
bien d’autres pays de subir cette valorisation amère de l’ignorance, ou des
mythes, p. 318
Les communications
numériques contribuent à créer et à consolider de nouvelles mythologies de
l’unité et de la communauté. p. 319
La politique délirante,
frénétique, démesurée d’aujourd’hui – un idéalisme rhétorique
échevelé de la nation, de la race et de la culture – est souvent le
fait d’individus sans lien avec des partis ou mouvements politiques. p. 319
Dichotomie impitoyable du
nous-contre-eux qui fonde le nationalisme moderne. Les gens recherchent
l’estime de soi à travers un sentiment d’appartenance à un groupe défini par
l’ethnicité, la religion, la race ou une culture commune. p. 320
Clichés à la Ayn Rand
– ambition, volonté de fer, acharnement. p. 321
Les nouveaux horizons du
désir individuel et de la peur ouverts par l’économie néolibérale mondiale ne
favorisent pas la démocratie et les droits de l’homme. p. 321
Le
ressentiment* – ici, celui des gens laissés pour compte par
l’économie mondialisée ou méprisés en politique, dans l’entreprise et dans les
médias par ses dominants habiles et leur claque – demeure la
métaphysique par défaut du monde moderne depuis sa définition par Rousseau. Et
son expression la plus menaçante à l’ère de l’individualisme pourrait bien être
l’anarchisme violent des déshérités et des superflus. p. 325
« L’arrogante virilité
américaine ». p. 328
La main invisible du marché
ne peut survivre sans le poing caché. McDonald’s ne prospérera jamais sans
McDonnell Douglas – le concepteur des F-15S. pp. 343-344
« Le grand Témoin, ce
n’est pas Dieu, c’est la Réalité.p. 344
Moussab al-Zarqaoui, le père
spirituel de Daech, était un proxénète et un dealer de province avant de se
lancer dans l’établissement d’un Califat en Irak en un temps record, avec des
mises en scène théâtrales d’une sauvagerie extrême. pp. 344-345
Des Jacobins aux actuels
changeurs de régime et autres promoteurs de démocratie, se sont arrogé le
monopole, jadis réservé à Dieu, de créer le monde humain en éliminant dans la
violence tous les obstacles sur leur chemin. p. 346
Moussab al-Souri :
« Al-Qaida n’est pas une organisation, ni un groupe, et nous ne voulons
pas qu’il le soit […] C’est un appel, une référence, une méthodologie. » pp. 347-348
Daech, né pendant
l’implosion de l’Irak, doit son existence à l’opération Infinite Justice and
Enduring Freedom (opération officielle du gouvernement américain pendant la guerre d'Afghanistan menée à la suite des attentats du 11
septembre 2001 et comportant
plusieurs opérations subordonnées toutes sous la marque de la guerre contre le terrorisme.)plus qu’à n’importe quelle théologie islamique.
Il est le produit par excellence d’un processus radical de mondialisation dans
lequel les gouvernements, incapables de protéger leurs citoyens d’une invasion
étrangère, des brutalités policières ou des turbulences économiques, perdent
leur légitimité morale et idéologique, créant un espace pour des acteurs non
étatiques tels que gangs armés, mafias, milices, seigneurs de la guerre et
autres individus en quête de vengeance. p. 349
On peut dire sans hésiter
qu’il y aura à l’avenir un nombre beaucoup plus grand de tels hommes et femmes,
faits et défaits par la mondialisation, détachés de toute cause ou motivation
spécifique, mais la tête pleine de rêves de violence
spectaculaire – des hommes et des femmes qui apporteront à la
politique et à la vie elle-même une atmosphère d’apocalypse imminente. p. 352
Pour lui, les Européens
étaient loin de regarder en face la mort de Dieu et ses conséquences radicales.
Ils avaient tenté de faire revivre le christianisme dans les idéaux et les
idéologies modernes de la démocratie, du socialisme, du nationalisme, de
l’utilitarisme et du matérialisme. En mettant l’accent sur l’humanitarisme et
la pitié, ils avaient adopté la « mentalité d’esclave » des premiers
chrétiens de Rome. Nietzsche dénonçait ces avortons, les derniers hommes
ordinaires de l’Histoire poursuivant leur pathétique invention : un
bonheur bovin. p. 357
L’incorrigible volonté
humaine préfère vouloir le néant et la destruction à ne rien vouloir du tout.
p. 358
». La civilisation
occidentale elle-même était « la civilisation d’une minorité […] rendue
possible uniquement par l’existence d’une majorité de prolétaires »,
engendrant d’un côté un culte du pouvoir, et de l’autre la servilité. p. 360
du Zarathoustra de
Nietzsche, « le futur n’existe pas » et « l’homme réellement
libre crée sa propre moralité ». p. 363
Que le mal réside plus
profondément dans les êtres humains que le supposent nos socialistes-médecins,
qu’aucune structure sociale n’éradiquera le mal, que l’âme humaine restera ce
qu’elle est depuis toujours ; que l’anormalité et le péché sont issus de
l’âme elle-même ; et finalement que les lois de l’âme humaine sont encore
si peu connues, si obscures à la science, si vagues et si mystérieuses qu’il ne
saurait y avoir de médecins ni de juges définitifs. p. 367
Ce révolutionnaire
(Bakounine) sans patrie entrevit que dans des régions significativement
étendues du monde – le nôtre – les idéologies du
socialisme, de la démocratie libérale et de l’édification de nations perdraient
leur cohérence et leur attrait, laissant place à des acteurs politiques mobiles
et dispersés créant des spectacles violents sur la scène mondiale. p. 378
Les révolutions politiques
avaient tiré les masses de leur état de passivité, mais elles « se
désintégraient sous le poids de leur totale impuissance ». « Elles
n’ont pas, écrivait Herzen, fait advenir l’ère de la liberté. Elles ont allumé
de nouveaux désirs dans le cœur des hommes, mais n’ont pas apporté de solutions
pour les satisfaire. »
pp. 379-380
Rousseau fut parmi les premiers
à comprendre qu’un pouvoir qui manque de fondations théologiques ou d’autorité
transcendante et qui est conçu comme un pouvoir sur d’autres individus en
compétition est intrinsèquement instable. On ne peut le posséder que
temporairement et il condamne les riches comme les pauvres à un état permanent
de ressentiment* et d’anxiété. p. 386
La lutte brutale pour
l’existence et la reconnaissance en est venue à définir les relations
individuelles aussi bien que géopolitiques dans le monde entier. Des milliards
de personnes parmi les plus pauvres sont prisonnières d’un cauchemar
social-darwiniste. p. 387
Les classes moyennes
éduquées, longtemps saluées comme le véhicule des valeurs démocratiques, sont
hantées par la peur des plans sociaux. p. 387
La mondialisation, tout en
promouvant l’intégration au sein d’élites avisées, attise le sectarisme
politique et culturel partout ailleurs, notamment parmi les gens entraînés
malgré eux dans la compétition universelle. pp. 393-394
Les communications
numériques offrent un soulagement contre la peur, l’angoisse et l’incertitude
qui envahissent tout. p. 394
L’exode colossal des vies
humaines dans le cyberespace transforme plus radicalement encore les vieilles
notions de temps, d’espace, de connaissance, de valeurs, d’identités et de
relations sociales. p. 395
L’amour-propre peut
rapidement dégénérer en une pulsion agressive dans laquelle un individu ne se
sent reconnu qu’en étant préféré aux autres et en se réjouissant de leur
abjection – selon la formule lapidaire de Gore Vidal : « Il
ne suffit pas de réussir. Il faut que les autres échouent. » p. 397
En Europe et aux États-Unis,
une réaction courante et efficace des élites régnantes face au délitement des
récits nationaux et à la perte de légitimité est d’attiser les peurs contre les
minorités et les migrants par une campagne insidieuse qui se nourrit en
permanence de l’aliénation et de l’hostilité qu’elle provoque. pp. 402-403
Daech représente un stade
ultime de la privatisation de la guerre qui caractérise, avec de nombreuses
autres privatisations, l’ère de la mondialisation. Daech ressemble à de
nombreux courants suprémacistes raciaux, nationaux et religieux en ce qu’il
offre à l’angoisse et à la frustration de la vie personnelle l’exutoire d’une
violence mondialisée. pp. 403-404
L’attrait des démagogues
réside dans leur capacité à se saisir d’un mécontentement général, un sentiment
de dérive, de rancœur, de désillusion et d’instabilité économique, pour le transformer
en projet d’action. p. 404
Nous agripper à nos
dualismes métaphysiques rassurants et continuer d’insister sur la rationalité
de la démocratie libérale contre « l’irrationalisme islamique » tout
en livrant des guerres interminables à l’étranger et en nous attaquant aux
libertés civiles chez nous. p. 405
Notre société, toujours si
sûre de sa supériorité et de sa rectitude, si confiante en ses principes non
éprouvés, s’est-elle agrégée autour d’un noyau plus permanent qu’un conglomérat
de banques, de compagnies d’assurances et d’industries, et professe-t-elle une
foi plus essentielle que celle des intérêts composés et de l’entretien des
dividendes ? » p. 405
Les islamistes radicaux,
entre autres nombreux démagogues, tirent leur puissance d’attraction du profond
ressenti d’incohérence des concepts – « démocratie » et
« droits individuels », notamment – avec lesquels le plus
grand nombre tente encore, par réflexe, de consolider les défenses idéologiques
d’un système évidemment dysfonctionnel à la base. La politique et la culture
contemporaines semblent avoir bien peu à offrir pour contrebalancer leur offre
d’identité collective et de valorisation de soi à des individus isolés et
inquiets. C’est pourquoi l’échec à contrôler l’expansion et l’attrait d’une
organisation telle que Daech n’est pas uniquement militaire, mais intellectuel
et moral. p. 406