vendredi 21 juin 2019

Demain les Posthumains, Jean Marie Besnier, Fayard Pluriel

Demain les Posthumains, Jean Marie Besnier, Fayard Pluriel





« Les ordinateurs étaient à l’origine des machines très grossières et distantes, dans des pièces climatisées où travaillaient des techniciens en blouse blanche. Ils sont ensuite arrivés sur nos bureaux, puis sous nos bras et maintenant dans nos poches. Bientôt, nous n’hésiterons pas à les mettre dans notre corps ou dans notre cerveau1. » p. 13

En 1977, Jacques Ellul avait raison de conclure son livre Le Système technicien1 en remarquant que si la technique est devenue cette puissance autonome qui conditionne tout ce qu’il est permis de faire et si, par là, elle est indifférente à la morale, alors elle ne peut que justifier l’irresponsabilité et produire « l’amoralisation de l’homme. p. 16

Il faut se prémunir contre l’angélisme qui risque toujours de résulter d’un attachement à des valeurs prétendument éternelles. L’évolution imprévisible des technosciences menace de faire advenir une réalité parfaitement inédite, qui interdira de se réfugier dans l’abstraction souvent induite par une vision morale du monde. pp. 18-19

Cet humanisme souhaitait seulement considérer comme proprement humain : un monde de semblables composant « l’espèce humaine », liés par l’amitié et par l’échange culturel qu’autorisèrent principalement les livres. Or, un clone n’a pas sa place dans ce monde, selon Habermas, car lui font défaut les attributs de naissance qui ouvrent la mémoire générationnelle sans laquelle il n’est pas de culture humaine. p. 19

Freud s’était plu à rappeler que l’humanité avait connu dans son histoire une triple humiliation, du fait des découvertes scientifiques : celle que lui infligea Copernic en révélant que la Terre n’est pas le centre de l’univers, celle qui résulta de l’œuvre de Darwin mettant en lumière l’ascendance animale dont l’humain procède et celle que la psychanalyse finit par asséner en persuadant l’homme qu’il est déterminé par des forces inconscientes. p. 20

Bien-vivre individuel et collectif que les Grecs nommaient « éthique ». p. 22

Michel Serres explique volontiers que l’idée de Contrat naturel qu’il défendit jadis ne traduisait pas chez lui un accès d’animisme aigu, comme on l’en a soupçonné, mais qu’elle exprimait le fait que nous avons affaire non seulement avec des hommes mais aussi avec des plantes, des animaux, de l’eau, des objets de toutes sortes… Bref, avec tout ce qui forme la totalité ouverte dont s’entretient notre existence individuelle et sociale. À cet égard, il avoue reprocher à la philosophie de s’être focalisée, dès ses premiers commencements, sur la polis, c’est-à-dire sur la cité limitativement constituée par les seuls citoyens, au détriment de toute autre relation. Mieux vaudrait substituer à la « politique », proclame Michel Serres, l’idéal suggéré par le concept (latin) de familias pour défendre l’exigence éthique requise par les multiples relations qui édifient le stade d’hominisation que nous avons atteint et qu’il nomme « l’hominescence1 ». La cosmopolitique devrait ainsi déraciner la politique issue d’Aristote et de Kant, cette politique qui s’en tient exclusivement à l’intersubjectivité humaine, et ouvrir le dialogue avec le non-humain qui nous fait – justement – humains…pp. 30-31

Nous avons éradiqué toute technique, où l’on punit sévèrement ceux qui s’intéressent à l’âme des machines en les enfermant dans un monde à part, celui des ingénieurs, des techniciens et des technocrates ». p. 36

« En réalité, il faut considérer les machines comme le mode de développement par lequel l’organisme humain est en train de se perfectionner. […] Car un train n’est pas autre chose qu’une botte de sept lieues que cinq cents personnes peuvent posséder en même temps. » p. 36

La morale et le droit se prêtent peu aux révolutions, ne fussent-elles que mentales. Force est pourtant d’envisager que les robots – et plus largement les technologies productrices d’êtres potentiellement autonomes – nous contraignent à réviser de fond en comble nos certitudes. L’ère du posthumain qui s’annonce est, pour cette raison, propice à la philosophie. p. 39

Dans ce monde virtualisé, on peut bien vivre – à défaut de vivre bien –, à condition de s’adapter à la dimension sans profondeur ni affect que les technologies ont imprimé à l’humain. Seuls quelques réfractaires en voie de disparition paraissent encore éprouver la douleur d’exister et le souci de la liberté. Utopie plutôt New Age, d’un côté, avec le triomphe de l’intériorité et la satisfaction des désirs. Utopie posthumaine, de l’autre, avec la description d’une humanité à peu près décérébrée et condamnée à céder la place aux créatures qu’elle a engendrées du temps où elle avait encore l’initiative. p. 46

Création de mythes inspirés de la science afin d’agir directement sur la conscience . p. 48

L’obsession de s’arracher à la nature, par laquelle on a souvent décrit l’esprit moderne, s’est donc transmuée en une aspiration à transgresser la nature humaine. p. 49

Le langage serait responsable d’avoir réduit notre rapport au monde à sa seule dimension utilitaire – les mots ayant la vertu paradoxale de nous donner prise sur les choses. (
p. 49

Abandonner les prin-cipes aristotéliciens d’identité et de tiers exclu. La science du XXe siècle bouscule en effet la logique sur laquelle reposait l’ontologie des philosophes depuis les Grecs. pp. 50-51

En fait, le mot est incapable de tuer la chose, on peut s’en réjouir si l’on est poète, mais aussi le déplorer si l’on considère la science comme un langage idéalement bien formé, susceptible de clarifier l’embrouillamini du réel. p. 51

« La carte n’est pas le territoire » – a voulu traduire la revanche du réel (ici : l’espace tangible tel qu’il s’offre à l’exploration) contre la représentation censée l’offrir au regard (ici : le relevé topographique). p. 51

E-Prime » (« English Prime »), dont la caractéristique était de proscrire le verbe « être », non pas comme auxiliaire mais comme signe d’identité. Ne restait à ce langage que la possibilité de dire la similarité ou l’association, mais pas celle d’affirmer l’égalité ou l’identité. Avec l’« E-Prime », nous pouvons associer une réalité à une autre, dans une proposition, mais pas la réduire à elle dans une relation d’identité. p. 52

Intention d’en finir avec une conception fermée de l’homme, telle que l’humanisme l’a longtemps confortée .p. 53

L’avènement des possibles que prospecte toute utopie suppose qu’on résiste à la sclérose du langage renforcée par l’autorité et le formalisme de la science issue des Temps modernes. Si, en outre, cette sclérose révèle qu’elle a contaminé le système des valeurs de l’humanisme, au point d’exiger qu’un homme ne soit jamais davantage que le concept qui le désigne, on comprend que l’utopie qui veut en finir avec le terrorisme du langage se présente comme posthumaniste. L’éthique qui cherche à anticiper et à exprimer le désirable individuel et collectif ne peut que bénéficier, comme on verra, de la désubstantialisation des concepts et de la défétichisation des mots. pp. 54-55

L’homme est homme parce qu’il sait s’arracher à l’inertie naturelle, grâce à l’éducation, contrairement aux animaux qui ne le peuvent pas. p. 56

Le scandale du posthumanisme survient lorsque s’impose l’idée que la transformation du corps, autorisée par la puissance biotechnique, risque de transformer l’esprit dans des proportions que l’éducation seule n’a jamais pu imaginer, et ce, de manière irréversible. p. 58

L’opposition de l’humanisme et du posthumanisme paraît radicale. Le premier conserve à l’homme les attributs de la finitude que révèle le dualisme esprit-corps ; le second réduit le corps à un simple épiphénomène dont la cybernétique, par exemple, nous promettrait la suppression. p. 60

L’Orient s’intéresse moins à la connaissance objective du monde – sophia – qu’à l’essence existentielle – ousia ; qu’il préfère l’intuition à la raison, les symboles aux concepts, la réalisation de soi par l’annihilation du moi à la réalisation de soi par le développement de l’individualité1. pp. 62-63

Avec le triomphe d’Internet et des technologies du virtuel, le corps se trouve dématérialisé et apparentable à la flamme qui circule de proche en proche, dans le cyberespace – cette matrice de tous les possibles qui résulte de l’interconnexion planétaire des ordinateurs.p. 69

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty comparait le corps non pas à un objet physique mais à une œuvre d’art – « un nœud de significations vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de termes covariants1 ». p. 70

« L’homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle », le produit d’expériences singulières et non pas le spécimen d’une classe universelle découpée au sein du règne du vivant.  p. 71

 « L’ordinateur est une énigme. Non pas en ce qui concerne sa fabrication ni son emploi, mais il apparaît que l’homme est incapable de prévoir quoi que ce soit au sujet de l’influence de l’ordinateur sur la société et sur l’homme1. ». p. 73

Ce ne sont pas les ordinateurs qui sont sur le point de prendre le pouvoir sur les hommes, mais les humains qui sont de plus en plus enclins à devenir comme des machines pensantes. p. 74

Cette fois-ci, l’homme ne prétend pas être omniscient “à l’égal de Dieu”, mais vise à devenir semblable à l’instrument, c’est-à-dire “l’égal d’un gadget”À la racine de cette aspiration à imiter les machines, il y a bien – comme dans les métaphysiques ou les religions – cette impatience à fuir la condition humaine. p. 76

Les neurosciences permettront de plus en plus de modifier l’humeur, de réduire l’agressivité, de moduler la dépression ou la surexcitation ou même de provoquer l’extase – et il n’y a pas lieu de s’en réjouir si l’on tient à la notion de libre arbitre. p. 80

Tant que l’on croit encore en l’avenir de l’homme, on s’inquiète à juste titre des modifications que les sciences et les techniques pourraient lui faire subir. p. 81

Ces techniques ne peuvent plus, en effet, dissimuler les intentions eugénistes qui habitent l’esprit de nos contemporains. p. 82

Si l’homme doit être perfectionné, c’est avant tout pour se montrer digne des machines qu’il a inventées et dont il a peuplé son environnement. La coévolution de la technique et de l’homme devient un impératif, après avoir été un avantage sélectif pour l’espèce – un impératif pour peu qu’on souhaite préserver l’équilibre et ne pas se laisser distancer par nos machines. p. 83

Kurzweil prédit là, sérieusement, l’émergence du corps humain version 3.0 – un corps équipé d’ordinateurs quasi invisibles qui capteront des signaux venant d’environnements virtuels, tout aussi réels pour eux que s’ils venaient du monde des corps physiques. Le cerveau interprétera ces signaux au même titre que les stimuli sensoriels constitutifs de toute expérience véritable. Rien de plus simple, dans ces conditions, que de changer d’apparence physique et de devenir quelqu’un d’autre. pp. 86-87

Le désaccord vient de la nature de ce qu’est l’être humain. Pour moi, l’essence de l’humain n’est pas dans nos limitations – même si nous en avons beaucoup – mais dans notre capacité de les dépasser. Nous ne sommes pas restés cloués au sol. Nous ne sommes pas restés sur notre planète. Et déjà nous ne nous contentons pas des limitations de notre biologie. p. 90

Nous devons reconnaître ce qui est important dans notre humanité. Mais il n’y a aucune raison de célébrer nos limitations1. » (p. 90

Dénaturation ? Le mot n’est pas trop gros. Il évoque l’incrimination portée par Rousseau à l’encontre de la société humaine coupable d’avoir enclenché une histoire qui l’éloigne toujours davantage de la nature et de ses vertus. La dénaturation, c’est le mal, aux yeux du philosophe. p. 93

Le fait que nous parvenions aujourd’hui à simuler techniquement les comportements humains, grâce à des robots anthropomorphes aux performances sidérantes, nous expose au même problème éthique que celui imposé par l’animal : que devons-nous donc retenir comme spécifiquement humain ? p. 94

Les Temps modernes, et Kant tout le premier, avaient répondu à leur façon, en proclamant – contre Rousseau – qu’il n’est d’humanité que dans la rupture avec la nature. p. 94

Nous ne sommes peutêtre pas à la hauteur des proclamations modernistes dont nous paraissions nous être enivrés. p. 95

Cohérence de nos engagements en faveur du progrès indéfini revendiqué par les Lumières. À l’heure où l’arrachement à la nature offre sa pleine mesure, grâce aux technologies, nous nous surprenons à paniquer et à nous découvrir bien moins enclins à la Modernité. p. 95

Il faut que la Nature se présente à nos yeux avec une connotation quasi religieuse pour que la notion de transgression soit envisageable. p. 97

La démesure qui heurte le sens commun est salutaire puisqu’elle oblige la Nature à accoucher de nouveaux possibles et être ainsi conforme à sa… nature. C’est cette perspective que voulait accréditer Sade. p. 97

Parler de transgression de la Nature – ou même des lois de la Nature –, c’est donc faire retour vers une mentalité prémoderne. Cela dit à l’adresse des écologistes qui cèdent volontiers au langage de la profanation. p. 98

Tout se passe comme si, en effet, revenait en force le préjugé selon lequel la science et la technique sont profondément solidaires, en Occident, de déterminants symboliques dominés par la faute et la culpabilité. pp. 98-99

Il n’est de savoir qu’émancipateur et obligeant à quelque chose comme un parricide. La transgression est dans l’ordre de l’humain. p. 99

Parmi ces gestes, il en est certains que les anthropologues et les philosophes privilégient : en tout premier lieu, celui du sacrifice – geste souverain par excellence, selon Bataille, parce qu’il méprise l’ordre des choses utiles –, celui de la fête qui nie rituellement les interdits, celui du crime qui défie l’ordre du bien, celui de l’érotisme qui déjoue l’impératif de la reproduction, celui de la révolution qui renverse l’ordre ancien…p. 100

La transgression est paradoxale. Elle organise ce qui est par essence désordre. Elle est, dit Bataille, « le principe d’un désordre organisé. p. 100

Identique de dire que l’homme est un être de culture et qu’il est un être qui transgresse la Nature.p. 101

La culture est d’essence transgressive, même si elle est ensuite amenée, dans son expression, à refouler cette essence et à se laisser instrumentaliser, en servant elle-même par exemple le primat des valeurs utiles.  p. 101

La transgression est devenue l’expérience dominante dans notre culture. Une culture qui se vit comme marquée par la mort de Dieu, pour cela vouée à l’illimité. L’épreuve que nous en faisons (à travers la sexualité, selon Foucault, mais aussi à travers la perception du caractère exorbitant de nos entreprises technoscientifiques) est, pour cette raison, proprement humanisante. pp. 103-104

Notre frayeur devant l’imminence d’un monde dans lequel nous serions débordés et contestés par les créatures issues de nos technologies ne traduit donc qu’en surface un comportement régressif : celui que des êtres primitifs ont pu manifester devant la démesure des phénomènes naturels. p. 104

Nous débarrasser de l’illusion consistant à croire que nous aurions mis de l’ordre dans l’univers grâce à nos concepts, p. 105

Outrances de l’écologie dite profonde : comment éviter que la défense de la Nature ne verse dans une religion de la Nature ? p. 107

La Modernité ne pouvait en ce sens qu’inviter à cultiver l’artifice, le luxe, voire l’arbitraire pourvu qu’il résulte de la volonté humaine. p. 111

l’anti-Modernité est clairement assumée par l’écologie qui voit dans le progrès la source de tous nos maux. p. 111

La Nature n’est plus pour nous qu’un matériau indéfiniment manipulable, un « fonds » d’énergie à exploiter jusqu’à plus soif. À la sympathie qu’exprimait encore pour elle l’agriculteur s’est substituée une attitude agressive, celle du « moléculteur » préoccupé de sommer la Nature de se plier, jusque dans ses constituants physico-chimiques les plus infimes, au fantasme de sa toute-puissance. p. 114

L’homme finit par avoir honte de son origine naturelle, honte de devoir son existence au processus aveugle de la procréation et de la naissance. p. 114

l’idéalisme absolu des philosophes, qui finissent par enclore toute réalité dans leurs concepts,
p. 115

« La question de savoir si la machine est humaine ou pas est évidemment toute tranchée – elle ne l’est pas. Seulement, il s’agit aussi de savoir si l’humain, dans le sens où vous l’entendez, est si humain que ça. » L’âge du posthumain se trouve facilité par la réduction mécaniste de l’homme qu’ont permise les différentes techniques d’intervention sur ce que l’on a tenu longtemps pour sacré : les biotechnologies médicales, plus que tout autre, accréditent cette réduction. pp. 127-128

Le posthumain est inscrit dans la logique consumériste qui met à portée la manipulation de l’humain. L’idée d’Homme n’étant plus contraignante, la voie est ouverte pour son au-delà.
p. 129

L’idée qu’elles puissent nous dominer n’a plus sérieusement la vertu de nous effrayer. On se résout à vouloir confier l’émancipation des servitudes quotidiennes à des machines dont les facultés nous dépassent de plus en plus. On écarte l’inquiétude qui pourrait en résulter, en se disant qu’il faut tout au plus savoir ménager la puissance que nous avons produite, au point de faire les concessions qu’implique toute négociation avec les forts. p. 135

« L’organisation du travail a introduit une sorte de chasse à l’homme dans l’usine. Le corps humain est le seul point faible d’un ensemble mécanique. Ce n’est qu’au moment où le dernier homme aura été chassé de l’usine que l’on pourra envisager le perfectionnement harmonieux et sans limites de l’ensemble des machines1. » p. 135

Ce qu’il croit encore pouvoir se réserver comme son privilège exclusif et qui ne relève pas, espère-t-on, d’automatismes (la poésie, l’humour, le sentiment esthétique ou amoureux, la foi religieuse…) lui est contesté chaque jour davantage par l’arrogance des sciences de la cognition. p. 137

La frustration est grande pour l’usager des transports en commun auquel l’automate refuse inexplicablement de délivrer un billet, pour le client auquel un message téléphonique ordonne d’obéir à sa logique imbécile. La technique qui doit servir les besoins humains et nous délivrer de la servitude suscite une colère désespérée, en objectant son indiscutable supériorité. pp. 137-138

Plus les machines sont puissantes, plus le regard que les hommes portent sur eux-mêmes est négatif. La technique est un facteur de mésestime de soi. p. 138

Nous ressentons tous, aujourd’hui, pris dans le tourbillon des technologies et des médias, pris dans le cycle de l’accroissement technologique où l’archivage est si facile, si accessible que nous nous déchargeons de toute activité mémorielle1 ? p. 142

« Les sociétés actuelles sont résolument post-littéraires, post-épistolographiques et en conséquence posthumanistes1. » p. 145

Google : un moteur de recherche qui sélectionne mécaniquement des sites sur la base de critères de popularité et de fréquentation et qui favorise l’oubli de ce qui ne satisfait pas ces critères ? Qu’on s’habitue à cet oubli et à composer avec lui pour constituer sa mémoire et, avec elle, sa culture, voilà ce qui impose déjà une infranchissable limite aux idéaux humanistes1. Une humanité qui restreindrait son identité aux aléas des seuls itinéraires qu’elle aurait parcourus et retenus au cours de son histoire – à l’image de l’internaute auquel on prête une identité numérique sur la base de la navigation à laquelle il se livre sur le Web –, voilà ce qui solderait définitivement les ambitions prométhéennes du genre humain. p. 147

Ainsi notre époque remet-elle en cause les frontières qui, jusqu’à présent, garantissaient à l’humain sa définition et son identité. p. 151

« Les féministes ont aussi beaucoup à gagner en embrassant explicitement les possibilités inhérentes à la dissolution des différences qui opposent nettement organisme et machine et de toutes celles qui structurent de façon similaire l’identité occidentale1. » p. 152

Constat formulé par quelques technophiles avertis : désormais, disent-ils, nous pouvons éprouver notre solidarité à l’échelle de la planète. Grâce à Internet et à la connexion de nos ordinateurs, nous avons écrasé l’espace et le temps et réalisé une proximité qui rend pensable la fusion ; nous sommes devenus de simples neurones de la planète Terre, sans plus de consistance que celle d’un commutateur qui n’existe que parce qu’il laisse passer du courant, de l’influx ; nous n’existons plus que dans le passage… Tous ces discours sont désormais connus et n’éveillent plus de réactions scandalisées. Dans le meilleur des cas, ils conspirent à dégager les motifs d’une sagesse de l’avenir – une sagesse nimbée de religiosité, assurément, puisqu’elle doit nous assurer le lien universel. Cette sagesse invoque justement, à titre de préceptes, les trois vertus cardinales de la vulgate bouddhiste : la découverte de l’interdépendance, éprouvée dans le cyberespace grâce à l’interconnexion de nos ordinateurs, celle de l’impermanence, du fait du caractère éphémère et volatile de nos échanges, et celle enfin de la vacuité du moi, puisque la réduction à l’état de simples neurones de la planète nous rend interchangeables et toujours remplaçables. pp. 163-164

Le vivant ne doit son identité organique qu’au fait qu’il est en perpétuels réorganisation et renouvellement. Si le suicide cellulaire se dérègle, a-t-on pu montrer, alors survient la mort par prolifération de ce qui refuse de mourir (les tumeurs cancéreuses) ou par extinction de ce qui devrait vivre (les neurones dans les maladies dégénératives). p. 170

« L’organisation de la vie a été définie par sa connectivité : atomes formant des molécules, molécules formant des cellules, cellules formant des organes, organes formant des créatures, créatures formant des familles, familles formant des communautés. Chaque niveau est compris comme une étape du développement de la vie. Si nous pouvions grâce aux capacités de calcul faire en sorte que les communautés soient reliées en temps réel, nous introduirions un niveau supplémentaire au sein de l’espèce humaine qui rendrait difficile la définition précise d’un être humain. Cela élargirait notre manière d’opérer en tant qu’espèce vivante. La vie artificielle peut réellement être pensée comme une étape supplémentaire dans le cours de l’évolution. p. 171

La question fondamentale n’est pas de savoir si les machines pensent, mais si les hommes pensent. Le mystère qui entoure une machine pensante entoure déjà l’homme pensant.  p. 173

L’homme est déterminé par les contraintes biologiques de son espèce et par les aléas de son histoire individuelle. p. 175

Nous sommes le pur produit des caractéristiques de notre espèce ainsi que des circonstances qui nous ont façonnés. Le reste n’est que préjugé philosophique.p. 176

Après l’avoir tenté, le behavioriste le plus convaincu, le neurobiologiste le plus fanatique ne s’aventureraient plus à réduire Proust ou Mozart aux réactions d’une boîte noire ou à l’état de leurs neurones. Ils concèdent qu’une condition nécessaire (le système nerveux ou le cerveau, par exemple) n’est pas, en l’occurrence, une condition suffisante quand il s’agit d’expliquer ce qui est essentiel à l’homme, à savoir : sa vocation à incarner des valeurs susceptibles de changer le monde. Reste à vouloir continuer, il est vrai, à assumer semblable vocation. p. 177

Peter Sloterdijk décrit de manière assez mesurée comme l’échec de l’humanisme : des êtres chez lesquels prédominent les forces de désinhibition et qui accordent les pleins pouvoirs aux possibilités d’intensifier le vide qu’ils creusent en eux. Sommes-nous victimes d’une régression vers l’élémentaire ou bien engageons-nous l’aventure d’une mutation ? La question mérite d’être examinée. pp. 179-180

Les sciences ont poursuivi l’objectif de « naturaliser » les comportements humains, en leur assignant une origine toute biologique, en dissipant comme illusoire la notion de libre arbitre.
p. 181

l’histoire achevée et la citoyenneté planétaire ayant mis un terme à la dialectique du maître et de l’esclave, l’homme serait promis à un éternel présent et à la satisfaction définitive de ses aspirations. p. 182

Exit l’« être de désir », soumis jusqu’à présent à une ruineuse fuite en avant. Place au citoyen de l’État planétaire, qui n’aurait plus qu’à consommer les fruits de la civilisation. pp. 182-183

« Comment pourrions-nous déterminer cela même qui nous détermine ? Comment les hommes pourraient-ils agir sur une puissance extérieure à la volonté humaine1 ? » Vieille question qui fait le fond de la tragédie grecque et à laquelle répond le héros : se savoir victime du destin mais s’attacher à faire comme si l’on était responsable de ce que les dieux vous imposent – telle est la formule du défi tragique qui suppose, à tout le moins, une combativité et une insolence hélas, devenues, exceptionnelles chez les hommes. Les héros sont plus que jamais fatigués…pp. 192-193

Le rêve de Descartes – “se rendre maître et possesseur de la nature” – a mal tourné. Il serait urgent d’en revenir à la “maîtrise de la maîtrise”. p. 195

« Il va nous falloir apprendre à penser que, la catastrophe apparue, il était impossible qu’elle ne se produise pas, mais qu’avant qu’elle ne se produise, elle pouvait ne pas se produire. C’est dans cet intervalle que se glisse notre liberté. p. 199

L’immaîtrise est le nouvel idéal régulateur et elle implique à terme l’annulation même de l’initiative humaine. Seule devrait en effet se maintenir, en un premier temps, une activité technique délibérée, consistant seulement à modifier les conditions initiales de systèmes complexes qui seront soumis ensuite à leur dynamique propre. pp. 199-200

« La recherche fondamentale, c’est quand je fais ce que j’ignore être en train de se faire. »
 p. 200

: « De nos jours, écrivait-il dans Minima Moralia, être conscient de soi ne désigne plus que la réflexion que l’on fait sur le moi, en prenant conscience de ses limites, de son embarras et de son impuissance : c’est savoir qu’on est rien. pp. 202-203

Nous avons désormais affaire, ai-je suggéré, avec des hommes disposés à se débarrasser de leur intériorité au profit d’une étourdissante propension à communiquer tous azimuts les signes de leur subjectivité appauvrie. Nous sommes entourés d’êtres humains qui se sont habitués à ce qu’on les traite comme des boîtes noires dans lesquelles entrent des informations qu’on mesurera à la sortie, afin d’en mieux ajuster les prochaines. Nos contemporains considèrent de plus en plus leur corps comme un simple matériau remodelable et même remplaçable. p. 203

L’humanisme est devenu impraticable dans les termes que les philosophes issus de la Renaissance européenne lui ont appliqués.p. 204

Notre monde n’est viable que parce que nous y nouons des relations les uns avec les autres.
pp. 207-208

Les utopies posthumaines accomplissent la fonction critique de toute utopie : percer à jour les folies du monde réel, derrière l’imaginaire ou les fantasmes qu’il produit, afin d’orienter le présent vers un avenir désirable. p. 208

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