L'ironie de
l'évolution , Thomas Durand, Le Seuil
La manière dont nous parlons
du vivant véhicule des idées de mécanismes et d’intentionnalité, exactement
comme nous parlons de nos propres réalisations, de nos inventions, de nos
créations. Cela fait problème, car si le langage humain a toutes les raisons
d’être anthropocentriste, la nature, elle, n’a aucune raison de se plier à ce
langage.
Il nous faut apprendre à
nous méfier des conclusions vers lesquelles se hâte notre cerveau avant même
qu’on s’en avise. Puisque nous sommes le fruit de la sélection naturelle, des
animaux imparfaits, limités, il est bien possible que notre cerveau ne soit pas
toujours capable de raisonner objectivement, et que certaines vérités
contredisent notre intuition, voire heurtent notre sensibilité.
Comprendre pourquoi les
arguments de la science sont si souvent impuissants à convaincre ceux qui se
disent « sceptiques » et ont leurs raisons de refuser une théorie
pourtant centrale dans les sciences du vivant.
Les individus les plus ignorants
d’une discipline surestiment leur compétence ; dans le même temps, les
plus savants la sous-estiment (notamment parce qu’ils ont une meilleure idée de
l’étendue de leur ignorance). Cela participe au relativisme ambiant qui veut
voir dans les théories scientifiques des opinions comme les autres auxquelles
il n’y a pas de raison particulière de se fier. Tout le monde veut avoir le
droit d’avoir raison.
Si cet internaute parvenait
à un accord entre la science et son texte sacré, il devait pour cela nier le
registre fossile et attaquer les méthodes de datation radiométrique, inventer
des explications sur la source et le devenir de l’eau nécessaire au Déluge
(quatre fois le volume d’eau actuellement présent sur Terre), et réfuter en
bloc à peu près toutes nos connaissances en génétique, en embryologie, en
agronomie, en géologie, en astronomie, en écologie et en biologie moléculaire.
À ce prix, qui me semblait exorbitant, il obtenait un monde conforme à ses
attentes. Ma rencontre avec cette fascinante faculté de nier la réalité est à
l’origine du projet du livre que vous lisez.
Face à la force de nos
impressions, de nos intuitions, de nos convictions, et de ce que nous appelons
le bon sens, que vaut la parole à peine compréhensible d’un expert ?
Le véritable débat
scientifique n’est pas un sondage d’opinion où celui qui déploie la meilleure
rhétorique peut emporter les suffrages et revendiquer la vérité. La
« science citoyenne » que d’aucuns souhaitent ne doit pas conduire à
penser que l’opinion ou la conviction de chaque citoyen devrait avoir la même
valeur que l’expertise d’un scientifique quant à la validité d’un énoncé
scientifique spécialisé.
Les faits ne s’intéressent
pas au jugement que le peuple porte sur eux, et le peuple devrait s’en
accommoder dans la mesure où les faits non assujettis aux changements d’opinion
garantissent entre autres choses la stabilité du kilogramme, du millimètre et
de la seconde, à défaut de celle du prix du gaz.
La science n’est pas un
projet de société*8, ni un programme politique ni une démarche visant à rendre
les gens heureux ; elle est un moyen de comprendre le monde tel qu’il est.
Elle ne dit rien sur ce qu’il devrait être, elle se contente de nous permettre
d’avoir un avis éclairé sur la question.
L’une des principales
caractéristiques d’une théorie scientifique, comme l’a mis en exergue Popper,
est qu’elle doit être réfutable, c’est-à-dire qu’il est possible de formuler
des propositions, des prédictions qui, si elles s’avéraient, démontreraient que
la théorie est fausse.
Les débats continuent pour
déterminer à partir de quel stade l’embryon devient un être humain à part
entière. Si le consensus est si difficile à obtenir, c’est parce qu’il n’y a
pas de réelle discontinuité dans la nature de l’individu entre sa conception,
son développement, sa naissance ou sa mort. Il n’est jamais aisé de déterminer
quand la vie commence, ni quand elle finit, comme le prouvent les polémiques
sur l’euthanasie. Nous sommes face aux limites de notre cadre de lecture sur
ces questions. Il est possible que la vie ne soit pas un phénomène particulier
en soi, mais simplement le prolongement de l’organisation de la matière, ce qui
est à la fois frustrant et enthousiasmant.
Notre plus lointain ancêtre
commun, couramment appelé LUCA (cf. note 11), est un organisme théorique qui a
vécu dans une fourchette de 3,6 à 4,1 milliards d’années dans le passé. Ce
lignage unique a pour résultat l’universalité du code génétique. Les mêmes
triplets d’ADN codent l’un des 20 acides aminés utilisés par les organismes
terrestres*17. C’est un point commun d’une importance considérable, un peu
comme si tous les êtres humains parlaient une seule et même langue à peine
affectée ici et là par un accent plus ou moins rustre ou chantant.
Les espèces sont donc des entités
historiques caractérisées par une continuité spatiotemporelle. Pour Hull, cela
leur confère un caractère d’individu : limité dans le temps et l’espace.
De même qu’il faut
distinguer la carte du territoire, il convient de comprendre que le paysage conceptuel
n’est pas le parfait reflet du monde réel. Cela appelle à un peu plus
d’humilité dans la portée que nous voulons attribuer à nos catégorisations.
On peut espérer que la
compréhension de l’évolution qui s’améliore continuellement débouche sur un renouvellement
de notre manière de considérer les lignées évolutionnaires qui conférera à
l’espèce un sens plus en adéquation avec la réalité,
Nous vivons une époque où
l’ignorance, parfois, devient un choix ; il est manifeste que certains
« antiévolutionnistes » choisissent délibérément de ne pas
s’instruire.
La mort peut survenir pour
des raisons imprévisibles, et pour tout dire, idiotes. Ce n’est pas toujours le
plus fort, le plus rapide ou le plus agressif qui survit, mais parfois le plus
chanceux, en toute rigueur le suffisamment chanceux.
Résumé des grands faisceaux
de preuves qui ont conduit les scientifiques à établir un modèle explicatif de
l’état actuel du monde vivant. Ce modèle, qui décrit l’évolution des espèces à
partir d’une ascendance commune, se fonde d’abord sur une série de principes
appuyés sur l’observation. 1. Il naît plus d’individus qu’il n’en peut survivre
dans l’environnement naturel ; cela implique une compétition intra- et
interspécifique pour les ressources. 2. Les individus présentent tous des
différences mutuelles, et cette variabilité possède une forte composante
génétique. 3. La compétition conjuguée à la variabilité conduit à différents
taux de survie et de reproduction des individus. Les caractères les plus
avantageux seront plus souvent transmis à la génération suivante. Ces principes
darwiniens sont essentiellement le résultat de la combinaison des mutations
génétiques et des différentes facettes de la sélection naturelle.
Les espèces apparaissent au
fil du temps selon un ordre qui voit s’accumuler dans les organismes de plus en
plus de caractères particuliers.
Ce regard sur la nature
n’est pas exactement nouveau : Natura non facit saltum (« La Nature
ne fait pas de saut ») écrivait Leibniz qui se souvenait de ce qu’en avait
dit Aristote. Mais regardons quelle est la conséquence du principe de
continuité de la nature. S’il y avait discontinuité entre les espèces, entre
les genres, entre le vivant et le non-vivant, ou entre l’humain et l’animal,
alors on pourrait légitimement en appeler à un phénomène surnaturel, l’acte
d’un créateur ou d’un designer, pour rendre possible ces sauts qualitatifs, ces
changements de nature fondamentaux. En revanche, si tout est continuum, la
matière peut s’arranger avec elle-même en conjuguant ses propriétés pour
produire la diversité et la complexité que nous observons. Cela explique la
relation conflictuelle particulière que la théorie de l’évolution entretient
avec le monde des religions (cf. chapitre 4).
L’expression « vérité
scientifique » est en soi un paradoxe, car la science moderne admet
qu’elle ne fournit aucune vérité, mais seulement des modèles représentatifs de
la nature.
Nombre de croyants doutent
en réalité, mais ils ne sont pas censés douter quand ils affirment leur credo.
Comprendre la réalité
humaine, ses dynamiques, ses multiples dimensions.
Mot issu d’une légende
persane ou les trois princes de Serendip font preuve d’une « sagacité
accidentelle » en utilisant des indices inattendus pour se tirer
d’affaire. La sérendipité consiste à faire une découverte « par
erreur », tandis que l’on cherche autre chose, grâce au hasard et à
l’intelligence. Sur ce sujet, voir le livre de Sylvie Catellin :
Sérendipité, du conte au concept, Seuil,
La manière dont nous
pensons, dont nous regardons le monde, est le résultat du fonctionnement d’un
organe : le cerveau.
La nature subit une
anthropomorphisation : nous lui attribuons des qualités humaines qui nous
aident à lui donner du sens. Cela conduit à l’illusion d’agent, notoire dans
les anciennes mythologies où chaque phénomène naturel est personnalisé par un
esprit, un agent, une divinité : le Soleil, la Nuit, le Vent, etc.
Nous avons tous, dans la
perception du monde qui nous entoure, des tendances analytiques intuitives qui
sont en partie l’héritage d’un avantage qu’elles conféraient aux générations
antérieures. Ces prédispositions sont utiles pour survivre dans la nature ou
pour adapter notre comportement, mais quand il s’agit d’examiner de manière
rationnelle notre environnement pour en analyser le fonctionnement, nous devons
fournir des efforts considérables.
Nous sommes prédisposés à
attendre qu’un résultat majeur, complexe et de vaste importance, doit
s’expliquer par une cause également majeure, complexe et vaste. À l’inverse
nous attribuons des causes modestes aux événements modestes. L’idée que les
causes doivent posséder des attributs plus grands que les effets qu’elles
produisent remonte à Platon, et Descartes l’utilisait dans sa démonstration de
l’existence de Dieu, puisqu’il lui semblait nécessaire que l’existence d’un
esprit comme le sien soit due à une « chose qui pense », et qui
possède « en soi l’idée de toutes les perfections que j’attribue à la
nature divine ». C’est bien en raison de cette inclination que la théorie
du chaos nous interpelle avec son fameux effet papillon selon lequel un
battement d’ailes de papillon peut déclencher un ouragan à l’autre bout du
monde. C’est une idée fascinante, précisément parce qu’elle viole le sophisme
de proportionnalité inscrit dans nos circuits cérébraux.
À l’origine de l’existence
de millions d’espèces aussi variées que celles qui peuplent la Terre
aujourd’hui, résultat majeur et complexe s’il en est, nous attendons
intuitivement une cause de grande envergure, une cause primordiale absolument
gigantesque et assurément complexe. L’idée que des mutations aléatoires
assorties d’une mortalité différentielle, concept d’une grande simplicité
formelle, puissent remplir ce rôle éveille forcément notre méfiance. Le
sophisme de proportionnalité est une pierre de plus sur le mur qui nous gâche
la vue sur la théorie de l’évolution.
L’erreur fondamentale
d’attribution, est le nom donné à un biais de jugement auquel nous sommes
enclins. Elle consiste à expliquer un événement ou un comportement en favorisant
les causes internes (dispositions, traits de personnalité,
« nature ») par rapport aux causes externes (historique, situation,
contexte), raison pour laquelle on parle parfois de biais d’internalité. Si son
existence ne fait pas de doute, l’explication de son origine n’est pas
complète, et l’étendue de ses conséquences fait toujours l’objet de recherches.
Le même phénomène est à l’œuvre quand nous attribuons nos succès à nos qualités
et nos échecs à… la malchance, l’injustice, la persécution, etc.
Car il s’avère que, de
manière paradoxale, l’absence d’explication constitue pour certains la
meilleure des raisons pour accorder crédit à ce point de vue : « il y
a des choses qui ne s’expliquent pas ».
Les caractères naturels liés
au dimorphisme sexuel (pilosité, hauteur de la voix, force musculaire) existent
bel et bien, mais ne prédisposent pas forcément les individus à adopter les
comportements que la société étiquette masculins ou féminins. L’essentialisme
est un biais omniprésent dans notre rapport au monde, et s’en défaire requiert
des efforts et une pensée critique constante.
Comprendre que les espèces
ne sont rien de plus que les produits dérivés des processus évolutionnaires,
qu’elles sont en quelque sorte des propriétés émergentes et provisoires de la
matière vivante à un moment donné, revient à faire exploser la manière
intuitive que nous avons de regrouper les êtres vivants.
Et par environnement, il
faut entendre non seulement le terrain, le climat, les prédateurs, les
parasites, les pathogènes et les proies, mais aussi et surtout les congénères,
car la vie en communauté est l’un des facteurs prééminents de l’évolution de
notre intelligence. Les interactions sociales jouent un rôle central dans la
forme que prennent nos processus cognitifs.
Le cerveau n’est pas un
organe de perception qui traite de manière objective les informations de
l’environnement. Il est au contraire proactif et fonctionne avec des schémas
préétablis auxquels il compare sa perception.
C’est cet état d’esprit qui
permet à un candidat à l’investiture pour les élections présidentielles des USA
de déclarer en 2012 : « En tant que créatures de Dieu, nous avons été
mis sur cette Terre pour exercer notre domination sur elle, pour l’utiliser et
la gérer avec sagesse, mais à notre bénéfice, pas à celui de la Terre60. »
Cela est intéressant à mettre en exergue
Le syndrome
d’Anton-Babinski, on peut être aveugle et ne pas le savoir*4. Notre espèce
excelle dans la perception des buts, des projets, des plans. La grande force de
notre intellect est d’interpréter les intentions d’autrui, une spécialisation
cruciale qui déteint quelque peu sur l’ensemble de notre esprit d’analyse. Les
théories du complot fleurissent en partie grâce à la tendance qu’a le cerveau
humain à trouver une motivation derrière un phénomène aléatoire, à lire une
intention derrière une coïncidence, et de manière générale à traiter avec la
plus grande méfiance ce qu’on appelle le hasard. C’est ainsi que se nourrit
l’illusion d’agent qui est le troisième grand biais cognitif responsable du
mauvais accueil souvent réservé à la théorie de l’évolution.
La sélection naturelle a tué
les animaux enclins à négliger les signaux de dangers, et elle a favorisé la
survie de ceux qui étaient capables non seulement de percevoir les signaux
réels, mais aussi d’en imaginer d’autres à partir de stimuli sans signification
intrinsèque.
La théorie de l’évolution
apporte une lumière édifiante sur l’origine des systèmes de croyance.
La langue française a été
façonnée par les interactions entre des locuteurs qui n’avaient pas idée de ce
qu’ils étaient en train de construire.
Il existe donc des
mécanismes inconscients par lesquels notre cerveau oriente nos choix, nos
décisions, nos actes en fonction de ce que nous pensons savoir. Cet inconscient,
qui ne doit rien à Freud, est aux commandes chaque fois que nous ne prenons pas
la peine d’examiner les faits et les arguments rationnels avant d’agir.
Les grands mythes
explicatifs du monde ont tous en commun que le hasard n’y joue aucun rôle. Jamais.
Il y a toujours des plans divins : les catastrophes sont intentionnelles,
et comme elles viennent punir une faute, elles ne surgissent pas sans raison.
Le raisonnement ne sert plus
uniquement à distinguer le vrai, mais aussi et surtout à avoir raison, même en
l’absence de faits probants, à gagner le débat.
Et comme nul n’est jamais
plus convaincant que lorsqu’il croit sincèrement ce qu’il défend, ces biais
concourent à aveugler l’individu sur les failles de son propre argumentaire.
Dans ce contexte, les biais cognitifs ne constituent pas des défauts que la
sélection naturelle aurait dû éliminer, mais ils assurent au contraire une
fonction tout à fait importante. Cela explique que des gens très intelligents
soient souvent extrêmement doués pour persévérer dans l’erreur : leur
intelligence ne leur sert pas (ultimement) à reconnaître la vérité mais à
trouver des arguments pour défendre leur opinion. CQFD.
C’est parce que nos ancêtres
ont survécu en cherchant toujours à évaluer la valeur des arguments de leurs
contradicteurs, pratique qui a façonné des générations d’individus
« programmés » à employer leur intelligence à convaincre les autres
pour avoir raison (y compris en dépit des faits), que des penseurs
contemporains défendent le relativisme cognitif et revendiquent un droit qu’ils
estiment naturel d’avoir raison même quand ils ont tort.
La science a certes quelques
magnifiques réussites à son actif mais à tout prendre, je préfère de loin être
heureux plutôt qu’avoir raison. DOUGLAS ADAMS, Le Guide du voyageur galactique,
1979
La pensée religieuse a pour
avantage inestimable de pouvoir compter sur le jugement intuitif du cerveau
humain qu’elle conforte dans une certaine vision du monde qui rend les
explications scientifiques moins convaincantes et surtout moins attrayantes79.
États-Unis pays, où est
réalisée une part considérable de la production scientifique mondiale, est
aussi le pays industrialisé où l’on enregistre le plus fort taux de
religiosité.
La science et la religion
cohabitent mal dans un seul et même cerveau.
Or, le transformisme
lamarckien qui demeure le mode privilégié de compréhension de l’évolution a des
airs de famille avec un créationnisme dans lequel Dieu change de nom pour se
faire appeler Nature.
Les mythologies sont
remplies de récits sur l’origine du monde. Contrairement à ce qu’on avance
souvent, il n’y a pas de caractère universellement partagé par tous ces mythes,
un noyau qui serait présent partout et qui pourrait faire figure de germe de
vérité révélée à l’ensemble des peuples. Ces récits sont en fait extrêmement
variés, même s’ils suivent des schémas récurrents. En premier lieu, ces récits
n’imaginent pas forcément un début ex nihilo au cosmos. Pour les Grecs, par
exemple, le chaos préexiste de toute éternité. Dans la philosophie indienne du
Sāṃkhya la forme primitive (la nature originelle) nommée Prakriti joue le même
rôle. L’acte créateur revient à donner une forme à ce matériau éternel, ce qui
exclut un début ou une fin à l’univers. Dans un certain nombre de mythologies, le
temps est cyclique, et là aussi l’univers ne saurait avoir de fin ou de
commencement. D’emblée, cela va à l’encontre des mythologies plus familières
comme les récits abrahamiques qui posent une origine à l’espace et au temps. On
en déduit, s’il en était besoin, que ces récits ne peuvent être vrais en même
temps, puisqu’ils se contredisent. De manière invariable, le créateur, ou cause
primale (le plus souvent anthropomorphe), est incréé, il n’a donc pas de cause
en dehors de lui-même.
Savants et profanes ont
cessé de croire en la véracité d’une grande partie des récits originels pour
deux raisons principales : 1) la connaissance du monde a progressé,
la science apportant des réponses ; 2) le monothéisme a imposé sa
façon de voir par la force ou a éradiqué les vieilles croyances en les
phagocytant (le sapin de Noël, l’œuf de Pâques, les divinités mineures
recyclées en saints, etc.). La destruction des anciennes
Certains phénomènes qu’ils
jugent mal expliqués par la théorie de l’évolution, comme l’apparition de
l’intelligence, de la conscience ou de l’information génétique.
AU NOM DE QUOI NIE-T-ON
DARWIN ? Les modèles non-naturalistes destinés à expliquer l’origine des
espèces n’ont pas une nature extraordinairement variée. Presque tous, à travers
l’histoire, et dans le monde entier, relèvent de la religion, car l’explication
est en définitive toujours une facette du même concept : Dieu. Bien sûr,
la réponse « Dieu » consiste à expliquer l’apparition de la
complexité des êtres vivants par l’action d’une entité nécessairement plus
complexe, laquelle requiert à son tour une explication, sauf qu’elle est
explicitement définie comme inexplicable, et donc vide, malheureusement, de
tout pouvoir explicatif.
L’intelligence telle que
nous la concevons résulte du raffinement de l’adaptation des animaux à leur
milieu et à leur organisation sociale.
L’intelligence n’est donc
pas le fruit du hasard, mais l’un des produits attendus des processus
évolutionnaires.
Une immense majorité de la
population humaine a cru ou croit en l’existence d’un dieu. Il semble valide de
supposer que ce genre de croyance est un phénomène naturel, intuitif, qui
découle des structures cognitives de l’humain107.
L’être humain serait doté
d’une tendance interne à croire en l’existence d’entités invisibles
ordonnatrices du monde.
Platon et Descartes
considère que le monde se sépare en deux sphères, l’une physique et l’autre
mentale / spirituelle. Ces deux sphères ont depuis été corrélées à
deux systèmes cognitifs distincts décrits récemment dans notre cerveau, l’un
pour les objets physiques, l’autre pour les considérations sociales (et qui
découle plus ou moins directement de la théorie de l’esprit)112. On pourrait
voir dans ces deux systèmes l’origine biologique du point de vue des deux
philosophes. On parle d’intuition dualiste, car elle est présente chez les très
jeunes enfants à un degré plus grand que celui que l’on trouve chez les
adultes*13. Cela signifie que si la culture est nécessaire pour donner une
forme à la croyance (le paradis ou la réincarnation par exemple), la croyance
est déjà présente dans le cerveau.
Les entités divines sont
très anthropomorphiques, sinon dans leur forme, au moins dans leur
cognition ; les croyants attribuent aux dieux une mémoire, des
perceptions, des raisonnements, des motivations très humaines. Dans le cas des
monothéismes où Dieu est une entité à la fois plus abstraite et plus
construite, donc moins intuitive, les adultes sont parfaitement capables de
décrire un dieu « théologiquement correct » mais, dans la
manipulation quotidienne du concept, ce dieu n’est plus conforme à la
théologie, il perd certains attributs et retrouve des caractères humains, par
rapport au temps et à l’espace notamment113. Il semble donc que le dieu des
théologiens soit une rationalisation de la croyance, une construction
intellectuelle sans rapport direct avec le dieu des croyants.
Dieu personnel porte bien
son nom. Il devient l’expression, l’explication, le vecteur de la boussole
morale de l’individu : Dieu n’est jamais, ne peut jamais être en désaccord
avec les opinions profondes des croyants.
L’anxiété face à la mort
accroît la croyance inconsciente
Des croyants auxquels
étaient présentés des informations sur les contradictions de la Bible ou bien
des arguments en faveur de l’évolution faisaient l’expérience de pensées
négatives spécifiquement liées à l’angoisse existentielle129.
La fonction initiale de la
religion, ce pourquoi elle reste si présente dans nos sociétés actuelles,
pourrait être de nous aider à étancher la profonde angoisse existentielle que
nous inflige la conscience de la mort.
Adéquation entre nos
comportements, nos expériences, nos perceptions, et un corpus de valeurs qui
constitue notre vision du monde.
Le développement des
premières grandes cités entre 800 et 200 avant notre ère coïncident avec les
débuts des premières grandes épidémies. Le « big bang » des religions
monothéistes à cette époque est peut-être lié aux injonctions sociales qu’elles
véhiculent. Les chercheurs Corey L. Fincher et Randy Thornill ont exploré cette
piste en étudiant la distribution des religions dans le monde actuel :
« Nous avons trouvé que la diversité religieuse est la plus grande là où
il y a le plus de maladies, et qu’elle est la moins grande là où le nombre de
maladies est le plus faible138.
Le pouvoir inconscient du
fondamentalisme et la violence des réactions à tout ce qui pourrait écorner la
vision religieuse du monde. À l’appui de cette thèse, on a montré que la
stimulation des pensées religieuses accroît les préjugés raciaux139, et que la
pratique assidue de la religion est positivement corrélée avec l’expression
violente de la défense de la vision du monde du sujet, allant même jusqu’au
soutien aux actes terroristes140.
Les religions telles
qu’elles se présentent dans leurs particularités n’apparaissent pas ex nihilo
mais émergent d’un paysage culturel.
La croyance religieuse est
« contagieuse » dans le sens où elle résonne avec les opérations
basiques de l’esprit humain147. Elle va dans le sens des biais que nous avons
listés : essentialisme, fixisme, biais téléologique, perception d’agent,
croyance dans un monde juste. Elle va aussi dans le sens du déni de la mort qui
est une motivation cognitive forte.
Il n’existe pas, il ne peut
pas avoir existé un individu qui serait le premier être humain, car il n’y a
aucun critère objectif qui permette de déterminer comment on pourrait le
distinguer de ses parents ou de ses enfants, tout comme il semble aujourd’hui
impossible de citer un caractère qui à lui seul séparerait l’humain de l’animal
(le fameux « Propre de l’homme »).
Dans l’hypothèse où la
pensée critique puisse enfin librement s’exprimer, il serait néanmoins
surprenant que la religion disparaisse jamais vraiment et renonce à revendiquer
la détention d’une vérité supérieure, parce que notre espèce porte dans son ADN
des aspirations à la religiosité, qui pourraient bien être, mine de rien, un
trait fort caractéristique du portrait-robot de l’être humain, disons-le ainsi
pour éviter d’invoquer une énième fois un hypothétique et discutable propre de
l’homme.
L’esprit humain, étendu
d’une idée nouvelle, ne regagne jamais ses dimensions originales. OLIVER
WENDELL HOLMES
Telle une peau de chagrin,
la notion de propre de l’homme s’amenuise à mesure que se développent les
connaissances sur le monde animal. À n’en pas douter, notre espèce est
spéciale, mais peut-être pas assez pour que son originalité s’impose
d’elle-même. Comme on l’a déjà dit, il n’y a aucune raison objective de penser
qu’existe une discontinuité entre l’humain et le reste du monde animal.
Notre intelligence est un
outil qui sert à faire émerger du sens à partir des informations collectées.
La vie est un processus
inscrit dans le temps et dans la matière. Elle nous confirme que nous ne sommes
que des épiphénomènes sans importance intrinsèque, indéniable blessure à notre
amour-propre.
L’évolution est placée au
banc des accusés sur le plan de la morale.
Nous sommes conditionnés par
l’histoire naturelle pour éprouver des sentiments réciproques les uns envers
les autres. Nous sommes des animaux sociaux dont le grand avantage
évolutionnaire fut, et demeure, notre aptitude à coopérer efficacement. Nous
n’avons pas pour habitude de nous débarrasser d’un enfant un peu plus faible
que les autres. Au contraire, nous le protégeons davantage. Nous sommes même
capables de nous investir dans l’éducation d’un enfant qui n’est pas le nôtre.
Même au niveau de nos
jugements moraux, il n’y a aucune raison de supposer une discontinuité entre
l’humain et la nature. Le problème de cette continuité, c’est qu’elle rend plus
aiguë la question de la justification de nos « vérités » morales.
Qu’est-ce qui nous permet de juger que notre morale actuelle est meilleure que
celle de l’Inquisition du XVIe siècle ? Quel critère permet d’établir
que l’Occident du XXIe siècle est moralement supérieur à Daesh ?
Comment répondre en l’absence d’une référence absolue de ce que sont le bien et
le mal ?
Dans nos sociétés, la
boussole morale est depuis longtemps incrustée dans les systèmes religieux,
tant et si bien qu’on a fini par croire que la morale était le produit des
religions, et qu’en dehors de ces dernières les bas instincts animaux nous
conduisaient vers de mauvais comportements. Or
Les antiévolutionnistes ne
posent pas que des questions stupides : l’existence de la moralité pose en
effet un défi aux biologistes. C’est une vraie question scientifique,
passionnante, de trouver par quels phénomènes nous avons acquis les codes
moraux qui représentent une bonne partie de ce que nous sommes en tant qu’espèce
et en tant qu’individus.
Ce défi n’est pas seulement
celui de l’évolution, c’est celui de la science. Il faut accepter qu’elle ne
soit pas conçue pour nous faire plaisir et pour épargner nos susceptibilités.
On ne doit pas refuser une théorie parce qu’elle suscite chez nous des
sentiments négatifs, de l’angoisse ou de la frustration.
Grâce à la compréhension de
l’histoire naturelle que nous apporte la théorie de l’évolution, nous avons la
chance de vivre à une époque où l’intellect, la raison, la philosophie et
l’histoire nous conduisent à la conclusion que le sens de la vie dépend de ce
que nous en ferons.
Durand, Thomas. L'ironie de
l'évolution (Science ouverte) (French Edition) . Le Seuil. Édition du Kindle.
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