LA FIN DE
L’INDIVIDU, Voyage d’un philosophe au
pays de l’intelligence artificielle, Gaspar Koenig Edition DE FACTO
L’OBSERVATOIRE LE POINT
». Entamer une
relation affective avec un robot ne représente pas l’avant-garde du progrès,
mais au contraire une terrible régression pour notre civilisation.
La discussion sans fin
autour des valeurs, la frontière perpétuellement contestée entre les
préférences individuelles et l’utilité commune, l’impossibilité de trancher les
questions morales une fois pour toutes ne sont pas le signe d’une défaillance
de l’esprit humain comme le pense absurdement Bostrom12, mais au contraire une
preuve de progrès social et culturel.
Lutter contre deux
millénaires de dualisme pour accepter qu’il n’y a pas un esprit recevant les
informations du corps et lui donnant des directives en retour, mais un
organisme unique s’exprimant sous des modalités diverses. Comme l’écrit
Spinoza, « la substance pensante et la substance étendue sont une seule
et même substance, qui se comprend tantôt sous l’un, tantôt sous l’autre
attribut17 ».
Les économistes se moquent
volontiers de cette « fin du travail » fantasmée par les
sociologues ou les politologues…./« la tech crée toujours davantage de
jobs qu’elle n’en détruit ». En imaginant des produits et des services
qui n’existaient pas la veille, elle génère automatiquement de nouveaux
marchés, multipliant les opportunités
Au fond, nos peurs reflètent
notre tendance naturelle à enfermer l’avenir dans les paramètres du présent.
Loin des chambres de bonne
auxquelles nous sommes habitués en France, ce sont de véritables institutions,
occupant des immeubles entiers, dotés de budgets de plusieurs dizaines de
millions de dollars, et mobilisant des chercheurs du meilleur niveau
académique. Ils tissent un lien vital entre le monde de la politique et celui
de la recherche, lien qui nous manque cruellement dans notre société française,
trop confiante en la gestion administrative des affaires publiques.
Un algorithme pour estimer
automatiquement l’âge des os, sur la base de milliers de radios labellisées et
stockées sur des serveurs informatiques.
Les formes traditionnelles
de perception et de savoir restent nécessaires en amont, même si elles
deviennent invisibles une fois que l’algorithme a atteint sa maturité.
L’IA ne fera disparaître que
les métiers dont la pratique ne demande aucune appréhension du contexte, aucune
interaction avec l’environnement extérieur, aucune initiative fondée sur la
connaissance d’autrui.
Le système économique actuel
comme un capitalisme de rente produisant environ un tiers de fonctions
inutiles, destinées à perpétuer des mécanismes bureaucratiques, à entretenir
l’illusion d’une activité débordante ou à simplement à conforter des ego.
Quel algorithme pourra
jamais produire des rapports inutiles ? Le FMI s’y est essayé sans succès
pour ses papiers d’analyse pays. Pour faire semblant de donner du sens à un
document qui par nature n’en a pas, il faut toute l’ingéniosité d’un esprit
humain…
La menace n’est pas tant le
surgissement de l’IA dans le monde réel que la transformation du monde réel
pour accommoder l’IA.
La peur de l’automatisation
est devenue la forme contemporaine du mépris de classe.
Les applications industrielles de l’IA, qui se
développent de manière fulgurante, tendent à éliminer le choix individuel de
nos existences.
« la fin du libre
arbitre » caractérisait l’ère de l’IA.
Très forte prédictibilité
des utilisateurs de Facebook, se conformant de manière quasi systématique à ce
que les data permettent d’anticiper. Dans un monde déterministe, il faut
contrôler en amont le comportement du citoyen, plutôt que de le sanctionner en
aval.
Impossible d’échapper à
soi-même.
Chacun est nudgé en fonction
des données qu’il a fournies et qui permettent d’identifier son comportement
précis. Le nudge est doublement déterminé par la prise en compte du bien-être
de l’utilisateur d’une part et de l’utilité collective d’autre part. C’est en
cela qu’il est éminemment politique.
« Votre cerveau est
programmable. Vous avez juste besoin du code.
« behaviourisme
radical », pour me convaincre que les comportements humains sont le
produit de leur environnement par une boucle continuelle d’action et de
rétroaction.
Trump n’est pas un président
qui twitte, mais un twitto élu président par la logique même du retweet. Les
esprits les plus fins s’abîment à proférer des jugements définitifs en 280
signes.
Par le jeu des data,
Internet est devenu un espace qui, loin d’accueillir les différences, renforce
les ressemblances.
« Dans l’avenir, les
gens seront transparents », promet également Fan. Les algorithmes de
Baihe corrigent la tendance naturelle à la vantardise et à la dissimulation.
Bientôt, on comprendra que plus rien ne sert de faire semblant si l’on veut bénéficier
des avantages de l’optimisation.
Ceux qui tentent de feinter
l’algorithme vont-ils être dénoncés pour comportement antisocial ?
Henry Kissinger dans The
Atlantic considère l’IA comme le début de la fin des Lumières.
Les applications
industrielles, telles qu’elles sont conçues aujourd’hui, mettent en péril la
capacité de choix individuel en multipliant sur une base utilitariste les
techniques de nudge.
La question posée par
Foucault est tout simplement celle des Lumières. Penseurs et réformateurs
avaient voulu affranchir l’homme de ses tutelles extérieures, qu’elles soient
politiques, économiques ou intellectuelles. Ils ont si bien réussi que les
technologies issues d’une société libre œuvrent aujourd’hui à rétablir la pire
des tutelles, une tutelle intérieure, gouvernant les choix les plus intimes au
nom du bien-être individuel et collectif. C’est en ce sens que l’homme pourrait
s’effacer, comme à la limite de la mer un visage de sable, comme au milieu du
sable le visage consumé du Burning Man.
Adaptation institutionnelle
aux technologies.
Des algorithmes de
reconnaissance faciale ont pu confondre tragiquement des visages noirs avec des
singes, faute d’avoir été entraînés sur une base suffisamment représentative de
la population.
L’homme n’est plus un producteur
conscient de connaissances mais un récepteur passif d’informations.
L’officier dit : Ne
raisonnez pas, exécutez ! Le percepteur : Ne raisonnez pas, payez
! Le prêtre : Ne raisonnez pas, croyez ! Voilà comment Kant
décrivait les âges sombres de soumission et d’ignorance, que les Lumières
devaient dissiper en donnant à chacun le courage de se servir de son propre
entendement. Sapere aude ! Ose penser ! Voilà qui augurait d’un
avenir meilleur. Sauf qu’aujourd’hui à nouveau le psychologue dit : Ne
raisonnez pas, vous vous trompez ! Le neuroscientifique : Ne
raisonnez pas, vous vous illusionnez ! L’économiste : Ne raisonnez
pas, vous vous ruinez ! Et finalement l’informaticien : Ne
raisonnez pas, laissez-moi faire. Tous ont d’excellents arguments. C’est
d’ailleurs le cœur du paradoxe : la machine a ses raisons que la raison
ne connaît plus.
« C’est parce que je
n’étais point un adversaire de la démocratie que j’ai voulu être sincère avec
elle », précise Tocqueville dans son avertissement. J’aimerais en dire
autant de l’IA.
« en quoi sommes-nous
uniques ? » La création n’est plus l’exaltation du moi mais sa
dissipation. Ce n’est plus l’artiste qui fait l’art ; c’est l’art qui
élimine l’artiste.
Sans illégalité, la légalité
ne se vide-t-elle pas de son sens ?
De même que l’âge industriel
a donné naissance à la personnalité morale des entreprises, l’ère numérique
devrait nous permettre de penser la responsabilité juridique de l’algorithme.
Tout Noir sera mécaniquement
jugé à risque. L’algorithme enferme l’individu dans une identité qu’il ne s’est
pas choisie.
L’IA est avide par nature
», m’explique-t-il. Pourquoi avide (« greedy ») ?
Parce qu’elle optimise les données du groupe majoritaire pour dégager des
régularités immédiates, en se souciant peu des divergences.
Ainsi l’IA pourrait-elle
parvenir à un traitement « aveugle » des situations individuelles,
qui constitue depuis l’Antiquité un idéal d’équité : ce n’est pas un
hasard si Thémis, déesse de la justice, est représentée les yeux bandés.
Appliquée à la gestion des rapports sociaux, l’IA pourrait donc nous aider à
surmonter ou du moins à laisser de côté nos préjugés individuels, en phase avec
les préoccupations actuelles de l’intelligentsia américaine.
Une question devient
véritablement centrale quand elle cesse d’être traitée de manière isolée. On a
pu voir ce processus se produire pour l’environnement.
Algorithmes et
responsabilité sociale sont les deux facettes d’un inquiétant retour de la
morale collective.
Équité algorithmique,
explicabilité des décisions, concurrence, vie privée, anonymat, propriété des
données : tous les problèmes soulevés par l’IA sont sur la table.
Par sa capacité à intervenir
de manière précise sur nos choix, l’IA contrôle les individus de manière plus
intime que la loi et plus efficace que la violence légitime. Nous continuons à
faire comme si de rien n’était, entretenant le théâtre d’une délibération
collective là où le véritable pouvoir normatif a d’ores et déjà été transféré
aux algorithmes. Consciemment ou non, les citoyens ont fait sécession en
emportant leurs data avec eux. Ils se sont offerts à un nouveau maître.
L’IA met à mal la notion de
représentativité politique :
Déterminer une volonté
générale à la majorité absolue, fût-ce par référendum, semble bien simpliste et
imprécis par rapport à l’optimisation des préférences individuelles dont les
algorithmes sont capables : pourquoi ne pas laisser une IA, nourrie par
les opinions des citoyens, trancher les questions de politique publique36
Les gouvernements
aujourd’hui sont loin d’être tranquilles ; ils s’affairent en tous sens
pour tâcher de démontrer leur légitimité : mais n’est-ce pas l’agitation
du désespoir, le chant du cygne du système représentatif ?
Une société automatisée, où
les citoyens sont de plus en plus pris en charge dans leurs choix par des
robots, ne vont-ils pas simplement se retirer du processus démocratique,
laissant le terrain libre aux autocrates ?
C’était déjà l’inquiétude de
Tocqueville : dans une société individualiste où le goût des jouissances
matérielles éloigne les citoyens de l’intérêt public, les décisions collectives
pourraient être confiées avec insouciance au premier qui voudrait bien s’en
charger.
Si mon bien-être est assuré
de manière optimale par une myriade d’apps et d’objets connectés, à quoi sert
de voter pour un représentant ?
La tech a fait naître en
nous une exigence de service qu’aucune Déclaration des droits de l’homme ne
pourrait remplacer.
On voit ainsi comment
pourrait naître une forme de gouvernance par l’utilité, assurée de manière
diffuse par des IA en réseau. Les plateformes pourraient effectuer bien mieux
que les gouvernements le calcul des plaisirs et des peines.
Le rhizome est une tige qui
court souterrainement, suivant sa propre logique, en se manifestant
aléatoirement sous forme d’orties ou de roseaux. Autrement dit, ce n’est plus
l’individu qui se branche sur un réseau, mais le réseau lui-même qui génère une
illusion d’individu. Est-ce un hasard si Deleuze décrit la progression du
rhizome comme un phénomène « machinique40 » ? Le jour où
Replika pourra deviner et orienter nos pensées intimes, l’IA aura prouvé que la
personnalisation la plus précise s’accompagne d’une désindividuation sans
retour : si mes processus émotionnels et intellectuels deviennent de
simples variables agrégées avec des millions d’autres données et traitées par
des algorithmes anonymes, que reste-t-il du « moi » ? Loin de
constituer une entité autonome, capable de jugement et de décision, le sujet
devient une simple émanation provisoire de flux qui le dépassent. La pensée de
la multiplicité se substitue à une ontologie de l’arborescence. Mille Plateaux
donne ainsi une valeur positive à la mort de l’homme annoncée par Foucault et
mise en scène par le Burning Man. Enfin, nous allons pouvoir abandonner notre
carapace de subjectivité consciente pour nous laisser entraîner vers des
devenirs révolutionnaires, minoritaires, désirants, pour reprendre le
vocabulaire deleuzien. En soumettant son corps et son esprit à des agencements
inédits, en se laissant dériver le long du rhizome et de ses bifurcations
soudaines, on se rapprochera des flux qui forment l’unité du monde, ce «
plan d’immanence » que Deleuze recherche de livre en livre. Il y a une
forme d’authenticité à accepter le désordre, le chaos dans lequel nous sommes
plongés.
Dans un monde où le progrès
dépend de l’accumulation de données, l’avantage ne passe-t-il pas
irrémédiablement aux pays autoritaires ? La vie privée, autrefois gage de
créativité, ne devient-elle pas un obstacle à l’optimisation ?
L’IA est devenue en Chine le
projet d’une société entière, défini comme tel dans la stratégie nationale
dévoilée par le gouvernement en juillet 2017.
La Chine, totalement
immergée dans la modernité la plus effrénée, mais parcourue de réminiscences
discrètes de sa civilisation plurimillénaire.
Améliorer les techniques
d’enseignement, en décelant les corrélations entre comportement des enfants,
performances scolaires et méthodes du professeur…
L’entrepreneur chinois vient
souvent d’un milieu populaire, où le souvenir de l’extrême pauvreté remonte à
une seule génération
Des français à Shanghai ou à
Pékin se laissent souvent séduire par le modèle chinois. Ils en viennent à se
méfier de nos démocraties décadentes, faites de palabres incessantes et de
prudence excessive.
Une nouvelle ère, où le
« Made in China » désignera non plus la production à bas coût, mais
le paradigme de la modernité.
« le lac des données », point
d’aboutissement des rivières qui jaillissent depuis une infinité de sources
logées dans l’industrie, le gouvernement ou les plateformes (une autre
interlocutrice me dira : « les données sont comme l’eau qui coule
»). C’est une ressource naturelle fondamentale qui permet l’alimentation
des algorithmes, le bien-être des citoyens et la communication entre tous les
secteurs. Ce lac est unique.
Le paradigme chinois se
précise : un lac de données alimenté par des sources variées, exploité
par des géants de l’IA avec la bénédiction du gouvernement et sous le contrôle
attentif de la police. Le citoyen, connecté du matin au soir et du soir au
matin, y gagne bien-être et sécurité. Qui serait assez fou pour s’en plaindre,
dans un pays qui a encore la mémoire vive de la guerre civile et de la famine
?
Et on doit aux autres de ne
pas se refermer en soi-même comme ces ermites condamnés par Confucius. Ne
serait-il pas honteux de « cacher son trésor dans son sein et laisser le
pays courir à sa perte » ? De même qu’il paraîtrait aujourd’hui
égoïste et irresponsable de cacher en son sein le trésor de ses data sans les
partager avec le reste de la communauté…Corollairement, la pression sociale est
source de perfectionnement : « Quand on se promène ne serait-ce
qu’à trois, chacun est certain de trouver en l’autre un maître, faisant la part
du bon pour l’imiter et du mauvais pour le corriger en lui-même. » C’est
en s’observant les uns les autres que l’on peut s’amender individuellement et
progresser collectivement. Comment ne pas y voir une justification
philosophique lointaine du crédit social déployé à grand renfort d’algorithmes
par le gouvernement, qui encourage les citoyens à se noter entre eux en
fonction des services rendus ou de leur contribution au bien commun ?
CCCC désigne le régime en
place : « Chine Capitaliste Confucéenne Communiste ». Voilà
qui semble une excellente description de la Chine contemporaine. Capitaliste
parce qu’elle permet aux entrepreneurs de s’enrichir dans le jeu de la
concurrence. Confucéenne parce qu’elle fait primer le Bien commun sur toute
autre considération. Communiste parce que l’État reste le garant suprême de
l’ordre social.
« L’IA aide le Parti
communiste à augmenter le temps passé à s’abrutir sur un smartphone.
personne, quelles qu’en
soient les conséquences industrielles. Plus de droits, moins d’IA :
l’équation est limpide. La question qui reste ouverte est de savoir si l’on
peut dans ces conditions rester dans le jeu de la compétition économique
mondiale, ou s’il faut se résigner à devenir à plus ou moins long terme une
colonie numérique.
Mes données de santé
permettent d’améliorer la recherche. Mes données de consommation électrique,
désormais captées par les « compteurs intelligents », permettent
d’optimiser la gestion du réseau et donc de diminuer la production d’énergie et
de sauver la planète. Mes données de recherches Internet permettent de mieux
comprendre et prévenir la diffusion de fausses rumeurs. Mes données de
comportement sexuel permettent de limiter certaines épidémies et de mieux
identifier les discriminations. Et mes données génétiques ne
permettraient-elles pas de mieux contrôler l’évolution de la population ?
Quelle est la différence entre le modèle du en même temps et le Bien commun à
la chinoise, sinon que la servitude devient volontaire ?
Passion juive de
l’intelligence. Israël se vante ainsi de compter la plus forte proportion au
monde de citoyens détenant un diplôme scientifique (1,5 %, contre 0,7
% aux États-Unis). Chacun essaye d’être un « besserwisser »,
comme on dit en yiddish : celui qui connaît tout mais aussi qui
questionne tout, sans être freiné par les tabous de la société américaine ni
par la censure du régime chinois.
L’IA répond aux aspirations
de la culture hébraïque, d’abord en proposant un nouveau défi à l’intelligence
humaine et en repoussant les frontières de la science, mais aussi en esquissant
la possibilité d’un savoir universel, capable de résoudre aussi bien les flux
de circulation automobile que les démonstrations spinozistes. Si tout langage
est réductible à la logique et si la logique ne peut se déployer autrement que
par le langage, comme l’envisageait Wittgenstein, alors l’IA pourrait bien
achever la connaissance humaine. Mieux que la Torah
Tension à l’œuvre dans tout
l’écosystème numérique américain. Plus de data, c’est plus d’efficacité. Moins
de data, c’est plus de liberté.
Max Weber avait associé
l’esprit du capitalisme, défini par la création de richesses, avec l’éthique
protestante, qui fait du travail une véritable mission et de l’ascétisme une
règle de vie. Il faut réussir en affaires non pour jouir de sa fortune mais
pour obéir aux commandements bibliques.
Google ne peut être à la
fois efficace et vertueux ; pour servir l’individu, il doit le mettre à
nu. L’IA oblige à dissocier l’esprit du capitalisme et l’éthique protestante.
Voilà pourquoi les États-Unis ont perdu leur vocation, comme je l’ai entendu à
de nombreuses reprises. Jakob ne sera jamais Franklin. On comprend mieux le
tourment de mes interlocuteurs américains, écartelés entre le souci de bien
faire – moralement – et l’impératif de faire mieux –
techniquement. La crise de la morale protestante plonge les acteurs de la tech
dans un trouble réel et les pousse à chercher des alternatives spirituelles,
bouddhistes par exemple.
Mais il faut admettre que
l’IA a sorti le capitalisme protestant de l’âge de l’innocence et qu’un malaise
profond travaille l’ensemble de la société américaine.
Société divisée entre d’un
côté des « yuppies » hautement éduqués, conscients des mécanismes
technologiques et s’offrant régulièrement des data detox, et de l’autre des
« hippies » accros aux écrans et subventionnés par une forme plus
ou moins aboutie de revenu universel.
Lee Drutman se demandait
ainsi avec franchise comment le système politique pourrait survivre à
l’abêtissement généralisé des citoyens.
Cybersécurité. Mais celle-ci
en cache une autre, plus profonde : comment ces trois modèles –
confucéen, stoïcien, protestant – vont-ils interagir à mesure que l’IA va
se développer ?
La Chine a modestement œuvré
comme l’atelier du monde pendant des décennies, conduisant les pays occidentaux
à saborder peu à peu leur base industrielle, tout en fournissant à leur
population des biens de consommation courante à des prix irrésistibles.
Alors que l’IA nous impose
de raccourcir la chaîne de valeur et de produire localement, nous nous
retrouvons nus.
L’IA remet en cause cette
dynamique en reconstituant des pôles impériaux. L’éléphant deviendrait chameau,
avec deux bosses correspondant à la Chine et aux États-Unis. Les
altermondialistes verraient soudain leur rêve réalisé, mais d’une manière
inattendue : en devenant eux-mêmes des colonisés numériques.
Si l’IA nous permet, par de
savantes techniques de nudge, de connaître et de contrôler les individus à
distance, pourquoi les conquérants de demain auraient-ils besoin de s’emparer
d’espaces physiques ? Ne serait-il pas plus économique, plus efficace et
plus conforme à nos cultures pacifiées de se contenter de manipuler les comportements
? Mieux vaut orienter des millions de processus d’achat que piller des
villes. Le résultat est le même : un gain économique et une satisfaction
d’orgueil.
Le libre arbitre est
contesté par la science et balayé par la technologie.
Nos désirs inconscients.
Mais au fond, est-ce un problème ? En me réduisant à un simple sujet
biochimique, l’IA me permet de prendre conscience de mon être véritable, avec
son lot de dénis et d’addictions.
« Le meilleur
libéralisme, résume-t-il après mes relances, est celui qui nous libère de nos
désirs insensés. »
Spinoza me revient en tête.
Au dernier livre de l’Éthique, ne nous promet-il pas la liberté par la prise de
conscience des causes et de la nature de nos affects ? Car « on ne
peut inventer en pensée de meilleur remède aux affects qui dépendent de notre
pouvoir, que celui qui consiste dans leur vraie connaissance1 » –
le troisième et ultime stade de la connaissance pour Spinoza. Afin de contrôler
nos pulsions et nos émotions, il faut établir leur vérité, comprendre la part
d’éternité qu’elles recèlent, plutôt qu’essayer de les réprimer.
En nous livrant à volonté un
compte rendu détaillé de nous-mêmes, preuves à l’appui, l’IA ne rendrait-elle
pas une telle connaissance plus accessible ?
Affranchie de ses désirs les
plus encombrants, la nouvelle humanité sera pacifiste, écologiste et
communautaire. Telle est la signification ultime d’Homo deus : non pas la
conquête de l’autonomie, mais un chemin personnel vers la « béatitude
», comme dirait Spinoza. Dans la mesure même où elle est capable de nous
manipuler, l’IA se met perversement au service de notre libération.
La fin de l’individu crée
peut-être des problèmes politiques à court terme, mais elle offre à Homo
sapiens une puissante solution métaphysique en lui promettant de dépasser ce
qui restait d’animal en lui.
Radical Markets. Ses thèses,
qui peuvent sembler à première vue fort éloignées de celles d’Homo deus, me
semblent refléter la même conception d’une humanité nouvelle, rompant avec les
Lumières et leur idéal d’autonomie.
Mais pourquoi mériterais-tu
ta maison à perpétuité, alors qu’elle n’a été payée qu’une seule fois, par
toi-même ou pire encore par tes ancêtres ? Si tu ne l’entretiens pas, si
tu n’y investis pas, un autre ne pourrait-il pas en faire un meilleur usage
?
L’individu n’existe pas sans
les échanges qui le façonnent. Pourquoi vouloir à tout prix être unique ?
Regarde aujourd’hui, avec l’économie du partage, combien l’expérience prend le
pas sur la possession. On s’affranchit peu à peu du “fétichisme de la
marchandise”,
Qui sera à même de faire des
choix en lieu et place de l’individu, impuissant et débordé, constamment
déplacé d’une habitation à l’autre au hasard du marché ? Une IA, bien
entendu. La boucle est bouclée. Pour Harari, l’IA transforme l’individu en
« dividuel ». Pour Glen, la disparition de l’individu, privé de son
halo patrimonial, ouvre la voie à une organisation optimale des échanges gérée
par l’IA. C’est la même vision, illustrée par deux perspectives complémentaires,
et fortement imprégnée de bouddhisme.
La propositions de données inadéquates
et donc le risque de fausses corrélations augmentent de manière exponentielle
avec leur accumulation.
Plus l’on fonctionne en flux
tendus, plus l’on doit s’attendre à ce qu’un incident grippe l’ensemble du
dispositif.
Un système sous-optimal,
laissant davantage de place à la surprise et à l’erreur, s’avère «
antifragile », capable d’absorber les chocs et de les transformer
positivement.
Dans les ports autonomes
chinois, la moindre anicroche, ne serait-ce qu’un chewing-gum jeté sur une
bande de signalisation, peut avoir des conséquences graves. Il faut donc
protéger et sécuriser le port, le mettre sous cloche. Mais ce faisant, on
l’empêche d’évoluer et de s’améliorer. N’est-ce pas le comble du paradoxe
: l’optimisation s’oppose au perfectionnement !
Un monde scrupuleusement
soumis à la logique de l’IA serait irrémédiablement entropique, tendant vers
une forme de stabilité glacée. Répétition des échanges, immutabilité des métiers,
irrévocabilité des amours.
L’esthétique comme la
commodité de l’habitat viennent de l’histoire et de son cortège
Les plus grandes
découvertes, dans l’histoire des sciences comme dans l’existence d’un individu,
se produisent en dehors des objectifs que l’on s’était fixés.
L’imprévisibilité ne
représente pas un défaut de connaissance auquel il faudrait remédier, comme
semblent le penser les thuriféraires actuels de l’IA5. Elle constitue plutôt un
élément fondamental de l’évolution du savoir.
Comment ne pas devenir
dividuel
Comment être libre, et
responsable, quand notre pensée est le simple produit d’un champ de forces qui
la dépasse ?
En empruntant les concepts
des neurosciences, on pourrait dire que l’évolution a construit le chemin d’une
synapse à l’autre afin que je puisse forger mon propre jugement d’une manière
satisfaisante.
Nous ne sommes pas dotés à
la naissance de libre arbitre, comme si une fée s’était penchée sur le berceau
de l’espèce humaine ; contrairement à la formule malheureuse de notre
Déclaration des droits de l’homme, nous ne sommes pas « nés libres
». En revanche, nous pouvons cultiver et fortifier notre arbitre libre.
C’est la clé de notre responsabilité, ni donnée (biologiquement) ni présupposée
(intellectuellement), mais objet d’une lente élaboration.
Luther, les humanistes
d’aujourd’hui peuvent s’appuyer sur les neurosciences pour maintenir la
possibilité du jugement personnel. C’est ainsi que nous pourrons ultimement
retrouver l’individu sous les data, en mettant l’IA à notre service.
La décision vaut moins par
son résultat que par son processus, qui structure peu à peu notre personnalité.
Pour ne pas devenir dividuel à l’ère des algorithmes, pour générer ces
déviances qui sont les conditions de l’évolution biologique et sociale, il ne
suffit pas de commettre des « actes gratuits », aussi éphémères que
superficiels. Il faut pouvoir assumer des choix profonds et délibérés,
peut-être sous-performants en termes d’utilité, mais indispensables à la
formation d’une individualité. Ce faisant, on n’agit pas contre soi-même
: on devient soi-même.
Harari nous explique que
l’IA nous connaît mieux que nous-mêmes et qu’il vaut mieux lui déléguer nos
décisions faute de libre arbitre, j’estime que l’IA nous empêche de devenir nous-mêmes
et de constituer notre arbitre libre dans l’exercice même de la délibération.
Là
Laisser l’IA et ses
recommandations gérer entièrement nos vies, sous prétexte que les algorithmes,
comme Dieu autrefois, pourraient choisir le meilleur des mondes possibles.
Si l’on veut préserver
l’individu à l’ère de l’IA, la question qui se pose est désormais bien cernée
: comment exercer techniquement ce droit à l’errance, ce droit à la
déconnexion ?
La volonté de déconnexion
est une forme d’ermitage moderne, attirant les contestataires les plus
radicaux. Aussi salubre soit-elle d’un point de vue individuel, elle ne pourra
jamais tenir lieu de modèle de société.
La caractéristique d’un acte
libre n’est pas de rompre avec le cours des choses, mais au contraire de se
produire dans la continuité d’une histoire personnelle.
C’est l’ensemble des
millions de délibérations que nous avons effectuées au cours de notre existence
qui aboutissent à ce résultat. Et ces délibérations reflètent notre
personnalité véritable.
La moralité spontanée,
instinctive, est la manifestation de nos qualités ou de nos défauts les plus
profonds.
Il n’y a aucune raison de se
laisser entraîner sur la pente de l’utilitarisme. Chacun doit pouvoir établir
ses propres critères d’action.
Unêtre humain doit effectuer
en moyenne 35 000 décisions par jour ! La machine pourrait
nous aider à désengorger nos facultés cognitives pour nous concentrer sur les
choix les plus importants.
Effets sur l’humanité de
cette paresse cognitive.
Il faudrait pouvoir exercer
sa prérogative morale en déterminant par avance son nudge, de manière
consciente et volontaire. On retrouverait ainsi sa capacité de délibération,
son arbitre libre. Mais afin de profiter de l’optimisation des préférences
offerte par l’IA, on pourrait enfouir ces choix dans les profondeurs du code
comme dans celles du subconscient, quitte à les réexaminer de temps à autre.
Chacun deviendrait le nudgeur de ses propres nudges : on déléguerait à la
machine ses décisions quotidiennes, mais non le processus qui a conduit à les
prendre…
Délibération, engageant
toute notre responsabilité et exprimant notre individualité profonde, dans la
conception de la Prime Directive : le processus d’élaboration du choix
cher à Daniel Dennett serait respecté. Mais on laisserait ensuite les
algorithmes prendre en charge nos décisions quotidiennes, de manière
nécessairement moins performante mais aussi plus respectueuse de la diversité
de nos représentations du monde. Il n’est pas question de renoncer à la puissance
de calcul de l’IA, mais simplement de la canaliser. Tel Ulysse qui se fait
attacher au mât de son bateau pour résister au chant des sirènes, nous
effectuerions le travail de délibération avant de nous embarquer dans nos mille
aventures journalières. Il s’agit, en quelque sorte, de précharger l’arbitre
libre28.
L’idéal de la Prime
Directive représente ainsi le triomphe du choix personnel sur l’utilité
collective, de la responsabilité individuelle sur le fatalisme biochimique, de
J. S. Mill sur Bentham. C’est le droit à l’errance inscrit au cœur même
de l’IA.
J’ai rencontré à New York
Alex Elias, fondateur de la start-up Qloo, qui a pour ambition de croiser les
préférences individuelles entre différents domaines : si vous aimez telle
musique et tel film, alors vous devriez essayer tel restaurant ou prendre tel
rendez-vous galant… Qloo pourrait être le Netflix de la vie, enfermant ses
utilisateurs dans une logique de recommandations holistique, à laquelle rien
n’échappe. En un sens, cette volonté de « personnalisation culturelle
» représente tout ce qui m’effraie dans l’IA.
Nous passons notre vie
numérique à nourrir sans le savoir des IA qui nous manipulent en retour.
Notre cerveau est soumis à
un hacking permanent, rendu possible par cet éparpillement des données. Ouvrir
Internet, c’est exhiber son intimité sur la place publique, comme cet empereur
du conte d’Andersen qui se croyait vêtu d’une étoffe précieuse alors qu’il
était nu.
Comment pourrais-je accéder
gratuitement aux services de Facebook ou de Google si je ne donne rien en
échange
Aujourd’hui, nous sommes des
serfs numériques, abandonnant toute notre récolte de données en échange de
services gratuits, d’une valeur discutable, fournis par nos nouveaux seigneurs.
Nous postons un milliard de photos par jour sur Facebook. Oui, un milliard. Une
fois traité par des algorithmes qui de plus en plus intègrent la reconnaissance
faciale, ce trésor de données génère pour Facebook des profits trimestriels de
l’ordre de plusieurs milliards de dollars. Quel pourcentage revient au
producteur initial
Si Waze m’indique le
meilleur itinéraire mais que je refuse de recevoir sur mon écran des publicités
pour les restaurants sur ma route, il faut trouver une autre manière de
dédommager la plateforme. Sinon, je deviendrais un passager clandestin,
bénéficiant des données d’autrui sans rien partager en retour. L’anonymat a un
prix.
On ne résout pas la question
des sans-abris en abolissant la propriété mais en faisant en sorte que tous y
aient accès.
lIntroduction d’un revenu
universel permettant de couvrir les besoins de base. Si l’on estime que la vie
privée en fait partie, alors le prix moyen des données personnelles devrait
logiquement être intégré dans le calcul du montant de ce revenu universel, afin
que chacun puisse définir librement les termes de son contrat numérique et
choisir son niveau de nudge en toute conscience. Le revenu universel permet de
racheter son autonomie tout en continuant à bénéficier des progrès
technologiques.
En introduisant une possibilité
de divergence individuelle, la propriété des données engendrera des accidents
de la circulation, des émissions carbone et des ruptures amoureuses. Elle
empêchera la société de tourner parfaitement rond. En cela, elle rétablira la
possibilité de l’évolution… comme de la régression. Lourde responsabilité pour
le législateur que de tolérer de tels aléas, immédiats et concrets, en échange
d’une vague promesse de progrès. Mais c’est sur cette ligne de crête que se
jouera la lutte entre le nudge et l’autonomie, entre la servitude bienheureuse
et le retour des Lumières.
Pourquoi nous
inquiétons-nous de la présence de bisphénol A dans les biberons et pas
des cookies sur les iPad des enfants ?
La technologie, en changeant
tout dans la société, ne change pas grand-chose à nos sentiments.
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