samedi 18 janvier 2020

Pourquoi le Monde n’existe pas, Markus Gabriel, JC Lattès


Pourquoi le Monde n’existe pas, Markus Gabriel, JC Lattès

Tandis que le physicalisme affirme que tout ce qui existe figure dans l’univers et peut ainsi être étudié par la physique, le matérialisme soutient que tout ce qui existe est matière.

En vérité, l’humanité est dans l’erreur sur bien des points. Nous ne sommes même pas capables de mesurer jusqu’où va notre ignorance, parce que dans la plupart des cas nous n’avons aucune idée de tout ce que nous ne savons pas.

Nietzsche : « Non justement, il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. Nous ne pouvons pas constater de fait “en soi” : c’est peut-être un non-sens de vouloir le faire. “Tout est subjectif”, dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation, un “sujet” n’est pas un donné, mais quelque chose d’inventé en plus, de placé-par-derrière. »

Que nous ne « connaissons » pas les faits en soi, mais uniquement ce qui se manifeste à nous à travers le prisme de notre répertoire.

Admettre que nous sommes les seuls à organiser le monde, qu’il n’est pas organisé lui-même, ce serait comme prétendre que dans une bibliothèque il n’y a pas des livres, mais un seul texte infini.

Le monde n’est ni la totalité des choses ni la totalité des faits, il est ce domaine où apparaissent tous les domaines existants. Tous les domaines existants appartiennent au monde. Le monde est, comme l’a pertinemment formulé Martin Heidegger, le « domaine de tous les domaines10 ».

La philosophie est morte, faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne, en particulier de la physique. Ce sont les scientifiques qui ont repris le flambeau de notre quête du savoir.

La métaphysique présuppose l’existence du monde.

Grâce à ces propriétés, l’objet sort du lot, surgit parmi d’autres objets. Cela fait d’ailleurs partie de l’histoire du mot « existence » qui vient du latin (avec une étymologie grecque). Le verbe existere signifie « surgir du néant », « sortir de derrière ». Traduit littéralement le mot signifie : « dépasser de », « faire saillie », « sortir du lot ». Ce qui existe fait saillie, se distingue des autres objets par ses propriétés.

Or Descartes pensait qu’il suffisait de diviser le monde en ces deux substances, en quoi il se trompait.

Si nous voulons savoir ce qu’est O, il faut que nous sachions quelque chose d’autre à propos de O, quelque chose d’autre que ce fait que O n’est pas identique à quelque autre objet. Il s’ensuit que l’identité de O ne peut pas être assimilée à la différence entre O et tous les autres objets. Pour le redire de manière très simple : O doit avoir une qualité propre, quelle qu’elle soit, qui comprenne plus que sa différence avec tous les autres objets. La propriété qui affirme d’un objet qu’il est lui-même n’a absolument aucun intérêt et ne nous apporte ainsi pas grand-chose.

Jacques Derrida a exprimé dans cet énoncé équivoque (et certainement délibérément exprimé ainsi) : « Il n’y a pas de hors-texte2. » Ou, de manière moins postmoderne : les rhinocéros apparaissent toujours dans un contexte, quel qu’il soit. Naturellement, Derrida n’a pas voulu dire que les rhinocéros sont des textes, mais seulement qu’il n’y a ni rhinocéros ni quoi que ce soit en dehors de contextes.

Ma réponse personnelle à la question « Qu’est-ce que l’existence ? » revient à dire que le monde n’existe pas, qu’il n’existe qu’un nombre infini de mondes qui se recouvrent en partie mais qui, en partie seulement, sont radicalement indépendants les uns des autres. Nous savons déjà que le monde est le domaine de tous les domaines et que l’existence est liée à quelque chose qui survient dans le monde. Cela signifie par conséquent qu’une chose n’arrive dans le monde que si elle surgit dans un domaine. De là, je conclus qu’il faut que nous améliorions un peu l’équation suivante, même si elle va dans la bonne direction : Existence = ce qui arrive dans le monde Voici ma propre équation : Existence = apparition dans un champ de sens Cette équation est la proposition fondamentale de l’ontologie du champ de sens. l’ontologie du champ de sens affirme qu’il existe quelque chose et non pas rien, à condition qu’il existe un champ de sens dans lequel la chose apparaît.

Les logiciens modernes pensent que l’existence est toujours dénombrable – une assertion aberrante et farfelue. Si je me pose la question de savoir s’il y a des chevaux, je ne me demande pas combien de chevaux il y a, mais est-ce qu’il y a des chevaux. Autant que possible, il faudrait distinguer les interrogatifs « combien » et « est-ce que ».

En logique moderne, l’évolution fautive, qui confond existence et dénombrement

Notre planète n’est pas le centre des événements cosmologiques et ontologiques, mais in fine un petit coin de taille infinitésimale que nous nous sommes aménagé de manière à peu près acceptable et que nous sommes en train de détruire parce que nous surestimons notre importance dans l’univers.

Ni l’univers ni l’espace spatio-temporel ne sont particulièrement intéressés à l’existence d’êtres comme nous sur cette belle planète. À tout prendre, que nous existions et tirions vanité de notre existence n’a pas grande importance. En fait, jusqu’à présent, cette idée est scientifiquement sous-estimée et bien des philosophes, certains physiciens même, croient que l’univers se soucie de nous.

Il ne faut simplement pas confondre le monde avec le monde des humains et il ne faut pas non plus le situer à un niveau inapproprié.

Simplement, nous ne mesurons pas l’ampleur du phénomène, ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas capables de nous occuper d’une infinité de choses en même temps.

Nous devons à Heidegger d’ affirmer que le monde est le champ de sens de tous les champs de sens, donc le champ de sens dans lequel surgissent tous les autres champs de sens, et ainsi le domaine auquel tout appartient.

Le monde est le champ de sens de tous les champs de sens, le champ de sens dans lequel apparaissent tous les autres champs de sens.

L’existence comprend toujours une localisation. L’existence signifie que quelque chose apparaît dans un champ de sens

On ne peut comprendre le temps qu’en le concevant comme une sorte de « régression à l’infini

Doit exister au minimum un objet et un champ de sens.

Toute pensée à propos du monde est une pensée dans le monde. Nous ne pouvons pas penser sur le monde de manière méprisante depuis l’extérieur, d’en haut, et c’est pourquoi nous ne pouvons littéralement pas penser à propos du monde.

Ce qui contient tout ne peut pas apparaître en soi-même. Ce qui contient tout ne nous est pas seulement inaccessible parce que le temps nous manque pour le penser de manière suffisante, mais aussi parce qu’il n’y a pas de champ de sens dans lequel ce qui contient tout pourrait apparaître.

Le monde est en quelque sorte infiniment copié en lui-même de façon récurrente, il est formé de quantité de petits mondes qui, à leur tour, ne sont formés que de nombreux petits mondes. C’est pourquoi nous ne connaissons de l’infini que des extraits. Une vue d’ensemble du tout est impossible parce que le tout n’existe même pas. Comme le chantent ces beaux vers de Rilke : « Vers la créature toujours tournés, nous ne voyons sur elle que le miroitement de ce qui est libre, par nous obscurci. Ou bien il arrive qu’un animal, muet, lève les yeux, nous traversant de son calme regard. Voilà ce qui s’appelle Destin : être en face Et rien que cela et toujours en face2. »

Le nihilisme moderne (du latin nihil, « rien »), qui se présente sous des aspects très divers, soutient que, tout bien considéré, tout est dépourvu de sens.

Thalès de Milet, dont on rapporte ces paroles : « Tout est plein de dieux.

C’est plutôt comme des champs magnétiques ; eux aussi, on ne les voit que lorsqu’on dissémine des objets déterminés qui vont dessiner la forme du champ. Les champs de sens sont déterminés par les objets qui surgissent en eux.

Le concept ontologique de champ de sens ne nous apprend que ceci : il faut qu’il y ait beaucoup de champs de sens et il est nécessaire qu’ils se distinguent les uns des autres. Mais il ne nous apprend pas concrètement quels champs de sens il y a, ni comment ils sont classés. Pour cela, nous avons besoin, outre l’ontologie, des autres sciences, de l’expérience, de nos sens, des langues, de la pensée, en un mot de toute la réalité de la connaissance humaine.

Le néant semble à la rigueur être ce que nous « saisissons » quand nous ne pensons pas, ce qui signifie que nous ne pouvons pas le saisir par la pensée.

Si nous contestons que quelque chose existe, nous contestons toujours que ce quelque chose se manifeste dans un champ de sens déterminé.

La découverte de l’Amérique fut la reconnaissance qu’il existait plus de choses qu’on ne l’avait cru jusqu’alors. Il était en outre assez irritant pour les Européens de ce temps-là que ces êtres fassent incontestablement eux aussi partie de l’Humanité, leur seule différence avec les Européens étant leur différence. L’une des conséquences de cette rencontre a été la remise en cause totale de la position de l’homme dans le cosmos.

La question n’est plus de savoir comment le monde nous apparaît, mais comment il est en lui-même.

Dans les deux cents dernières années, et plus particulièrement à la suite de Kant, on a essentiellement révolutionné en philosophie la notion d’image du monde.

On ne peut pas se faire une image du monde parce qu’on ne peut pas contempler le monde depuis l’extérieur du monde.
Nous visons toujours la réalité depuis un certain point de vue. Nous sommes toujours situés quelque part et nous ne contemplons jamais la réalité depuis nulle part.

Cette doctrine qui soutient que seule la nature, l’univers, existe, est appelée couramment et succinctement le naturalisme.

Le naturalisme proscrit la religion en tant qu’explication du monde concurrente, parce qu’il la tient pour une proposition non scientifique.

Si le critère du « naturel » consiste à étudier quelque chose à l’aide des sciences de la nature, les États sont tout aussi surnaturels que Dieu ou l’âme.

Margaret Thatcher est attachée une fois pour toutes à un « désignateur rigide », accrochée à l’hameçon de son patronyme. Quand nous introduisons un patronyme, nous trempons pour ainsi dire la ligne de notre canne à pêche dans la réalité. L’objet que nous pêchons est suspendu à notre gaule, même si nous avons des idées fausses à son sujet ou si nous aurions préféré attraper un autre objet

L’identité logique de Margaret Thatcher a bien peu de rapports avec son identité matérielle.

Je ne peux en aucun cas être identique à mes particules élémentaires, sinon j’aurais existé même bien avant ma naissance, distribué autrement dans l’univers. Les particules élémentaires dont je suis actuellement composé existaient déjà avant moi, mais dans une autre configuration. Si je leur étais identique, j’aurais existé bien avant ma naissance. Du point de vue logique, nous ne sommes donc pas identiques à notre corps, ce qui n’implique nullement que nous puissions exister sans corps.

Mais d’où sortons-nous cette idée que nous possédons un cerveau ? D’où savons-nous comment fonctionne la physiologie sensorielle humaine ? Notre seul accès à notre cerveau et à notre physiologie sensorielle passe par nos sens.

La devise du joyeux constructiviste s’énonce ainsi : à chacun son Faust ou sa prise de la Bastille ! Tout n’est précisément qu’une question de perception.

Nous n’observons pas le monde d’un point de vue extérieur à lui et la question se pose donc de savoir si notre image du monde est appropriée. C’est comme si on prétendait faire une photo de tout, appareil photo compris, ce qui est impossible, car si l’appareil photo apparaissait dans notre photographie, l’appareil photographié ne serait pas parfaitement identique à l’appareil photographiant, tout comme mon image dans le miroir n’est pas parfaitement identique à moi-même. Toute image du monde reste à tout le moins une représentation du monde vu de l’intérieur, en quelque sorte une image que le monde se fait de lui-même.

La liberté de compréhension des œuvres d’art consiste en ce que nous comprenions quelque chose, et qu’en même temps nous ressentions comment nous comprenons quelque chose20.

il est important de réhabiliter l’esprit après son éviction précipitée par le constructivisme postmoderne.
L’étude des langues romanes est tout aussi objective et susceptible de vérité que la physique ou les neurosciences, et elle a même cet avantage qu’on peut, grâce à elle, mieux comprendre Marcel Proust par exemple, ou Italo Calvino.

La représentation scientifique du monde repose sur une appréhension déformée de la rationalité. Elle présuppose que dans tous nos efforts pour comprendre, nous sommes mis en demeure de former des hypothèses, de les prouver expérimentalement ou de les rejeter. De tels processus sont convaincants dans leurs domaines de pertinence, mais il n’est pas acceptable de les généraliser. Ils nous aident à comprendre l’univers, mais l’homme et sa compréhension du sens n’apparaissent pas dans l’univers, nous ne les découvrons qu’en nous approchant de l’esprit ou du sens en l’interprétant – et cela avec les moyens tout à fait ordinaires de la communication.

Et c’est un fait que les humains se meuvent dans l’esprit. Qu’on oublie l’esprit et on ne contemple plus que l’univers, tout sens humain disparaît, c’est une évidence.

La philosophie a pour tâche de se poser cette question, la question du sens de la vie humaine.

Nous ne sommes finalement que des machines carnées intelligentes ou, au mieux, des singes sanguinaires aux illusions religieuses et métaphysiques.

Nous faisons de plus en plus confiance à des processus fondés sur la division du travail, dont nul individu isolé ne saurait plus avoir une vue d’ensemble. La réalité de la vie moderne est devenue bien plus complexe qu’elle ne l’était à l’aube des temps modernes, elle s’est faite presque confuse et opaque. Nous la supposons rationnelle pourtant, nous présumons que les assises de notre ordre social sont garanties par des processus scientifiques que tout un chacun pourrait en principe comprendre et apprendre.

Nous avons l’impression que la société tout entière est aux mains d’experts : experts en administration, experts en sciences ou experts en droit.

Le désenchantement est un autoportrait des citoyens des sociétés modernes, incapables de déchiffrer leur propre société. Le désenchantement arrive quand nous attribuons à l’ordre social un fondement de rationalité.

 « savoir quelque chose ou y croire ».

Le désenchantement, reste un héritage « de la vieille Europe », comme il l’appelle avec son ironie de sociologue. Il décrit cet héritage de la vieille Europe sous la forme d’une continuité de rationalité, signifiant par là qu’il existe une forme particulière de rationalité qui comprend le monde comme un tout, identique au principe d’organisation du monde.

Il existe une croyance moderne au progrès, qui prête à la science une puissance pour ainsi dire magique. Cette thèse est une version moderne du fétichisme.

Intégrer sa propre identité à un tout rationnel.

Le fétichisme consiste à projeter cette structure sur un objet. On met ainsi à distance la responsabilité individuelle de sa propre identité tout comme celle de son insertion dans un environnement social qu’on n’arrive finalement jamais à contrôler entièrement.

L’homme cherche toujours un « sujet » à qui l’on « attribue de savoir », qu’il appelle le « sujet supposé savoir »,

Beaucoup de piétons en tirent la conclusion qu’ils ont tous les droits pour compliquer la vie du cycliste, puisqu’ils occupent la position du plus faible.

Nous avons confié à la science la position de garant de la rationalité de l’ordre social.

La fétichisation de la science n’aboutit qu’à une chose : nous projetons nos désirs d’ordre et nos idées sur un conseil d’experts qui ne saurait même pas exister, un conseil d’experts qui décide à notre place de tout ce qui concerne la manière dont nous devrions effectivement vivre.

Toute intuition de l’Infini a sa pleine existence en elle-même ; elle ne dépend d’aucune autre, et n’entraîne [pas] non plus nécessairement l’existence d’aucune autre

Schleiermacher déploie le sens de la religion depuis une attitude d’ouverture maximale envers les autres : c’est justement cette position – qui consiste à penser que d’autres pourraient avoir raison alors même qu’ils ont des opinions différentes, qui soutient qu’il y a des points de vue individuels de grande valeur qui devraient être protégés –,

Le « naturalisme » comme « […] l’intuition de l’Univers contemplé dans sa pluralité élémentaire, sans représentation de conscience et volonté personnelles des divers éléments particuliers […] », ce qui correspond au caractère dominant de cette image du monde prétendument bien de ce monde.

Ce n’est certes pas un hasard si l’organisation de notre société contemporaine provoque avant tout la dépression, la forme de maladie psychique actuellement la plus répandue. La manière dont la société se comporte envers la religion ne peut donc être déduite du fait que nous ne voyions en elle qu’une simple superstition. C’est une croyance erronée des critiques vulgaires de la religion de penser que dans la religion il n’est toujours question que du « bon Dieu ».

Vu le caractère fétichiste de l’image scientifique du monde, ce n’est pas un hasard qu’elle se voie concurrencée par la religion : elle se présente elle aussi, stricto sensu, comme une sorte de religion. La religion telle que définie ci-dessus dans sa première forme signifie précisément ne pas admettre qu’il existe un ou des dieux qui dirigent tout, mais qu’il y a quelque chose qui dirige tout, que ce soit le Dieu de la Bible, les dieux de l’hindouisme ou la Formule physique du monde d’où l’on peut déduire toutes les lois de la nature.

Le vrai problème est de vénérer un principe supposé universel, et peu importe son apparence.

Vie moderne soumise à la division du travail inclinait au fétichisme parce que nous ne cessons d’échanger et d’acheter des objets sans savoir comment ils sont réellement produits et comment ils obtiennent leur valeur. Marx saisit l’occasion d’établir une relation entre le fétichisme de la marchandise et le fétichisme religieux

La religion est cette impression que nous participons à un sens, même s’il dépasse de beaucoup tout ce que nous comprenons.

A certain moment d’une préhistoire grise de notre planète, un groupe d’êtres semblables à des humains s’éveilla pour ainsi dire du sommeil de l’animalité et, frappé d’étonnement, se demanda ce que tout cela pouvait bien vouloir dire. Au fait, pourquoi chassons-nous ces animaux ? se demanda-t-on. Pourquoi sommes-nous comme nous sommes ? La réponse à ces questions dépassant de loin l’horizon de leurs connaissances, l’histoire des premiers hommes commença par une contrariété. Ils furent confrontés à bien des péripéties auxquelles ils ne comprenaient rien et qui outrepassaient leur faculté d’analyse. C’est alors que commença la recherche des traces. Est-ce que les événements ont un ordre, existe-t-il une Histoire ? Les religions se mirent à conter des histoires et à découvrir un ordre dans les événements, un ordre qui intègre l’homme tout en le dépassant de beaucoup. Ainsi peut-on dire qu’à l’origine de la religion il y a ce sens du lointain le plus absolu, cette idée que nous sommes seulement dans une histoire difficile à déchiffrer, qui certes nous intègre, mais dans laquelle il y a bien plus en jeu que notre simple destin.

L’esprit est encore autre chose que la culture. L’esprit, c’est le sens pour le sens. Un sens indécis et ouvert. C’est aussi pourquoi la liberté humaine consiste avant tout à n’être assujetti à aucune certitude, à soutenir qu’il existe une multiplicité de déterminations possibles. Cette expérience n’est pas seulement source de perplexité, elle est aussi la source du progrès. On ne peut évidemment pas espérer que le progrès arrive tout seul. Le piquant de la liberté humaine, spirituelle, réside bien plus dans le fait d’être capable d’avancer et de reculer que dans celui de déterminer nos choix et nos actes nous-mêmes, et donc d’échouer.

L’esprit humain commence par s’analyser sous la forme du divin, sans savoir que le divin qu’il cherche au-dehors de soi est l’esprit humain qu’il a en soi.

La conscience est toujours conscience de quelque chose, ce qui veut dire que la conscience ne se réalise toujours qu’en visant des objets.

La religion naît de notre besoin de comprendre comment il peut y avoir du sens dans le monde, un sens que nous sommes en mesure de comprendre sans projeter nous-mêmes ce sens dans le monde. Ainsi comprise, il est tout à fait exact de dire que la religion est une forme de quête de sens.


La religion naît du besoin d’un retour sur soi depuis un écart, une distance maximale. L’homme est capable de renoncer à soi-même de telle sorte qu’il ne puisse plus se comprendre que comme un point qui s’évanouit dans un infini.

Kierkegaard, Dieu est notre prise de distance maximale.

Par « péché », il entend dénégation de l’esprit. Le péché ne serait donc pas une « mauvaise action » ou un ensemble de « sombres pensées », mais une attitude envers soi dans laquelle on tente de mettre à l’écart, d’éliminer son propre esprit.

Que la réalité de notre société soit très loin d’être a-religieuse tient notamment à ce que la religion concerne un domaine tout à fait différent de l’expérience humaine que la science. Dans la religion, il est question du monde humain. Son champ de sens est le sens susceptible d’être compris et nous nous posons la question de savoir d’où vient ce sens – une énigme à laquelle nous essayons de répondre depuis des siècles. En revanche, dans les sciences modernes de la nature, il est question du monde sans l’homme, du monde sans sujet, sans esprit. Même dans la génétique humaine ou la médecine, il n’est pas question de notre esprit, mais de notre corps.

On pourrait même dire de manière un peu provocatrice que le sens de la religion est cette prise de conscience que Dieu n’existe pas, que Dieu n’est pas un objet ou un superobjet qui témoigne du sens de notre vie.

Comprendre le sens de la religion en tant que reconnaissance de notre finitude.

Par le démantèlement de la religion, mais par l’accroissement de notre sens de la liberté.

Le champ de sens de l’art nous montre précisément que le sens n’existe que parce que nous nous confrontons activement à lui.

Nous voyons des objets mais ne voyons pas que nous les voyons.

Prenons La Liseuse à la fenêtre. Ce tableau joue sur beaucoup de niveaux différents du contraste entre réalité et fiction ou, plus généralement, entre être et paraître. La lumière vient d’une source invisible depuis l’extérieur de la fenêtre de gauche et tombe sur la scène, attirant notre attention. Cette scène s’ouvre à nous comme un plateau de théâtre, d’autant qu’au premier plan un rideau vert est tiré, ce qui souligne le dispositif scénique du tableau. La jeune fille reçoit un message, il s’agit probablement d’une lettre d’amour. Elle a un peu le rouge aux joues, ce qui peut signifier qu’elle est pudique. En outre, le rideau ouvert est de la même couleur que sa robe, ce qu’un psychanalyste quelque peu perspicace pourrait interpréter en disant que l’observateur du tableau (donc nous) déshabille pour ainsi dire la jeune fille du regard, car nous l’observons dans une scène intime. On peut voir un autre indice du sous-entendu sexuel du tableau dans la coupe de fruits renversée, dont est tombée une pêche à moitié consommée, alors que la coupe a basculé sur une table en désordre.

Il y a cependant une différence remarquable entre un énoncé mathématique et l’expression poétique : la poésie parle toujours aussi d’elle-même.

La poésie parle de la langue, ou plus exactement de la réussite de la rencontre entre la langue et la vérité.

Fin au devoir d’intégration qui consiste à présupposer qu’il n’y aurait qu’un seul ordre conceptuel auquel tout ce qui existe devrait être soumis.

Vermeer encadre expressément la scène de la liseuse de multiples façons totalement différentes. Le tableau est plein à craquer de divers cadres et encadrements : l’embrasure de la fenêtre ouverte par où entre la lumière, la fenêtre elle-même, formée à son tour de différents petits carreaux sertis, dans lesquels se reflète le

L’époque moderne avec ses grandes révolutions scientifiques des cinq cents dernières années a délibérément propagé l’impression de la « lisibilité du monde »,

Les « séries de qualité » nous ont habitués, elles qui rendent leurs spectateurs esclaves d’une dépendance aussi importante que l’addiction à la drogue.

Une série peut durer plus de quatre-vingts heures, ce qui laisse bien plus de temps et de place pour développer des personnages du point de vue événementiel, et c’est d’ailleurs pourquoi on compare volontiers les Sopranos à un énorme roman, à La Recherche du temps perdu1 par exemple.

Les jérémiades existentialistes surviennent quand on attend du monde quelque chose qui n’existe pas, l’immortalité par exemple, le bonheur éternel et une réponse à toutes nos questions. Si on aborde la vie sous cet angle, on finit forcément par être déçu.

Il n’y a pas de superobjet auquel nous soyons livrés durant tout le temps que nous vivons, nous sommes pris dans d’infinis possibles pour nous rapprocher de l’infini : c’est la seule manière de concevoir que tout ce qui existe, existe.

La non-existence du monde déchaîne une explosion de sens, car tout n’existe que parce que tout apparaît dans un champ de sens. Comme il ne saurait y avoir de champ de sens qui englobe tout, il existe d’innombrables champs de sens. Au total, les champs de sens ne sont pas tous connectés les uns aux autres, sinon le monde existerait.

Le pas suivant consiste à oublier cette quête d’une structure fondamentale englobante pour tenter, à la place, de manière collective, de mieux comprendre les nombreuses structures existantes, avec moins de parti pris, de manière plus créative, afin d’être apte à mieux juger de ce qui peut rester en l’état et de ce qu’il faut changer, car ce n’est pas parce que tout existe que tout est bien. Nous nous trouvons tous ensemble dans une gigantesque expédition – arrivés jusqu’ici depuis nulle part, nous avançons ensemble dans l’infini.

Glossaire
Apparition : Expression générale qui désigne un « événement », une « occurrence ». Les apparitions peuvent être des formations abstraites comme des nombres, ou concrètes, matérielles, comme des formations de l’espace spatio-temporel.
Blobjectivisme : Double thèse selon laquelle il n’y a qu’un seul domaine global d’objets, et que ce domaine d’objets est lui-même un objet.

Constructivisme : Postulat fondamental de toute théorie qui prétend qu’il n’existe absolument ni faits ni réalités en soi et qu’en vérité nous ne construisons tous les faits qu’à l’aide de nos multiples discours ou de nos méthodes scientifiques.

Constructivisme herméneutique : Constructivisme qui prétend que toutes les interprétations de textes sont des constructions, des modèles. Selon ce point de vue, les textes n’ont pas de signification en soi, mais uniquement relativement à des interprétations.

Créationnisme : Thèse qui énonce que l’intervention de Dieu dans la nature serait plus conclusive que les sciences de la nature.

Dieu : Idée que le tout est doué de sens, bien que cela dépasse notre entendement.

Différence, absolue : Différence entre un objet et tous les autres objets.

Différence, relative : Différence entre un objet et quelques autres objets.

Domaine d’objet : Domaine qui contient une catégorie déterminée d’objets, selon des règles établies qui relient ces objets entre eux.

Dualisme : Idée qu’il y a précisément deux substances, c’est-à-dire deux sortes d’objets. Plus particulièrement, hypothèse que pensée et matière sont deux entités radicalement distinctes l’une de l’autre.

Existence : Propriété des champs de sens qui autorise que quelque chose apparaisse en eux.

Existentialisme : Étude de l’existence humaine.

Facticité : Circonstance qui fait qu’en fin de compte quelque chose existe.

Fait : Quelque chose qui est vrai à propos de quelque chose.

Fétichisme : Projection de forces surnaturelles sur un objet qu’on a fabriqué soi-même.

Matérialisme : Affirmation que tout ce qui existe est matériel.

Méréologie : Domaine de la logique qui concerne les rapports formels entre les totalités et leurs parties.

Méréologique, somme : Formation d’une totalité par les relations d’inférence de plusieurs parties.

Métaphysique : Entreprise qui entend développer une théorie du monde pris comme un tout.

Monde : Le champ de sens de tous les champs de sens, le champ de sens dans lequel apparaissent tous les autres champs de sens.

Monisme : Hypothèse selon laquelle il n’existe qu’une seule substance, un superobjet qui enchâsse tous les autres objets.

Monisme matérialiste : Position qui tient l’univers pour le seul domaine d’objets existant, et qui identifie celui-ci à la totalité de la matière, qui à son tour ne se laisse expliquer qu’à l’aide des lois de la nature.

Naturalisme : Affirmation qui consiste à dire que seule la nature existe, qu’elle est identique à l’univers, qui lui-même est le domaine d’objets des sciences de la nature.

Nihilisme moderne : Affirmation qu’en fin de compte tout est dénué de sens.

Nominalisme : Thèse qui énonce que nos notions et nos concepts ne décrivent pas ou ne représentent pas des structures ou des classifications du monde par exemple, mais que toutes les idées que les hommes se font à propos de leur monde et d’eux-mêmes ne sont que des généralisations conçues pour augmenter nos chances de survie.

Objet : Ce sur quoi nous pensons à l’aide d’idées susceptibles de vérité. Tous les objets ne sont pas des choses spatio-temporelles. Les nombres eux aussi, ou les productions oniriques, sont des objets au sens formel.

Ontologie : Cette expression désigne traditionnellement la théorie de l’étant. Dans cet ouvrage, on entend par « ontologie » l’analyse de la signification de l’« existence ».

Ontologie du champ de sens : Affirmation selon laquelle il existe quelque chose, et non pas plutôt rien, uniquement quand il y a un champ de sens dans lequel ce quelque chose apparaît.

Existence = apparition dans un champ de sens.

Ontologie fractale : Conception selon laquelle la non-existence du monde fait retour sous forme de petites copies du monde. Tout objet isolé, séparé d’autres objets est comme le monde. Comme celui-ci n’existe pas, le grand problème du monde se répète en miniature.

Perspectivisme : Thèse qui soutient qu’il existe plusieurs perspectives ou points de vue pour appréhender la réalité.

Physicalisme : Affirmation que tout l’existant se trouve dans l’univers et peut donc, de ce fait, être étudié par la physique.

Pluralisme : Il existe beaucoup de substances (et en tout cas nettement plus de deux).

Prédicat subjectif : Prédicat utilisé par tous les sujets d’une communauté déterminée, par exemple par tous les hommes. Des prédicats qui énoncent que seuls les dauphins peuvent percevoir grâce à leur sonar sont un exemple de prédicat subjectif.

Prédicat transversal : Prédicat qui découpe le « monde-de-Sider » (cf. Diagramme 7), c’est-à-dire un prédicat qui divise un monde de manière absurde.

Principe de scientia-mensura : Principe qui énonce que là où il est question de décrire le monde, la science est la mesure de toutes choses.

Proposition homo-mensura : L’homme est la mesure de toute chose.

Proposition principale de l’ontologie négative : Le monde n’existe pas.

Proposition principale de l’ontologie positive, première : Il y a nécessairement une infinité de champs de sens.

Proposition principale de l’ontologie positive, deuxième : Tout champ de sens est un objet. Nous sommes en mesure de penser à propos de tout champ de sens, quoique nous ne puissions pas répertorier tous les champs de sens.

Province ontologique : Région du tout qu’il ne faut pas confondre avec le tout lui-même.

Représentationisme mental : Opinion que nous ne saisissons pas directement les choses que nous percevons, mais que nous les répertorions toujours en tant que représentations mentales, cela sans jamais avoir immédiatement accès aux choses elles-mêmes.

Réalisme : Thèse qui affirme que nous connaissons les choses en soi, si toutefois nous connaissons quelque chose.

Réalisme des structures : Affirmation qu’il y a des structures.

Réalisme, nouveau : Double thèse selon laquelle, premièrement, nous sommes susceptibles de connaître des choses et des faits en soi et, deuxièmement, choses et faits en soi n’appartiennent pas qu’à un seul domaine d’objets.

Réalisme scientifique : Doctrine selon laquelle, grâce à nos théories et nos appareillages scientifiques, nous connaissons les choses en soi et pas uniquement des constructions.

Réduction ontologique : On effectue une réduction ontologique quand on découvre qu’un domaine d’objets apparent n’est qu’un domaine de paroles, en un mot qu’un discours apparemment objectif n’est que du verbiage.

Réflexion : Cogitation sur la cogitation.

Religion : Retour sur nous-mêmes depuis l’infini par principe indisponible et intangible, entrepris pour que nous ne soyons pas complètement perdus.

Répertoire : Choix de prémisses, de moyens, de méthodes et d’instruments dans le but de traiter de l’information et d’acquérir des connaissances.

Scientisme : Thèse selon laquelle les sciences de la nature connaissent le substrat du réel, le monde en soi, tandis que toutes les autres prétentions à la connaissance sont toujours réductibles à des sciences de la nature, ou doivent, dans tous les cas, se laisser mesurer à elles.

Sens : Manière dont apparaît un objet.

Sens, champ de : Lieu où apparaît en fin de compte quelque chose.

Substance : Porteuse de propriétés.

Superobjet : Un objet qui a toutes les propriétés possibles.

Superpensée : La pensée qui pense à la fois à propos du monde pris comme un tout et à propos d’elle-même. La superpensée se pense elle-même et tout le reste à la fois.

Théorie de l’erreur : Théorie qui explique l’erreur systématique d’un domaine de parole et qui renvoie cette erreur à une série d’hypothèses fautives.

Univers : Le domaine d’objets des sciences de la nature expérimentalement déductible.

Gabriel, Markus. Pourquoi le monde n'existe pas (Essais et documents) (French Edition) . JC Lattès. Édition du Kindle.

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