Pourquoi le
Monde n’existe pas, Markus Gabriel, JC Lattès
Tandis que le physicalisme
affirme que tout ce qui existe figure dans l’univers et peut ainsi être étudié
par la physique, le matérialisme soutient que tout ce qui existe est matière.
En vérité, l’humanité est
dans l’erreur sur bien des points. Nous ne sommes même pas capables de mesurer
jusqu’où va notre ignorance, parce que dans la plupart des cas nous n’avons
aucune idée de tout ce que nous ne savons pas.
Nietzsche : « Non
justement, il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. Nous ne
pouvons pas constater de fait “en soi” : c’est peut-être un non-sens de
vouloir le faire. “Tout est subjectif”, dites-vous : mais ceci est déjà
une interprétation, un “sujet” n’est pas un donné, mais quelque chose d’inventé
en plus, de placé-par-derrière. »
Que nous ne
« connaissons » pas les faits en soi, mais uniquement ce qui se
manifeste à nous à travers le prisme de notre répertoire.
Admettre que nous sommes les
seuls à organiser le monde, qu’il n’est pas organisé lui-même, ce serait comme
prétendre que dans une bibliothèque il n’y a pas des livres, mais un seul texte
infini.
Le monde n’est ni la
totalité des choses ni la totalité des faits, il est ce domaine où apparaissent
tous les domaines existants. Tous les domaines existants appartiennent au
monde. Le monde est, comme l’a pertinemment formulé Martin Heidegger, le
« domaine de tous les domaines10 ».
La philosophie est morte,
faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne, en
particulier de la physique. Ce sont les scientifiques qui ont repris le flambeau
de notre quête du savoir.
La métaphysique
présuppose l’existence du monde.
Grâce à ces propriétés,
l’objet sort du lot, surgit parmi d’autres objets. Cela fait d’ailleurs partie
de l’histoire du mot « existence » qui vient du latin (avec une
étymologie grecque). Le verbe existere signifie « surgir du néant »,
« sortir de derrière ». Traduit littéralement le mot signifie :
« dépasser de », « faire saillie », « sortir du
lot ». Ce qui existe fait saillie, se distingue des autres objets par ses
propriétés.
Or Descartes pensait qu’il
suffisait de diviser le monde en ces deux substances, en quoi il se trompait.
Si nous voulons savoir ce
qu’est O, il faut que nous sachions quelque chose d’autre à propos de O,
quelque chose d’autre que ce fait que O n’est pas identique à quelque autre
objet. Il s’ensuit que l’identité de O ne peut pas être assimilée à la
différence entre O et tous les autres objets. Pour le redire de manière très
simple : O doit avoir une qualité propre, quelle qu’elle soit, qui
comprenne plus que sa différence avec tous les autres objets. La propriété qui
affirme d’un objet qu’il est lui-même n’a absolument aucun intérêt et ne nous
apporte ainsi pas grand-chose.
Jacques Derrida a exprimé
dans cet énoncé équivoque (et certainement délibérément exprimé ainsi) :
« Il n’y a pas de hors-texte2. » Ou, de manière moins
postmoderne : les rhinocéros apparaissent toujours dans un contexte, quel
qu’il soit. Naturellement, Derrida n’a pas voulu dire que les rhinocéros sont
des textes, mais seulement qu’il n’y a ni rhinocéros ni quoi que ce soit en
dehors de contextes.
Ma réponse personnelle à la
question « Qu’est-ce que l’existence ? » revient à dire que le
monde n’existe pas, qu’il n’existe qu’un nombre infini de mondes qui se
recouvrent en partie mais qui, en partie seulement, sont radicalement
indépendants les uns des autres. Nous savons déjà que le monde est le domaine
de tous les domaines et que l’existence est liée à quelque chose qui survient
dans le monde. Cela signifie par conséquent qu’une chose n’arrive dans le monde
que si elle surgit dans un domaine. De là, je conclus qu’il faut que nous
améliorions un peu l’équation suivante, même si elle va dans la bonne direction :
Existence = ce qui arrive dans le monde Voici ma propre équation :
Existence = apparition dans un champ de sens Cette équation est la
proposition fondamentale de l’ontologie du champ de sens. l’ontologie du champ
de sens affirme qu’il existe quelque chose et non pas rien, à condition qu’il
existe un champ de sens dans lequel la chose apparaît.
Les logiciens modernes
pensent que l’existence est toujours dénombrable – une assertion aberrante
et farfelue. Si je me pose la question de savoir s’il y a des chevaux, je ne me
demande pas combien de chevaux il y a, mais est-ce qu’il y a des chevaux.
Autant que possible, il faudrait distinguer les interrogatifs
« combien » et « est-ce que ».
En logique moderne,
l’évolution fautive, qui confond existence et dénombrement
Notre planète n’est pas le
centre des événements cosmologiques et ontologiques, mais in fine un petit coin
de taille infinitésimale que nous nous sommes aménagé de manière à peu près
acceptable et que nous sommes en train de détruire parce que nous surestimons
notre importance dans l’univers.
Ni l’univers ni l’espace
spatio-temporel ne sont particulièrement intéressés à l’existence d’êtres comme
nous sur cette belle planète. À tout prendre, que nous existions et tirions
vanité de notre existence n’a pas grande importance. En fait, jusqu’à présent,
cette idée est scientifiquement sous-estimée et bien des philosophes, certains
physiciens même, croient que l’univers se soucie de nous.
Il ne faut simplement pas
confondre le monde avec le monde des humains et il ne faut pas non plus le
situer à un niveau inapproprié.
Simplement, nous ne mesurons
pas l’ampleur du phénomène, ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas
capables de nous occuper d’une infinité de choses en même temps.
Nous devons à Heidegger d’
affirmer que le monde est le champ de sens de tous les champs de sens, donc le
champ de sens dans lequel surgissent tous les autres champs de sens, et ainsi
le domaine auquel tout appartient.
Le monde est le champ de
sens de tous les champs de sens, le champ de sens dans lequel apparaissent tous
les autres champs de sens.
L’existence comprend
toujours une localisation. L’existence signifie que quelque chose apparaît dans
un champ de sens
On ne peut comprendre le
temps qu’en le concevant comme une sorte de « régression à l’infini
Doit exister au minimum un
objet et un champ de sens.
Toute pensée à propos du
monde est une pensée dans le monde. Nous ne pouvons pas penser sur le monde de
manière méprisante depuis l’extérieur, d’en haut, et c’est pourquoi nous ne
pouvons littéralement pas penser à propos du monde.
Ce qui contient tout ne peut
pas apparaître en soi-même. Ce qui contient tout ne nous est pas seulement
inaccessible parce que le temps nous manque pour le penser de manière suffisante,
mais aussi parce qu’il n’y a pas de champ de sens dans lequel ce qui contient
tout pourrait apparaître.
Le monde est en quelque
sorte infiniment copié en lui-même de façon récurrente, il est formé de
quantité de petits mondes qui, à leur tour, ne sont formés que de nombreux
petits mondes. C’est pourquoi nous ne connaissons de l’infini que des extraits.
Une vue d’ensemble du tout est impossible parce que le tout n’existe même pas.
Comme le chantent ces beaux vers de Rilke : « Vers la créature
toujours tournés, nous ne voyons sur elle que le miroitement de ce qui est
libre, par nous obscurci. Ou bien il arrive qu’un animal, muet, lève les yeux,
nous traversant de son calme regard. Voilà ce qui s’appelle Destin : être
en face Et rien que cela et toujours en face2. »
Le nihilisme moderne (du
latin nihil, « rien »), qui se présente sous des aspects très divers,
soutient que, tout bien considéré, tout est dépourvu de sens.
Thalès de Milet, dont on
rapporte ces paroles : « Tout est plein de dieux.
C’est plutôt comme des
champs magnétiques ; eux aussi, on ne les voit que lorsqu’on dissémine des
objets déterminés qui vont dessiner la forme du champ. Les champs de sens sont
déterminés par les objets qui surgissent en eux.
Le concept ontologique de
champ de sens ne nous apprend que ceci : il faut qu’il y ait beaucoup de
champs de sens et il est nécessaire qu’ils se distinguent les uns des autres.
Mais il ne nous apprend pas concrètement quels champs de sens il y a, ni
comment ils sont classés. Pour cela, nous avons besoin, outre l’ontologie, des
autres sciences, de l’expérience, de nos sens, des langues, de la pensée, en un
mot de toute la réalité de la connaissance humaine.
Le néant semble à la rigueur
être ce que nous « saisissons » quand nous ne pensons pas, ce qui
signifie que nous ne pouvons pas le saisir par la pensée.
Si nous contestons que
quelque chose existe, nous contestons toujours que ce quelque chose se
manifeste dans un champ de sens déterminé.
La découverte de l’Amérique
fut la reconnaissance qu’il existait plus de choses qu’on ne l’avait cru
jusqu’alors. Il était en outre assez irritant pour les Européens de ce temps-là
que ces êtres fassent incontestablement eux aussi partie de l’Humanité, leur
seule différence avec les Européens étant leur différence. L’une des
conséquences de cette rencontre a été la remise en cause totale de la position
de l’homme dans le cosmos.
La question n’est plus de
savoir comment le monde nous apparaît, mais comment il est en lui-même.
Dans les deux cents
dernières années, et plus particulièrement à la suite de Kant, on a
essentiellement révolutionné en philosophie la notion d’image du monde.
On ne peut pas se faire une
image du monde parce qu’on ne peut pas contempler le monde depuis l’extérieur
du monde.
Nous visons toujours la
réalité depuis un certain point de vue. Nous sommes toujours situés quelque
part et nous ne contemplons jamais la réalité depuis nulle part.
Cette doctrine qui soutient
que seule la nature, l’univers, existe, est appelée couramment et succinctement
le naturalisme.
Le naturalisme proscrit la
religion en tant qu’explication du monde concurrente, parce qu’il la tient pour
une proposition non scientifique.
Si le critère du
« naturel » consiste à étudier quelque chose à l’aide des sciences de
la nature, les États sont tout aussi surnaturels que Dieu ou l’âme.
Margaret Thatcher est
attachée une fois pour toutes à un « désignateur rigide », accrochée
à l’hameçon de son patronyme. Quand nous introduisons un patronyme, nous
trempons pour ainsi dire la ligne de notre canne à pêche dans la réalité.
L’objet que nous pêchons est suspendu à notre gaule, même si nous avons des
idées fausses à son sujet ou si nous aurions préféré attraper un autre objet
L’identité logique de
Margaret Thatcher a bien peu de rapports avec son identité matérielle.
Je ne peux en aucun cas être
identique à mes particules élémentaires, sinon j’aurais existé même bien avant
ma naissance, distribué autrement dans l’univers. Les particules élémentaires
dont je suis actuellement composé existaient déjà avant moi, mais dans une
autre configuration. Si je leur étais identique, j’aurais existé bien avant ma
naissance. Du point de vue logique, nous ne sommes donc pas identiques à notre
corps, ce qui n’implique nullement que nous puissions exister sans corps.
Mais d’où sortons-nous cette
idée que nous possédons un cerveau ? D’où savons-nous comment fonctionne
la physiologie sensorielle humaine ? Notre seul accès à notre cerveau et à
notre physiologie sensorielle passe par nos sens.
La devise du joyeux
constructiviste s’énonce ainsi : à chacun son Faust ou sa prise de la
Bastille ! Tout n’est précisément qu’une question de perception.
Nous n’observons pas le
monde d’un point de vue extérieur à lui et la question se pose donc de savoir
si notre image du monde est appropriée. C’est comme si on prétendait faire une
photo de tout, appareil photo compris, ce qui est impossible, car si l’appareil
photo apparaissait dans notre photographie, l’appareil photographié ne serait
pas parfaitement identique à l’appareil photographiant, tout comme mon image
dans le miroir n’est pas parfaitement identique à moi-même. Toute image du
monde reste à tout le moins une représentation du monde vu de l’intérieur, en
quelque sorte une image que le monde se fait de lui-même.
La liberté de compréhension
des œuvres d’art consiste en ce que nous comprenions quelque chose, et qu’en
même temps nous ressentions comment nous comprenons quelque chose20.
il est important de
réhabiliter l’esprit après son éviction précipitée par le constructivisme
postmoderne.
L’étude des langues romanes
est tout aussi objective et susceptible de vérité que la physique ou les
neurosciences, et elle a même cet avantage qu’on peut, grâce à elle, mieux
comprendre Marcel Proust par exemple, ou Italo Calvino.
La représentation
scientifique du monde repose sur une appréhension déformée de la rationalité.
Elle présuppose que dans tous nos efforts pour comprendre, nous sommes mis en
demeure de former des hypothèses, de les prouver expérimentalement ou de les
rejeter. De tels processus sont convaincants dans leurs domaines de pertinence,
mais il n’est pas acceptable de les généraliser. Ils nous aident à comprendre
l’univers, mais l’homme et sa compréhension du sens n’apparaissent pas dans
l’univers, nous ne les découvrons qu’en nous approchant de l’esprit ou du sens
en l’interprétant – et cela avec les moyens tout à fait ordinaires de la
communication.
Et c’est un fait que les
humains se meuvent dans l’esprit. Qu’on oublie l’esprit et on ne contemple plus
que l’univers, tout sens humain disparaît, c’est une évidence.
La philosophie a pour tâche
de se poser cette question, la question du sens de la vie humaine.
Nous ne sommes finalement
que des machines carnées intelligentes ou, au mieux, des singes sanguinaires
aux illusions religieuses et métaphysiques.
Nous faisons de plus en plus
confiance à des processus fondés sur la division du travail, dont nul individu
isolé ne saurait plus avoir une vue d’ensemble. La réalité de la vie moderne
est devenue bien plus complexe qu’elle ne l’était à l’aube des temps modernes,
elle s’est faite presque confuse et opaque. Nous la supposons rationnelle
pourtant, nous présumons que les assises de notre ordre social sont garanties
par des processus scientifiques que tout un chacun pourrait en principe
comprendre et apprendre.
Nous avons l’impression que
la société tout entière est aux mains d’experts : experts en
administration, experts en sciences ou experts en droit.
Le désenchantement est un
autoportrait des citoyens des sociétés modernes, incapables de déchiffrer leur
propre société. Le désenchantement arrive quand nous attribuons à l’ordre social
un fondement de rationalité.
« savoir quelque chose ou y
croire ».
Le désenchantement, reste un
héritage « de la vieille Europe », comme il l’appelle avec son ironie
de sociologue. Il décrit cet héritage de la vieille Europe sous la forme d’une
continuité de rationalité, signifiant par là qu’il existe une forme
particulière de rationalité qui comprend le monde comme un tout, identique au
principe d’organisation du monde.
Il existe une croyance
moderne au progrès, qui prête à la science une puissance pour ainsi dire
magique. Cette thèse est une version moderne du fétichisme.
Intégrer sa propre identité
à un tout rationnel.
Le fétichisme consiste à
projeter cette structure sur un objet. On met ainsi à distance la
responsabilité individuelle de sa propre identité tout comme celle de son
insertion dans un environnement social qu’on n’arrive finalement jamais à
contrôler entièrement.
L’homme cherche toujours un
« sujet » à qui l’on « attribue de savoir », qu’il appelle
le « sujet supposé savoir »,
Beaucoup de piétons en
tirent la conclusion qu’ils ont tous les droits pour compliquer la vie du
cycliste, puisqu’ils occupent la position du plus faible.
Nous avons confié à la
science la position de garant de la rationalité de l’ordre social.
La fétichisation de la
science n’aboutit qu’à une chose : nous projetons nos désirs d’ordre et
nos idées sur un conseil d’experts qui ne saurait même pas exister, un conseil
d’experts qui décide à notre place de tout ce qui concerne la manière dont nous
devrions effectivement vivre.
Toute intuition de l’Infini
a sa pleine existence en elle-même ; elle ne dépend d’aucune autre, et
n’entraîne [pas] non plus nécessairement l’existence d’aucune autre
Schleiermacher déploie le
sens de la religion depuis une attitude d’ouverture maximale envers les
autres : c’est justement cette position – qui consiste à penser que
d’autres pourraient avoir raison alors même qu’ils ont des opinions
différentes, qui soutient qu’il y a des points de vue individuels de grande
valeur qui devraient être protégés –,
Le « naturalisme »
comme « […] l’intuition de l’Univers contemplé dans sa pluralité
élémentaire, sans représentation de conscience et volonté personnelles des
divers éléments particuliers […] », ce qui correspond au caractère
dominant de cette image du monde prétendument bien de ce monde.
Ce n’est certes pas un
hasard si l’organisation de notre société contemporaine provoque avant tout la
dépression, la forme de maladie psychique actuellement la plus répandue. La
manière dont la société se comporte envers la religion ne peut donc être
déduite du fait que nous ne voyions en elle qu’une simple superstition. C’est
une croyance erronée des critiques vulgaires de la religion de penser que dans
la religion il n’est toujours question que du « bon Dieu ».
Vu le caractère fétichiste
de l’image scientifique du monde, ce n’est pas un hasard qu’elle se voie
concurrencée par la religion : elle se présente elle aussi, stricto sensu,
comme une sorte de religion. La religion telle que définie ci-dessus dans
sa première forme signifie précisément ne pas admettre qu’il existe un ou
des dieux qui dirigent tout, mais qu’il y a quelque chose qui dirige tout,
que ce soit le Dieu de la Bible, les dieux de l’hindouisme ou la Formule
physique du monde d’où l’on peut déduire toutes les lois de la nature.
Le vrai problème est de
vénérer un principe supposé universel, et peu importe son apparence.
Vie moderne soumise à la
division du travail inclinait au fétichisme parce que nous ne cessons
d’échanger et d’acheter des objets sans savoir comment ils sont réellement
produits et comment ils obtiennent leur valeur. Marx saisit l’occasion
d’établir une relation entre le fétichisme de la marchandise et le fétichisme
religieux
La religion est cette
impression que nous participons à un sens, même s’il dépasse de beaucoup tout
ce que nous comprenons.
A certain moment d’une
préhistoire grise de notre planète, un groupe d’êtres semblables à des humains
s’éveilla pour ainsi dire du sommeil de l’animalité et, frappé d’étonnement, se
demanda ce que tout cela pouvait bien vouloir dire. Au fait, pourquoi
chassons-nous ces animaux ? se demanda-t-on. Pourquoi sommes-nous comme
nous sommes ? La réponse à ces questions dépassant de loin l’horizon de
leurs connaissances, l’histoire des premiers hommes commença par une
contrariété. Ils furent confrontés à bien des péripéties auxquelles ils ne
comprenaient rien et qui outrepassaient leur faculté d’analyse. C’est alors que
commença la recherche des traces. Est-ce que les événements ont un ordre,
existe-t-il une Histoire ? Les religions se mirent à conter des histoires
et à découvrir un ordre dans les événements, un ordre qui intègre l’homme tout
en le dépassant de beaucoup. Ainsi peut-on dire qu’à l’origine de la religion
il y a ce sens du lointain le plus absolu, cette idée que nous sommes seulement
dans une histoire difficile à déchiffrer, qui certes nous intègre, mais dans
laquelle il y a bien plus en jeu que notre simple destin.
L’esprit est encore autre
chose que la culture. L’esprit, c’est le sens pour le sens. Un sens indécis et
ouvert. C’est aussi pourquoi la liberté humaine consiste avant tout à n’être
assujetti à aucune certitude, à soutenir qu’il existe une multiplicité de
déterminations possibles. Cette expérience n’est pas seulement source de
perplexité, elle est aussi la source du progrès. On ne peut évidemment pas
espérer que le progrès arrive tout seul. Le piquant de la liberté humaine,
spirituelle, réside bien plus dans le fait d’être capable d’avancer et de
reculer que dans celui de déterminer nos choix et nos actes nous-mêmes, et donc
d’échouer.
L’esprit humain commence par
s’analyser sous la forme du divin, sans savoir que le divin qu’il cherche
au-dehors de soi est l’esprit humain qu’il a en soi.
La conscience est toujours
conscience de quelque chose, ce qui veut dire que la conscience ne se réalise
toujours qu’en visant des objets.
La religion naît de notre
besoin de comprendre comment il peut y avoir du sens dans le monde, un sens que
nous sommes en mesure de comprendre sans projeter nous-mêmes ce sens dans le
monde. Ainsi comprise, il est tout à fait exact de dire que la religion est une
forme de quête de sens.
La religion naît du besoin
d’un retour sur soi depuis un écart, une distance maximale. L’homme est capable
de renoncer à soi-même de telle sorte qu’il ne puisse plus se comprendre que
comme un point qui s’évanouit dans un infini.
Kierkegaard, Dieu est notre
prise de distance maximale.
Par « péché », il
entend dénégation de l’esprit. Le péché ne serait donc pas une « mauvaise
action » ou un ensemble de « sombres pensées », mais une
attitude envers soi dans laquelle on tente de mettre à l’écart, d’éliminer son
propre esprit.
Que la réalité de notre
société soit très loin d’être a-religieuse tient notamment à ce que la religion
concerne un domaine tout à fait différent de l’expérience humaine que la
science. Dans la religion, il est question du monde humain. Son champ de sens
est le sens susceptible d’être compris et nous nous posons la question de
savoir d’où vient ce sens – une énigme à laquelle nous essayons de
répondre depuis des siècles. En revanche, dans les sciences modernes de la
nature, il est question du monde sans l’homme, du monde sans sujet, sans
esprit. Même dans la génétique humaine ou la médecine, il n’est pas question de
notre esprit, mais de notre corps.
On pourrait même dire de
manière un peu provocatrice que le sens de la religion est cette prise de
conscience que Dieu n’existe pas, que Dieu n’est pas un objet ou un superobjet
qui témoigne du sens de notre vie.
Comprendre le sens de la
religion en tant que reconnaissance de notre finitude.
Par le démantèlement de la
religion, mais par l’accroissement de notre sens de la liberté.
Le champ de sens de l’art
nous montre précisément que le sens n’existe que parce que nous nous
confrontons activement à lui.
Nous voyons des objets mais
ne voyons pas que nous les voyons.
Prenons La Liseuse à la
fenêtre. Ce tableau joue sur beaucoup de niveaux différents du contraste entre
réalité et fiction ou, plus généralement, entre être et paraître. La lumière
vient d’une source invisible depuis l’extérieur de la fenêtre de gauche et
tombe sur la scène, attirant notre attention. Cette scène s’ouvre à nous comme
un plateau de théâtre, d’autant qu’au premier plan un rideau vert est tiré, ce
qui souligne le dispositif scénique du tableau. La jeune fille reçoit un
message, il s’agit probablement d’une lettre d’amour. Elle a un peu le rouge
aux joues, ce qui peut signifier qu’elle est pudique. En outre, le rideau
ouvert est de la même couleur que sa robe, ce qu’un psychanalyste quelque peu
perspicace pourrait interpréter en disant que l’observateur du tableau (donc
nous) déshabille pour ainsi dire la jeune fille du regard, car nous l’observons
dans une scène intime. On peut voir un autre indice du sous-entendu sexuel du
tableau dans la coupe de fruits renversée, dont est tombée une pêche à moitié
consommée, alors que la coupe a basculé sur une table en désordre.
Il y a cependant une
différence remarquable entre un énoncé mathématique et l’expression
poétique : la poésie parle toujours aussi d’elle-même.
La poésie parle de la
langue, ou plus exactement de la réussite de la rencontre entre la langue et la
vérité.
Fin au devoir d’intégration
qui consiste à présupposer qu’il n’y aurait qu’un seul ordre conceptuel auquel
tout ce qui existe devrait être soumis.
Vermeer encadre expressément
la scène de la liseuse de multiples façons totalement différentes. Le tableau
est plein à craquer de divers cadres et encadrements : l’embrasure de la
fenêtre ouverte par où entre la lumière, la fenêtre elle-même, formée à son
tour de différents petits carreaux sertis, dans lesquels se reflète le
L’époque moderne avec ses
grandes révolutions scientifiques des cinq cents dernières années a
délibérément propagé l’impression de la « lisibilité du monde »,
Les « séries de
qualité » nous ont habitués, elles qui rendent leurs spectateurs esclaves
d’une dépendance aussi importante que l’addiction à la drogue.
Une série peut durer plus de
quatre-vingts heures, ce qui laisse bien plus de temps et de place pour
développer des personnages du point de vue événementiel, et c’est d’ailleurs
pourquoi on compare volontiers les Sopranos à un énorme roman, à La Recherche
du temps perdu1 par exemple.
Les jérémiades
existentialistes surviennent quand on attend du monde quelque chose qui
n’existe pas, l’immortalité par exemple, le bonheur éternel et une réponse à
toutes nos questions. Si on aborde la vie sous cet angle, on finit forcément
par être déçu.
Il n’y a pas de superobjet
auquel nous soyons livrés durant tout le temps que nous vivons, nous sommes
pris dans d’infinis possibles pour nous rapprocher de l’infini : c’est la
seule manière de concevoir que tout ce qui existe, existe.
La non-existence du monde
déchaîne une explosion de sens, car tout n’existe que parce que tout apparaît
dans un champ de sens. Comme il ne saurait y avoir de champ de sens qui englobe
tout, il existe d’innombrables champs de sens. Au total, les champs de sens ne
sont pas tous connectés les uns aux autres, sinon le monde existerait.
Le pas suivant consiste à
oublier cette quête d’une structure fondamentale englobante pour tenter, à la
place, de manière collective, de mieux comprendre les nombreuses structures
existantes, avec moins de parti pris, de manière plus créative, afin d’être
apte à mieux juger de ce qui peut rester en l’état et de ce qu’il faut changer,
car ce n’est pas parce que tout existe que tout est bien. Nous nous trouvons
tous ensemble dans une gigantesque expédition – arrivés jusqu’ici depuis
nulle part, nous avançons ensemble dans l’infini.
Glossaire
Apparition : Expression générale qui désigne un
« événement », une « occurrence ». Les apparitions peuvent
être des formations abstraites comme des nombres, ou concrètes, matérielles,
comme des formations de l’espace spatio-temporel.
Blobjectivisme : Double
thèse selon laquelle il n’y a qu’un seul domaine global d’objets, et que ce
domaine d’objets est lui-même un objet.
Constructivisme : Postulat fondamental de toute théorie qui
prétend qu’il n’existe absolument ni faits ni réalités en soi et qu’en vérité
nous ne construisons tous les faits qu’à l’aide de nos multiples discours ou de
nos méthodes scientifiques.
Constructivisme
herméneutique : Constructivisme qui
prétend que toutes les interprétations de textes sont des constructions, des
modèles. Selon ce point de vue, les textes n’ont pas de signification en soi,
mais uniquement relativement à des interprétations.
Créationnisme : Thèse qui énonce que l’intervention de Dieu dans
la nature serait plus conclusive que les sciences de la nature.
Dieu : Idée que le tout est doué de sens, bien que
cela dépasse notre entendement.
Différence, absolue : Différence entre un objet et tous les autres
objets.
Différence, relative : Différence entre un objet et quelques autres
objets.
Domaine d’objet : Domaine qui contient une catégorie déterminée
d’objets, selon des règles établies qui relient ces objets entre eux.
Dualisme : Idée qu’il y a précisément deux substances,
c’est-à-dire deux sortes d’objets. Plus particulièrement, hypothèse que pensée
et matière sont deux entités radicalement distinctes l’une de l’autre.
Existence : Propriété des champs de sens qui autorise que
quelque chose apparaisse en eux.
Existentialisme : Étude de l’existence humaine.
Facticité : Circonstance qui fait qu’en fin de compte
quelque chose existe.
Fait : Quelque chose qui est vrai à propos de
quelque chose.
Fétichisme : Projection de forces surnaturelles sur un
objet qu’on a fabriqué soi-même.
Matérialisme : Affirmation que tout ce qui existe est
matériel.
Méréologie : Domaine de la logique qui concerne les
rapports formels entre les totalités et leurs parties.
Méréologique, somme :
Formation d’une totalité par les relations d’inférence de plusieurs parties.
Métaphysique : Entreprise qui entend développer une théorie
du monde pris comme un tout.
Monde : Le champ de sens de tous les champs de sens,
le champ de sens dans lequel apparaissent tous les autres champs de sens.
Monisme : Hypothèse selon laquelle il n’existe qu’une seule
substance, un superobjet qui enchâsse tous les autres objets.
Monisme matérialiste : Position qui tient l’univers pour le seul
domaine d’objets existant, et qui identifie celui-ci à la totalité de la
matière, qui à son tour ne se laisse expliquer qu’à l’aide des lois de la
nature.
Naturalisme : Affirmation qui consiste à dire que seule la
nature existe, qu’elle est identique à l’univers, qui lui-même est le domaine
d’objets des sciences de la nature.
Nihilisme moderne : Affirmation qu’en fin de compte tout est dénué de
sens.
Nominalisme : Thèse qui énonce que nos notions et nos
concepts ne décrivent pas ou ne représentent pas des structures ou des
classifications du monde par exemple, mais que toutes les idées que les hommes
se font à propos de leur monde et d’eux-mêmes ne sont que des généralisations
conçues pour augmenter nos chances de survie.
Objet : Ce sur quoi nous pensons à l’aide d’idées
susceptibles de vérité. Tous les objets ne sont pas des choses
spatio-temporelles. Les nombres eux aussi, ou les productions oniriques, sont
des objets au sens formel.
Ontologie : Cette expression désigne traditionnellement
la théorie de l’étant. Dans cet ouvrage, on entend par « ontologie »
l’analyse de la signification de l’« existence ».
Ontologie du champ de
sens : Affirmation selon
laquelle il existe quelque chose, et non pas plutôt rien, uniquement quand il y
a un champ de sens dans lequel ce quelque chose apparaît.
Existence = apparition dans un champ de sens.
Ontologie fractale : Conception selon laquelle la non-existence du
monde fait retour sous forme de petites copies du monde. Tout objet isolé,
séparé d’autres objets est comme le monde. Comme celui-ci n’existe pas, le
grand problème du monde se répète en miniature.
Perspectivisme : Thèse qui soutient qu’il existe plusieurs
perspectives ou points de vue pour appréhender la réalité.
Physicalisme : Affirmation que tout l’existant se trouve
dans l’univers et peut donc, de ce fait, être étudié par la physique.
Pluralisme : Il existe beaucoup de substances (et en tout
cas nettement plus de deux).
Prédicat subjectif : Prédicat utilisé par tous les sujets d’une
communauté déterminée, par exemple par tous les hommes. Des prédicats qui
énoncent que seuls les dauphins peuvent percevoir grâce à leur sonar sont un
exemple de prédicat subjectif.
Prédicat transversal : Prédicat qui découpe le
« monde-de-Sider » (cf. Diagramme 7), c’est-à-dire un
prédicat qui divise un monde de manière absurde.
Principe de
scientia-mensura : Principe qui
énonce que là où il est question de décrire le monde, la science est la mesure
de toutes choses.
Proposition homo-mensura : L’homme est la mesure de toute chose.
Proposition principale de
l’ontologie négative : Le monde
n’existe pas.
Proposition principale de
l’ontologie positive, première :
Il y a nécessairement une infinité de champs de sens.
Proposition principale de
l’ontologie positive, deuxième :
Tout champ de sens est un objet. Nous sommes en mesure de penser à propos de
tout champ de sens, quoique nous ne puissions pas répertorier tous les champs
de sens.
Province ontologique : Région du tout qu’il ne faut pas confondre
avec le tout lui-même.
Représentationisme mental : Opinion que nous ne saisissons pas
directement les choses que nous percevons, mais que nous les répertorions
toujours en tant que représentations mentales, cela sans jamais avoir
immédiatement accès aux choses elles-mêmes.
Réalisme : Thèse qui affirme que nous connaissons les
choses en soi, si toutefois nous connaissons quelque chose.
Réalisme des structures : Affirmation qu’il y a des structures.
Réalisme, nouveau : Double thèse selon laquelle, premièrement, nous
sommes susceptibles de connaître des choses et des faits en soi et,
deuxièmement, choses et faits en soi n’appartiennent pas qu’à un seul domaine
d’objets.
Réalisme scientifique : Doctrine selon laquelle, grâce à nos théories
et nos appareillages scientifiques, nous connaissons les choses en soi et pas
uniquement des constructions.
Réduction ontologique : On effectue une réduction ontologique quand on
découvre qu’un domaine d’objets apparent n’est qu’un domaine de paroles, en un
mot qu’un discours apparemment objectif n’est que du verbiage.
Réflexion : Cogitation sur la cogitation.
Religion : Retour sur nous-mêmes depuis l’infini par
principe indisponible et intangible, entrepris pour que nous ne soyons pas
complètement perdus.
Répertoire : Choix de prémisses, de moyens, de méthodes et
d’instruments dans le but de traiter de l’information et d’acquérir des
connaissances.
Scientisme : Thèse selon laquelle les sciences de la
nature connaissent le substrat du réel, le monde en soi, tandis que toutes les
autres prétentions à la connaissance sont toujours réductibles à des sciences
de la nature, ou doivent, dans tous les cas, se laisser mesurer à elles.
Sens : Manière dont apparaît un objet.
Sens, champ de : Lieu où apparaît en fin de compte quelque chose.
Substance : Porteuse de propriétés.
Superobjet : Un objet qui a toutes les propriétés possibles.
Superpensée : La pensée qui pense à la fois à propos du
monde pris comme un tout et à propos d’elle-même. La superpensée se pense
elle-même et tout le reste à la fois.
Théorie de l’erreur : Théorie qui explique l’erreur systématique d’un
domaine de parole et qui renvoie cette erreur à une série d’hypothèses
fautives.
Univers : Le domaine d’objets des sciences de la nature
expérimentalement déductible.
Gabriel, Markus. Pourquoi le
monde n'existe pas (Essais et documents) (French Edition) . JC Lattès. Édition
du Kindle.
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