Par delà le bien et le mal
– T - Friedrich Nietzsche et Albert
Henri
Il semble que toutes les grandes choses,
pour graver dans le cœur de l’humanité leurs exigences éternelles, doivent
errer d’abord sur la terre en revêtant un masque effroyable et monstrueux. La
philosophie dogmatique prit un masque de ce genre, lorsqu’elle se manifesta
dans la doctrine des Veda en Asie ou dans le Platonisme en Europe. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Erreur des dogmatiques, je veux dire
l’invention de l’esprit et du bien en soi, faite par Platon. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Le christianisme est du platonisme à l’usage
du « peuple » Par delà le bien
et le mal Friedrich Nietzsche
La croyance fondamentale des métaphysiciens
c’est l’idée de l’opposition des valeurs. Les plus avisés parmi eux n’ont
jamais songé à élever des doutes dès l’origine, là où cela eût été le plus
nécessaire Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Quelle que soit la valeur que l’on attribue
à ce qui est vrai, véridique, désintéressé il se pourrait bien qu’il faille
reconnaître à l’apparence, à la volonté d’illusion, à l’égoïsme et au désir une
valeur plus grande et plus fondamentale par rapport à la vie. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Après avoir passé assez de temps à scruter
les philosophes, à les lire entre les lignes, je finis par me dire que la plus
grande partie de la pensée consciente doit être, elle aussi, mise au nombre des
activités instinctives, Par delà le bien
et le mal Friedrich Nietzsche
La plus grande partie de la pensée
consciente chez un philosophe est secrètement menée par ses instincts et forcée
à suivre une voie tracée. Par delà le
bien et le mal Friedrich Nietzsche
La fausseté d’un jugement n’est pas pour
nous une objection contre ce jugement. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
C’est là ce que notre nouveau langage a
peut-être de plus étrange. Il s’agit de savoir dans quelle mesure ce jugement
accélère et conserve la vie, maintient et même développe l’espèce. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Avouer que le mensonge est une condition
vitale, c’est là, certes, s’opposer de dangereuse façon aux évaluations
habituelles ; et il suffirait à une philosophie de l’oser pour se placer
ainsi par de là le bien et le mal. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Les défenseurs astucieux de leurs préjugés
qu’ils baptisent du nom de « vérités » — très éloignés de
l’intrépidité Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Le stoïcisme est une tyrannie infligée à
soi-même, Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
La vie elle-même est volonté de puissance.
La conservation de soi n’en est qu’une des conséquences indirectes les plus
fréquentes. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Qu’une pensée ne vient que quand elle veut,
et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération
des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut
« je pense ». Par delà le bien
et le mal Friedrich Nietzsche
Soyons donc circonspects, soyons
« non-philosophes », disons que dans tout vouloir il y a, avant tout,
une multiplicité de sensations qu’il faut décomposer : la sensation du
point de départ de la volonté, la sensation de l’aboutissant, la sensation du
« va-et-vient » entre ces deux états ; et ensuite une sensation
musculaire concomitante qui, sans que nous mettions en mouvement « bras et
jambes », entre en jeu dès que nous « voulons ». De même donc
que des sensations de diverses sortes sont reconnaissables, comme ingrédients
dans la volonté, de même il y entre, en deuxième lieu, un ingrédient nouveau,
la réflexion. Dans chaque acte de la volonté il y a une pensée directrice. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Ce que l’on appelle « libre
arbitre » est essentiellement la conscience de la supériorité vis-à-vis de
celui qui doit obéir. Par delà le bien et
le mal Friedrich Nietzsche
Notre corps n’est qu’une collectivité d’âmes
nombreuses. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Morale, bien entendu, considérée comme doctrine
des rapports de puissance sous lesquels se développe le phénomène
« vie ». Par delà le bien et le
mal Friedrich Nietzsche
C’est nous seuls qui avons inventé les
causes, la succession, la finalité, la relativité, la contrainte, le nombre, la
loi, la liberté, la modalité, le but ; et lorsque nous nous servons de ce
système de signes pour introduire ceux-ci dans les choses, comme « en
soi », pour les y mêler, nous ne procédons pas autrement que comme nous
l’avons déjà fait, c’est-à-dire mythologiquement. Le « déterminisme »
est de la mythologie. Dans le fatalisme de la faiblesse de volonté s’enjolive
singulièrement lorsqu’il sait s’introduire comme « religion de la
souffrance humaine » : c’est là une sorte de « bon goût »
propre à cette faiblesse. Par delà le
bien et le mal Friedrich Nietzsche
Ce qui se traduit le plus difficilement
d’une langue dans l’autre, c’est l’allure du style, laquelle est basée sur le
caractère de la race, pour m’exprimer plus physiologiquement sur l’allure
moyenne de son processus d’« assimilation ». Il y a des traductions
faites avec une entière bonne foi qui sont presque des faux, car elles
vulgarisent involontairement l’original, seulement parce que l’allure vive et
joyeuse de l’original était intraduisible, cette allure qui passe et aide à
passer sur tout ce qu’il y a de dangereux dans le sujet et l’expression. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Machiavel qui nous fait respirer dans son
Principe l’air fin et sec de Florence, et qui ne peut s’empêcher de présenter
les circonstances les plus graves avec un allegrissimo indiscipliné, peut-être
non sans un malicieux plaisir d’artiste, à la pensée de la contradiction où il
se hasarde ; car il y a là des pensées lointaines, lourdes, dures et
dangereuses, présentées à une allure de galop, avec une bonne humeur pleine de
pétulance. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Durant les jeunes années on vénère ou on
méprise encore, sans cet art de la nuance qui fait le meilleur bénéfice de la
vie, et plus tard, il va de soi que l’on paye très cher d’avoir ainsi jugé
choses et gens par un oui et un non. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Tout est disposé de façon à ce que le goût
le plus mauvais, le goût de l’absolu, soit cruellement bafoué et profané
jusqu’à ce que l’homme apprenne à mettre un peu d’art dans ses sentiments et
que, dans ses tentatives, il donne la préférence à l’artificiel, comme font
tous les véritables artistes de la vie. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Le penchant à la colère et l’instinct de
vénération, qui sont le propre de la jeunesse, semblent n’avoir de repos qu’ils
n’aient faussé hommes et choses pour pouvoir s’y exercer. La jeunesse, par
elle-même, est déjà quelque chose qui trompe et qui fausse. Plus tard, lorsque
la jeune âme, meurtrie par mille désillusions, se trouve enfin pleine de
soupçons contre elle-même, encore ardente et sauvage, même dans ses soupçons et
ses remords, comme elle se mettra en colère contre elle-même, comme elle se
déchirera avec impatience, comme elle se vengera de son long aveuglement, que
l’on pourrait croire volontaire, tant elle s’acharne contre lui ! Dans
cette période de transition, on se punit soi-même, par la méfiance à l’égard de
ses propres sentiments ; on martyrise son enthousiasme par le doute, la
bonne conscience vous apparaît déjà comme un danger, au point que l’on pourrait
croire que le moi en est irrité et qu’une sincérité plus subtile s’en fatigue.
Encore, et avant toute autre chose, on prend parti, par principe, contre la
« jeunesse ». — Dix ans plus tard on se rend compte que cela aussi
n’a été que — jeunesse ! Par delà le
bien et le mal Friedrich Nietzsche
On interpréta l’origine d’un acte, dans le
sens le plus précis, comme dérivant d’une intention, on s’entendit pour croire
que la valeur d’un acte réside dans la valeur de l’intention. L’intention
serait toute l’origine, toute l’histoire d’une action. Sous l’empire de ce
préjugé, on se mit à louer et à blâmer, à juger et aussi à philosopher, au
point de vue moral, jusqu’à nos jours. — Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Surmonter la morale, en un certain sens même
la morale surmontée par elle-même : ce sera la longue et mystérieuse
tâche, réservée aux consciences les plus délicates et les plus loyales, mais
aussi aux plus méchantes qu’il y ait aujourd’hui, comme à de vivantes pierres
de touche de l’âme. Par delà le bien et
le mal Friedrich Nietzsche
Nous n’atteignons d’autre
« réalité » que celle de nos instincts — car penser n’est qu’un
rapport de ces instincts entre eux, Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Des méchants qui sont heureux, une espèce
que les moralistes passent sous silence. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Pour être bon philosophe, dit ce dernier
grand psychologue, il faut être sec, clair, sans illusion. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Un banquier qui a fait fortune a une partie
du caractère requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire
pour voir clair dans ce qui est. » Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Il y a des phénomènes d’espèce si délicate
qu’on fait bien de les étouffer sous une grossièreté pour les rendre
méconnaissables. Par delà le bien et le
mal Friedrich Nietzsche
Il faut se garder du mauvais goût d’avoir
des idées communes avec beaucoup de gens. « Bien » n’est plus bien
dès que le voisin l’a en bouche. Par delà
le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Après tout cela, ai-je encore besoin de dire
qu’eux aussi seront des esprits libres, Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
En fin de compte, il faut tout faire
soi-même, pour apprendre quelque chose, ce qui fait que l’on a beaucoup à
faire ! — Mais une curiosité dans le genre de la mienne reste le plus
agréable des vices. Pardon, je voulais dire que l’amour de la vérité a sa récompense
au ciel et déjà sur la terre. Par delà le
bien et le mal Friedrich Nietzsche
Cette foi qui ressemble d’une façon
épouvantable à un continuel suicide de la raison. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
C’était là une raison tenace et opiniâtre
comme un ver rongeur, et on ne saurait l’assommer d’un seul coup. La foi
chrétienne est dès l’origine un sacrifice : sacrifice de toute
indépendance, de toute fierté, de toute liberté de l’esprit, en même temps
servilité, insulte à soi-même, mutilation de soi. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
« Dieu
en croix ». Jamais et nulle-part il n’y a plus eu jusqu’à présent une
telle audace dans le renversement des idées, quelque chose d’aussi terrible,
d’aussi angoissant et d’aussi problématique que cette formule : elle
promettait une transmutation de toutes les valeurs antiques. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
De quoi s’occupe en somme toute la
philosophie moderne ? Depuis Descartes — et cela plutôt par défi contre
lui qu’en s’appuyant sur ses affirmations — tous les philosophes commettent un
attentat contre le vieux concept de l’âme, sous l’apparence d’une critique de
la conception sujet et de l’attribut, c’est-à-dire un attentat contre le
postulat de la doctrine chrétienne. La philosophie moderne, en tant que théorie
sceptique de la connaissance, est, soit d’une façon ouverte, soit d’une façon
occulte, nettement anti-chrétienne, bien que, soit dit pour des oreilles plus
subtiles, nullement anti-religieuse. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
On disait : « Je »,
condition, — « pense » attribut, conditionné. Penser est une
activité, à laquelle il faut supposer un sujet comme cause. On tenta alors,
avec une âpreté et une ruse admirables, de sortir de ce réseau ; on se
demanda si ce n’était pas peut-être le contraire qui était vrai :
« pense » condition, « je » conditionné. « Je »
ne serait donc qu’une synthèse créée par la pensée même. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Ne fallait-il pas sacrifier Dieu lui-même, et,
par cruauté vis-à-vis de soi-même, adorer la pierre, la bêtise, la lourdeur, le
destin, le néant ? Sacrifier Dieu au néant — ce mystère paradoxal de la
dernière cruauté a été réservé à notre génération montante, nous en savons tous
déjà quelque chose. Par delà le bien et
le mal Friedrich Nietzsche
C’est une crainte ombrageuse et profonde, la
crainte d’un pessimisme incurable, qui force de longs siècles à se cramponner à
une interprétation religieuse de l’existence, la crainte de cet instinct qui
pressent que l’on pourrait connaître la vérité trop tôt, avant que l’homme soit
devenu assez fort, assez dur, assez artiste… La piété, la « vie en
Dieu » ainsi considérées apparaîtraient comme la dernière et la plus
subtile création de la crainte en face de
la vérité, comme une adoration et une ivresse d’artiste devant la plus radicale
de toutes les falsifications, la volonté de renverser la vérité, la volonté du
non-vrai à tout prix. Peut-être n’y eut-il pas jusqu’à présent de moyen plus
puissant pour embellir l’homme que la piété. Par la piété, l’homme peut devenir
artifice, surface, jeu des couleurs, bonté, au point que l’on ne souffre plus
de son aspect. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Le philosophe tel que nous l’entendons, nous
autres esprits libres, — comme l’homme dont la responsabilité s’étend le plus
loin, dont la conscience embrasse le développement complet de l’humanité, ce
philosophe se servira des religions pour son œuvre de discipline et
d’éducation, de même qu’il se servira des conditions fortuites de la politique
et de l’économie de son temps. Par delà
le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Plus un homme représente un type d’espèce
supérieure, plus ses chances de réussite deviennent minimes. Le hasard, la loi
du non-sens dans l’économie humaine, apparaît le plus odieusement dans les
ravages qu’il exerce sur les hommes supérieurs, dont les conditions vitales
subtiles et multiples sont difficiles à évaluer. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
La connaissance à cause d’elle-même »,
— voilà le dernier piège que tend la morale : c’est ainsi que l’on finit
par s’y empêtrer de nouveau complètement. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
L’amour d’un seul est une barbarie, car il
s’exerce aux dépens de tous les autres. De même l’amour de Dieu. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
« Voilà
ce que j’ai fait », dit ma mémoire. « Je n’ai pu faire cela », —
dit mon orgueil, qui reste inflexible. Et finalement c’est la mémoire qui cède.
Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Si l’on a du caractère, on a dans sa vie un
événement typique qui revient toujours. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
En temps de paix, l’homme belliqueux s’en
prend à lui-même. Par delà le bien et le
mal Friedrich Nietzsche
La maturité de l’homme, c’est d’avoir
retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Quoi ? Un grand homme ? Je ne vois
là que le comédien de son propre idéal. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Quand on veut dresser sa conscience, elle
vous embrasse, tout en vous mordant. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a
que des interprétations morales des phénomènes. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Les avocats d’un criminel sont rarement
assez artistes pour utiliser, au profit du coupable, la beauté terrible de son
acte. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Le mot le plus pudique que j’aie jamais
entendu : « Dans le véritable amour, c’est l’âme qui enveloppe le
corps. » Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
L’objection, l’écart, la méfiance sereine,
l’ironie sont des signes de santé. Tout ce qui est absolu est du domaine de la
pathologie. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
On ment bien de la bouche : mais avec
la gueule qu’on fait en même temps, on dit la vérité quand même. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Il y a une innocence dans le mensonge qui
est signe de bonne foi.
Ce que les philosophes appelaient
« fondement de la morale » et ce qu’ils exigeaient d’eux-mêmes
n’apparaissait, sous son jour véritable, que comme une forme savante de la
bonne foi en la morale dominante, un nouveau moyen d’exprimer cette morale, par
conséquent un état de faits dans les limites d’une moralité déterminée, ou
même, en dernière instance, une sorte de négation que cette morale pût être
envisagée comme problème. Par delà le
bien et le mal Friedrich Nietzsche
C’est la « nature » dans la morale
qui enseigne à détester le laisser-aller, la trop grande liberté et qui
implante le besoin d’horizons bornés et de tâches qui sont à la portée, qui
enseigne le rétrécissement des perspectives, donc, en un certain sens, la
bêtise comme condition de vie et de croissance. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Les races laborieuses ont grand’peine à
supporter l’oisiveté. Ce fut un coup de maître de l’instinct anglais de
sanctifier le dimanche dans les masses et de le rendre ennuyeux pour elles, à
tel point que l’Anglais aspire inconsciemment à son travail de la semaine. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
On doit aider les instincts et aussi la
raison, — on doit suivre les instincts, mais persuader à la raison de les
appuyer de bons arguments. Par delà le
bien et le mal Friedrich Nietzsche
Lorsque tous sont égaux, personne n’a plus
besoin de « droits » —) ; unis dans la méfiance envers la
justice répressive (comme si elle était une violence contre des faibles, une
injustice à l’égard d’un être qui n’est que la conséquence nécessaire d’une
société du passé) ; tout aussi unis dans la religion delà pitié, de la
sympathie envers tout ce qui sent, qui vit et qui souffre (en bas jusqu’à
l’animal, en haut jusqu’à « Dieu » — l’excès de « pitié pour
Dieu » appartient à une époque démocratique —) ; tous unis encore
dans le cri d’impatience de l’altruisme, dans une haine mortelle contre toute
souffrance, dans une incapacité presque féminine de rester spectateurs lorsque
l’on souffre, et aussi dans l’incapacité de faire souffrir ; Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
L’universelle dégénérescence de l’homme, —
qui descend jusqu’à ce degré d’abaissement que les crétins socialistes
considèrent comme « l’homme de l’avenir » — leur idéal ! — cette
dégénérescence et ce rapetissement de l’homme jusqu’au parfait animal de
troupeau (ou, comme ils disent, à l’homme de la « société libre »),
cet abêtissement de l’homme jusqu’au pygmée des droits égaux et des prétentions
égalitaires — sans nul doute, cette dégénérescence est possible ! Celui
qui a réfléchi à cette possibilité, jusque dans ses dernières conséquences,
connaît un dégoût que ne connaissent pas les autres hommes et peut-être
connaît-il aussi une tâche nouvelle ! Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Science, après s’être défendue avec un
succès éclatant de la théologie dont elle fut trop longtemps la
« servante », s’avise maintenant, avec une absurde arrogance, de
faire la loi à la philosophie et essaye, à son tour, de jouer au
« maître » — que dis-je ! au philosophe. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Et s’il vous arrive aujourd’hui d’entendre
louer quelqu’un de ce qu’il mène une vie « sage », une « vie de
philosophe », cela ne veut guère dire autre chose que ceci, qu’il est
« prudent » et qu’il vit a à l’écart ». Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Sagesse, c’est pour la foule une sorte de
fuite prudente, un moyen habile de « tirer son épingle du jeu ». Mais
le vrai philosophe — n’est-ce pas notre avis, mes amis ? — le vrai
philosophe vit d’une façon « non-philosophique »,
« non-sage », et, avant tout, déraisonnable. Il sent le poids et le
devoir de mille tentatives et tentations de la vie. Il se risque constamment,
il joue gros jeu… Par delà le bien et le
mal Friedrich Nietzsche
Point de doute : ces hommes de l’avenir
pourront le moins se passer des qualités, sévères et non sans danger, qui
distinguent le critique du sceptique, je veux dire la sûreté d’appréciation, le
maniement conscient d’une méthode dans son unité, le courage déniaisé, l’énergie
suffisante pour se tenir à l’écart, pour assumer la responsabilité de ses
propres actes ; de plus, ils avouent en eux un penchant à nier et à
analyser et une certaine cruauté raisonnée qui sait manier le couteau avec
sûreté et adresse Par delà le bien et le
mal Friedrich Nietzsche
Aujourd’hui le goût de l’époque, la vertu de
l’époque affaiblissent et réduisent la volonté ; rien ne répond mieux à
l’état d’esprit de l’époque que la faiblesse de volonté : donc, l’idéal du
philosophe doit précisément faire rentrer dans le concept
« grandeur » la force de volonté, la dureté et l’aptitude aux longues
résolutions. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
« Celui-là
sera le plus grand qui saura être le plus solitaire, le plus caché, le plus
écarté, l’homme qui vivra par delà le bien et le mal, le maître de ses vertus,
qui sera doué d’une volonté abondante ; voilà ce qui doit être appelé de
la grandeur : c’est à la fois la diversité et le tout, l’étendue et la
plénitude. » Et nous le demandons encore une fois : aujourd’hui — la
grandeur est-elle possible ? Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Le jugement et la condamnation morales sont
un mode de vengeance favori chez les intelligences bornées à l’égard des
intelligences qui le sont moins, c’est aussi une sorte d’indemnité que
s’octroient certaines gens envers qui la nature s’est montrée avare, et c’est
enfin une occasion de gagner de l’esprit et de la finesse. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Est immoral de dire : « Ce qui est
juste pour l’un l’est aussi pour l’autre. » Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Mais il ne faut pas avoir trop raison, si
l’on veut avoir les rieurs de son côté ; un petit soupçon de torts peut
être un indice de bon goût. Par delà le
bien et le mal Friedrich Nietzsche
L’homme des « idées modernes », ce
singe orgueilleux, est excessivement mécontent de lui-même : cela est
certain. Il pâtit, et sa vanité permet seulement qu’il
« com-pâtisse »… Par delà le
bien et le mal Friedrich Nietzsche
La discipline de la souffrance, de la grande
souffrance — ne savez-vous pas que c’est cette discipline seule qui, jusqu’ici,
a porté l’homme aux grandes hauteurs ? Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
En l’homme sont réunis créature et
créateur : en l’homme, il y a la matière, le fragment, l’exubérance, le
limon, la boue, la folie, le chaos ; mais en l’homme il y a aussi le
créateur, le sculpteur, la dureté du marteau, la contemplation divine du
septième jour. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Des liens solides nous tiennent garrottés,
nous portons une camisole de force du devoir et nous ne pouvons nous en
dégager. C’est par là que nous sommes « hommes du devoir », nous
aussi ! Parfois, il est vrai, nous dansons dans nos « chaînes »
et parmi nos « glaives ». Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Notre probité, à nous autres esprits libres,
— veillons à ce qu’elle ne devienne pas notre vanité, notre parure et notre
vêtement de parade, notre borne infranchissable, notre sottise ! Toute
vertu tend à la sottise, toute sottise à la vertu ; « bête jusqu’à la
sainteté », dit-on en Russie, — veillons à ce que notre probité ne finisse
pas par faire de nous des saints et des ennuyeux ! La vie n’est-elle pas
cent fois trop courte pour qu’on s’y… ennuie ? Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Le « bien-être général » n’est pas
un idéal, un but, une chose concevable d’une façon quelconque, mais tout
simplement un vomitif, que ce qui est juste pour l’un ne peut être juste pour
l’autre Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
La prétention d’une morale pour tous est
précisément un préjudice porté à l’homme supérieur, bref, qu’il existe une
hiérarchie entre homme et homme, et par conséquent aussi entre morale et
morale. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
Mais, au fond de nous-mêmes, tout au fond,
il se trouve quelque chose qui ne peut être rectifié, un rocher de fatalité
spirituelle, de décisions prises à qu’il y a une compensation à l’aplatissement
d’un peuple ; c’est qu’un autre peuple devienne plus profond. la
médiocrité plébéienne des idées modernes est l’œuvre de l’Angleterre. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Toute élévation du type « homme »
a été jusqu’à présent l’œuvre d’une société aristocratique — et il en sera
toujours ainsi, l’œuvre d’une société qui a foi en une longue succession dans
la hiérarchie, en une accentuation des différences de valeur d’homme à homme,
et qui a besoin de l’esclavage dans un sens ou dans un autre. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Le perpétuel « art de se vaincre
soi-même » pour employer une formule morale en un sens supra-moral. Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche²
Sa supériorité ne résidait pas tout d’abord
dans sa force physique, mais dans sa force psychique. Elle se composait
d’hommes plus complets (ce qui a tous les degrés, revient à dire, des
« bêtes plus complètes »). Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
La foi en soi-même, l’orgueil de soi-même,
une foncière hostilité et une profonde ironie en face de
l’« abnégation » appartiennent, avec autant de certitude à la morale
noble qu’un léger mépris et une certaine circonspection à l’égard de la
compassion et du « cœur chaud ». Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
La façon dont le respect de la Bible a
généralement été maintenu jusqu’à présent en Europe est peut-être le meilleur
élément de discipline et de raffinement des mœurs dont l’Europe soit redevable
au christianisme. Par delà le bien et le
mal Friedrich Nietzsche
Notre époque très démocratique, ou plutôt
très plébéienne, « l’éducation » et la « culture » doivent
être surtout l’art de tromper sur l’origine, sur l’atavisme populacier dans
l’âme et le corps. Un éducateur qui aujourd’hui prêcherait avant tout la vérité
et crierait constamment à ses élèves : « soyez vrais ! soyez
naturels ! montrez-vous tels que vous êtes ! » Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
L’âme noble prend comme elle donne, par un
instinct d’équité passionné et violent qu’elle a au fond d’elle-même.
Qu’appelle-t-on commun, en fin de
compte ? — Les mots sont des signes verbaux pour désigner des idées ;
les idées elles, sont des signes imaginatifs, plus ou moins précis,
correspondant à des sensations qui reviennent souvent et en même temps, des groupes
de sensations. Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement, d’employer
les mêmes mots. Il faut encore user des mêmes mots pour le même genre
d’évènements intérieurs, il faut enfin que les expériences de l’individu lui
soient communes avec celles d’autres individus. C’est pourquoi les hommes d’un
même peuple se comprennent mieux entre eux que ceux qui appartiennent à
différents peuples ; mais lorsque les peuples différents emploient le même
idiome, ou plutôt, lorsque des hommes placés dans les mêmes conditions (de
climat, de sol, de dangers, de besoins, de travail) ont longtemps vécu
ensemble, il se forme quelque chose « qui se comprend », c’est à dire
un peuple. Par delà le bien et le mal
Friedrich Nietzsche
C’est l’histoire d’un pauvre être
insatisfait et insatiable dans l’amour d’un être qui dut inventer l’enfer pour
y précipiter ceux qui ne voulaient pas l’aimer, — Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Un philosophe : c’est un homme qui
éprouve, voit, entend, soupçonne, espère et rêve constamment des choses
extraordinaires, qui est frappé par ses propres pensées comme si elles venaient
du dehors, d’en haut et d’en bas, comme par une espèce d’événements et de coups
de foudre que lui seul peut subir qui est peut-être lui-même un orage, toujours
gros de nouveaux éclairs ; un homme fatal autour duquel gronde, roule,
éclate toujours quelque chose d’inquiétant. Un philosophe : un être,
hélas ! qui souvent se sauve loin de lui-même, souvent a peur de lui-même…
mais qui est trop curieux pour ne pas « revenir toujours à
lui-même ». Par delà le bien et le
mal Friedrich Nietzsche
Il y a aujourd’hui, presque partout en
Europe, une sensibilité et une irritabilité maladives pour la douleur et aussi
une intempérance fâcheuse à se plaindre, une efféminisation qui voudrait se
parer de religion et de fatras philosophique, pour se donner plus d’éclat — il
y a un véritable culte de la douleur. Par
delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Le manque de virilité de ce qui, dans ces
milieux exaltés, est appelé « compassion », saute, je crois, tout de
suite aux yeux. — Il faut bannir vigoureusement et radicalement cette nouvelle
espèce de mauvais goût, et je désire enfin qu’on se mette autour du cou et sur
le cœur l’amulette protectrice du « gai saber », du « gai
savoir», pour employer le langage ordinaire. Par delà le bien et le mal Friedrich Nietzsche
Ô midi de la vie ! Ô temps
solennel !
Ô jardin
d’été ! Bonheur inquiet, debout et aux écoutes ; J’attends les amis,
prêt nuit et jour Que tardez-vous, amis ? Venez, car il est temps !
N’était-ce pas pour vous que le gris des glaciers
Aujourd’hui s’est
orné de roses ? C’est vous que cherche la rivière ; et, plus haut, Le
vent et les nuages se pressent dans la nue, Ardents à découvrir de loin votre
venue. Dans les hauteurs la table est dressée pour vous : —
Qui demeure si près
Des étoiles, si près des sombres profondeurs ? Quel royaume serait plus
vaste que le mien ? Et de mon miel — qui donc en a goûté ?… — Vous
voici, amis ! — Hélas ! ce n’est pas vers moi
Que vous voulez
venir. Vous hésitez surpris — ah, que ne vous fâchez-vous ! Ce n’est plus
— moi ? Plus mon visage et ma démarche ? Et ce que je suis, amis — ne
le serais-je pas pour vous ? Serais-je un autre ? Étranger à
moi-même ? De
moi-même enfui ? Lutteur qui trop souvent a dû se surmonter ? Trop
souvent s’est raidi contre sa propre force, Blessé et arrêté par sa propre
victoire ? J’ai cherché où la brise était la plus aiguë. J’ai
su demeurer Où personne ne demeure, dans les zones arides, Oubliant l’homme,
Dieu, le blasphème et la prière, Moi le fantôme errant sur les glaciers. — Mes
vieux amis ! Voyez, vous pâlissez,
D’un frisson
d’amour ! Non, sans rancune ! Allez. Pour vous point de séjour :
Ici, dans ce royaume des glaces et des roches Il faut être chasseur et pareil
au chamois. fus méchant chasseur ! — Voyez comme mon arc
Est tendu
raide ! Car c’est le plus fort qui a décoché ce trait — — : Mais
malheur à vous ! Cette flèche est dangereuse Comme nulle flèche, —
ah ! fuyez pour votre bien !… Vous tournez les talons ? — Ô
cœur, c’en est assez,
Ton espoir demeure
fort : Pour des amis nouveaux garde ouverte tes portes ! Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
Et laisse les anciens ! Laisse les
souvenirs ! Si tu fus jeune, te voilà — jeune bien mieux ! Par delà le bien et le mal Friedrich
Nietzsche
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