Le sens des limites,
Monique Atlan et Roger-Pol Droit, L’Observatoire
Une conscience aiguë des limites émerge
comme l’autre face de notre présent. Chacun sait désormais que la planète est
unique, les ressources d’énergie en quantité finie, l’expansion sans mesure
impossible. Plus de croissance illimitée sur une Terre limitée. […]Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Notre époque tient dans cette tension entre
un toujours plus et un toujours moins, la croissance et la décroissance, le
désir d’illimité et la conscience des limites. » Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Les uns désirent, partout, et par tous les
moyens, effacer les limites. Les autres, au contraire, veulent les réimposer,
autoritairement, et à tout prix. Le sens
des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Depuis les dernières décennies du
XXe siècle, ce désir de suppression est porté et nourri par la
mondialisation, la révolution numérique, l’expansion des révolutions
technologiques autant que par l’essor du capitalisme financier et la
disparition d’horizons à long terme au profit d’un « présentisme »
triomphant. Il sous-tend aussi bien le projet transhumaniste de fusion entre
humains et machines que la négation des limites entre humains et animaux, le
changement de la relation à la nature, le brouillage des genres et de la
différence des sexes, la confusion croissante entre vie privée et vie publique…
Sous ces visages différents, une seule et même tentation est à l’œuvre :
dissoudre les limites, considérées comme des entraves. Et viser la fusion…
Reste à comprendre avec quoi. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Nous faisons l’expérience quotidienne de la
coexistence permanente entre humains et « machines de
compagnie » : assistants vocaux répondant à nos demandes, robots
conçus pour pallier la solitude des personnes âgées, intelligences
artificielles mimant nos émotions… Et ce n’est qu’un début. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Les êtres humains ne seraient plus utilisateurs
de machines, comme récemment. Ils constitueraient des pièces, relativement peu
fiables, d’un système de robots où ils n’occuperaient qu’une fonction
intermittente. Le sens des limites,
Monique Atlan et Roger-Pol Droit
« Nous », souligne Tristan Garcia,
désignait autrefois exclusivement « nous, les humains ». Le droit
considérait les animaux simplement comme des choses, non comme des personnes.
Aujourd’hui, « nous » tend de plus en plus à signifier « nous,
les vivants », englobant ainsi les êtres dotés de sensibilité
(« sentients5 »), qu’ils soient animaux ou humains. Ce changement
entraîne de multiples conséquences. Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Sensibilité qui permet d’avoir conscience de
soi, de dire « moi », résulte d’une organisation spécifique et ne
saurait être élargie à d’autres éléments de l’univers, sans abus de pensée et
de langage. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
Se répète toujours le même rêve : être
débarrassé des identités qui assignent, quelles qu’elles soient. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
il n’était jamais venu à l’esprit de qui que
ce soit de soutenir que cette séparation première des êtres humains en deux
sexes – ancrée dans la physiologie, les organes et les hormones –
puisse et doive être intégralement effacée. Pour une part des esprits
contemporains, c’est désormais chose faite. Dès lors que fut remplacé le
« sexe » – inné, biologique, psycho-corporel – par le
« genre » – acquis, social, conventionnel. Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
On en est arrivé à postuler que les
identités sexuelles devraient tout à la société, rien à la nature. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
« Nous
sommes de l’humus, écrit-elle, pas des homo, pas des anthropos. Nous sommes du
compost, pas des post-humains. » Jadis, l’informe, le décomposé, l’humus
étaient ce que l’humain fuyait, ce qu’il laissait derrière lui pour se
construire. Par un étrange retournement de l’histoire, cette décomposition devient
son avenir, par-delà masculin et féminin. Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Cette ouverture de soi aux regards des
autres renforce le sentiment que moins subsisteraient de limites, plus on
serait heureux et libres. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Au lieu d’avoir d’abord conscience de soi,
et ensuite d’être jugé, reconnu ou trahi par les autres, ils donnent
l’impression de devoir passer par le filtre des autres pour prendre conscience
d’eux-mêmes. En quelque sorte, leur intériorité se trouve externalisée. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
S’activer pour que soient préservées des
limites.
Les mouvements populistes rameutent des
peurs, des ressentiments et des haines que nous ne partageons en aucune
manière. Ils signalent le trouble et l’inquiétude qu’engendrent la tentation et
les dérives du sans-limite. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
À ceux qui veulent ôter les limites font
donc face ceux qui les figent et les rigidifient. Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
L’écologie est tout entière du côté des
limites, de leur prise en compte et de leur mise en œuvre, à l’inverse de la
tentation de l’effacement. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Personne ne doit oublier qu’au long de
l’histoire rien ne s’est montré plus dangereux que la conviction d’agir au nom
du Bien. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
Pour le bien de l’humanité, dans le but
d’assurer à tous un avenir radieux, des crimes colossaux ont été commis. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Légitime souci des limites à l’implacable
dictature du limitariat. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Convaincue que le modèle économique
occidental est l’ennemi à abattre, que son extension à toute la planète la mène
à sa ruine, que ce système ne peut ni comprendre ni changer, cette frange
militante persiste à vouloir tout abattre, comme au XIXe siècle, en
recyclant les lambeaux d’un paléomarxisme éteint. Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Les adeptes de la
« collapsologie », terme inventé en 2015 par l’ingénieur agronome
Pablo Servigne et Raphaël Stevens, expert en résilience des systèmes
socio-écologiques. Cette collapsologie se veut « science de l’effondrement»
mais reconnaît quand même au passage qu’elle se fonde essentiellement sur une
« certitude intuitive ». Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Insensiblement, la collapsologie se mue en
« collapsosophie », à laquelle on se « convertit » pour
mettre en pratique une prétendue « sagesse de l’effondrement ». Non
dénuée d’ambiguïté. Le sens des limites,
Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Opposition simple, tranchée, manichéenne,
entre ceux qu’on pourrait appeler les goodies et les badies des limites. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Supposons, en effet, que toutes les limites
soient effacées. On se retrouverait dans un continuum unique, où l’on
circulerait indéfiniment, passant d’un moment à un autre, d’une espèce à une
autre, d’un genre à un autre… pratiquement sans transition. Cette abolition des
contours ferait perdre la notion de l’existence des autres et jusqu’à sa propre
identité, désormais non repérable. Personne n’étant quoi que ce soit de délimité
ni de définissable, personne ne serait rien. Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
En restant entre soi, en parquant les
« autres » au-dehors, en coupant les ponts, on constitue une
uniformité, une sorte d’homogénéité restreinte contre le magma menaçant que
l’on imagine grouiller de l’autre côté de la frontière. La limite qui enferme
pour protéger exclut le dehors, le diabolise et le désincarne. Elle empêche,
elle aussi, toute existence réelle, vivante, c’est-à-dire en relation avec d’autres
que soi. À l’intérieur de l’espace enclos par une limite pétrifiée, il n’y a
plus personne, car il n’y a plus d’autre. Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
L’horizon, par lui-même, ne départage rien,
si aucun regard ne s’y porte. Il n’existe comme limite que pour un esprit. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
La bonne mesure de nos possessions nous est
donnée par le corps : l’important est que ma chaussure ait la taille de
mon pied, voilà tout ce dont j’ai besoin. Les suppléments superflus font
basculer dans une autre dimension. Que la chaussure devienne dorée,
luxueusement ornée, colorée comme ceci ou cela, ouvre sur la démesure. Comme le
désir sera toujours infiniment plus grand que le pied, il tend vers le sans-limite,
le toujours plus, indéfiniment. La mesure du corps serait la borne à ne pas
franchir. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
Nous ne pouvons acquérir de connaissances
qu’à l’intérieur des limites de notre champ d’expérience. Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Transgresser, par plaisir, par rébellion
systématique, avec la conviction qu’aucune limite ne vaut, ne s’impose, ne doit
être respectée, c’est à la fois un trait de caractère et une tendance
croissante de l’époque que nous vivons. .
Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Toute pensée suppose une délimitation des
idées, et que toute parole suppose une distinction des sons, des mots, des
sens. . Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
La démesure multiforme de l’hubris débouche
donc constamment sur la négation de l’existence des autres. . Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Les proportions des statues, l’harmonie des
temples, l’équilibre des lois constituent plutôt des défenses édifiées contre
le désordre, le chaos et la sauvagerie qui régnaient, qui couvent toujours,
qu’il faut tenir en bride de façon permanente. . Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Socrate répond, de façon lapidaire :
« Tu penses qu’il faut s’exercer à avoir plus que les autres, en fait tu
ne fais pas attention à la géométrie »… Réponse étonnante. En effet, si
vouloir toujours plus pour soi est bien un signe d’hubris que la sagesse doit
s’employer à contrecarrer, que vient donc faire ici la géométrie ? En
réalité, si elle constitue évidemment la connaissance rationnelle des lignes,
formes et points, et de leurs relations, la géométrie est aussi la science qui
concerne les limites, de manière exemplaire. Elle traite des proportions et des
propriétés intrinsèques des figures. Son savoir se fonde sur la compréhension,
par la raison, de l’ordre interne qui existe dans le monde des formes. . Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
« Connais-toi toi-même » que
reprend Socrate ne signifie nullement, comme on le croit souvent aujourd’hui,
« Sache quel caractère est le tien, découvre tes points forts et tes
faiblesses ». Il faut la comprendre non dans un sens psychologique, mais
réellement cosmique c’est-à-dire « Comprends la place spécifique occupée
par l’être humain, au-dessus des animaux, en dessous des dieux. Entre ces
limites, tu es humain, tu ne l’es plus si tu te prends pour un autre, immortel
ou bête ». . Le sens des limites,
Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Parvenir à n’être ni téméraire ni lâche
(tout comme ni paresseux ni suractif, ni vantard ni timide, etc.) exige un
réel travail sur soi. Rien à voir avec un centrisme mou, une position de repli.
Le juste milieu s’atteint de haute lutte. Nous le croyons « médiocre »,
les Anciens le jugeaient glorieux. . Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Le secret du bonheur consisterait à façonner
nos désirs à la taille de nos besoins. Si l’on s’en tient à cette limite
naturelle, il n’y a plus d’hubris, tout s’ajuste. La « tempête de
l’âme », celle des désirs effrénés et contradictoires, se calme. . Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Projeter des catégories modernes sur les
réalités antiques. . Le sens des limites,
Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Devient responsable de sa vie éternelle
– félicité et béatitude, ou souffrances et damnation. Selon son parcours
durant une existence terrestre unique et brève, le chrétien perd ou gagne une
éternité céleste de Paradis ou d’Enfer. .
Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Péché originel, saint Augustin, à la fin du
IVe siècle, imagine en effet que les humains naissent nécessairement du
mauvais côté. La limite étant outrepassée en amont, indépendamment de leurs
actes. . Le sens des limites, Monique Atlan
et Roger-Pol Droit
En célébrant l’infinité du monde, Giordano
Bruno exultait de voir s’effondrer le vieux rempart du péché, la diabolisation
de la chair, les limites étroites de l’existence ancienne. . Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Le plus important, en fin de compte, n’est
pas la carte des continents ni même celle du ciel. Les places respectives de
l’humain et de la nature, les limites de nos pouvoirs et de nos savoirs, voilà
ce qui bouge de manière décisive avec la modernité. . Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Pourquoi la fumée monte-t-elle vers le
ciel ? Parce qu’elle émane du feu, et rejoint son « lieu
naturel », qui est le « haut du monde ». Pourquoi la pierre
lancée retombe-t-elle ? Parce qu’elle est constituée de terre et rejoint
son « lieu naturel », qui est le « bas du monde ». Telles
étaient, schématiquement, les réponses d’Aristote. . Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Pour être objectif, il faut laisser de côté
ses croyances, ses sentiments, ses espérances. . Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
« Plus
nous comprenons comment marche le monde, plus nous sommes en mesure
d’avancer. » Cette injonction va s’imposer. . Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Penser le progrès requiert certaines
conditions : il faut avant tout se représenter le temps comme linéaire et
non cyclique. Il faut que l’histoire se déroule en droite ligne, selon la
flèche du temps. Au contraire de l’ancienne conception grecque du temps
circulaire où le cosmos s’efface, recommence, tourne en rond, où le progrès
n’existe pas, puisqu’une fois conquis il est effacé au tour suivant. L’idée de
progrès suppose un avenir ouvert, indéfini, à construire. . Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Le progrès représente toujours un
« mieux » dans le temps, une amélioration considérée comme telle en
fonction d’une certaine conception de ce qui est souhaitable et
désirable : santé, sécurité, prospérité, paix, etc. . Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Chaque lumière projette des ombres. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Francis Bacon, ainsi formulé dans les
dernières lignes de La Nouvelle Atlantide5 : « Reculer les
bornes de l’Empire humain, en vue de réaliser toutes les choses possibles.
L’important est la réalisation, pas son sens ni sa justification. Tout ce qui
est faisable est à faire. Tout le faisable est un progrès. » Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Ce dépassement moderne comme le passage d’un
univers fixe, où les limites sont édictées du dehors – par Dieu, par
l’Église, par le roi, par le statut de chacun dans une hiérarchie sociale
traditionnelle –, à un monde mobile, où les règles sont décidées du dedans
par des individus eux-mêmes, qui se considèrent comme souverains. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Les normes et limites fixées par d’autres
(hétéronomie) cèdent la place à celles qu’on se donne à soi-même (autonomie). Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Les espoirs placés dans les sciences se sont
retrouvés disqualifiés, se transformant peu à peu en défiance ou en crainte. La
foi en l’histoire s’est amoindrie, l’espoir collectif s’est éclipsé. L’idée de
progrès s’est faite « slogan », « cliché », mythe trompeur.
Les horizons temporels se sont estompés, le passé n’étant plus que mémoire,
l’avenir n’étant plus désirable ni même figurable. Il ne restait qu’à
consommer, des équipements ménagers et des loisirs, et des bouffées de radicalité
rêvant d’extirper du monde toute limite. Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Le marquis de Sade en fut un précurseur
exemplaire, lui qui affirmait désirer la transgression même et encore
lorsqu’elle n’avait plus aucune raison d’être. Croire que dans la surenchère de
blasphèmes qui émaille ses œuvres il cherche à choquer les esprits religieux, à
les faire souffrir, en affirmant sa propre incroyance, est insuffisant. En
fait, Sade a besoin de ces signes religieux pour jouir de les bafouer, de les
souiller, bien qu’ils soient, à ses yeux, totalement dépourvus de
signification. S’adressant à Dieu, il proclame : « Je voudrais qu’un
moment tu pusses exister/Pour jouir du plaisir de te mieux insulter. » Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol
Droit
Toute l’œuvre de Foucault est centrée sur
l’exploration des limites, pour les scruter et les contester à la fois, pour
ébranler, fragiliser, saper les dispositifs de pouvoirs que, selon lui, elles
génèrent. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
Romain Rolland complimente Freud, lui dit
partager ses analyses, mais regrette de ne pas voir prise en compte la
« sensation religieuse4 ». Il nomme ainsi un sentiment qu’il affirme
éprouver fortement, comme des millions d’hommes, indépendamment des dogmes, des
Églises, des révélations et des croyances, et qu’il décrit en ces termes :
« Le fait simple et direct de la sensation de l’“éternel” (qui peut très
bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme
océanique). » Le sens des limites,
Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Notre actuel sentiment du Moi, poursuit
Freud, n’est donc qu’un résidu rétréci d’un sentiment beaucoup plus largement
étendu, étendu même à tout, qui correspondait à un lien plus intime du Moi avec
le monde environnant. » Devenir un individu consisterait, dans cette
optique, à passer de l’illimité indistinct aux limites, de l’océanique au
terrestre, du tout aux singularités. Le chemin inverse, vers l’océanique, la
dilution de soi, la fusion cosmique serait, selon Freud, une régression. que la
suppression méthodique des catégories et la dissolution des limites constituent
un vecteur clé de cette culture. Dans l’histoire intellectuelle de l’Inde, la
doctrine qui l’emporta sur toutes les autres privilégie l’identité parfaite de
la conscience et de l’Absolu par annulation de toutes les limites et de toutes
les différences. Nous les croyons réelles, à tort, alors qu’elles ne sont
qu’illusoires. personne, indépendamment de tout contexte, qu’il est donné soit
de privilégier une existence avec des contours, soit de s’en délivrer pour
fusionner avec l’univers. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Le recours permanent à l’idéologie de la
belle âme, l’intolérance à l’égard de l’exception se note à l’exaspération
devant qui se refuse à son étreinte généreuse et à sa religion de
l’humanité7 », note à juste titre l’écrivain Éric Marty. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
« Dé-création »
du monde, autrement dit une annihilation fictive du réel et de tout ce qui peut
être perçu, dit ou pensé. Car tout n’existe que selon un principe de
séparation. Lui seul fait exister. Aucune chose, aucun organisme, aucun
vocable, aucune idée ne pourrait être s’il n’était d’abord, pour pouvoir exister,
séparé du reste. Le sens des limites,
Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Ceux qui tendent à effacer les limites
jugent la séparation néfaste. Dans un mouvement à rebours, ils veulent en finir
avec elle, prônent le retour à une indistinction avec une Nature idéalisée,
rêvent de fusionner avec le grand Tout du sans-limites. Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Seule la limite offre la possibilité de
faire lien, de tenir ensemble, d’unir ce qui vient d’être séparé. Ici, unir ne
signifie pas confondre, relier ne signifie pas annuler l’écart. C’est au
contraire la fusion-confusion qui rend impossible une relation, quelle qu’elle
soit… faute de termes indépendants à relier. Il n’est possible de réunir que
des éléments identifiables comme tels. La limite conditionne et détermine leur
existence. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
La séparation est la condition de la
relation. La limite est garante de ce mouvement. Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Faut qu’existent des autres pour faire vivre
les relations, ensemble. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Des autres séparés de nous, nous séparés
d’eux, pour qu’une relation soit possible, garante des intégrités de tous. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Sans limite, impossible d’isoler une idée
d’une autre, impossible de les comparer, de les opposer, de les rapprocher, de
les combiner. Il faut, au préalable, avoir cerné leurs contours, leur avoir
donné forme. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
C’est ce qu’on peut dire qui
délimite et organise ce qu’on peut penser… Ce qu’Aristote nous donne pour un
tableau de conditions générales et permanentes n’est que la projection
conceptuelle d’un état linguistique donné5 », et serait donc relatif…
Faut-il en conclure que d’autres langues feront penser autrement les
délimitations du monde ? Évidemment oui. Le découpage des catégories et
des notions n’est pas le même en hébreu, en chinois, en sanskrit, en wolof ou
en d’autres savoir elle-même. Ainsi les astronomes de l’Antiquité ou de la
Renaissance ne savaient-ils rien des trous noirs. Ils n’en ignoraient rien non
plus, à proprement parler, puisqu’ils n’avaient pas la moindre idée de leur
existence. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la
pensée ?10 le philosophe montre que le travail de la pensée consiste à
« s’orienter géographiquement », comme avec une boussole, en opérant
des différenciations. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
À partir de notre intuition sensible,
structurée a priori par l’espace et le temps, les activités de la pensée
procèdent d’abord par spatialisation. Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Métaphore picturale, la technique du sfumato
mise au point par Léonard de Vinci, obtenue par superposition de plusieurs
couches de peinture donnant aux contours d’un sujet un aspect évanescent,
incertain… Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
C’est sans doute une des raisons pour
lesquelles l’époque actuelle en perdant ses perspectives temporelles a perdu le
sens des limites. Cette métamorphose de la relation collective au temps a
commencé à affecter les sociétés occidentales au cours de la seconde moitié du
XXe siècle. Elle a été décrite par des historiens, sociologues et
anthropologues sous le nom de « présentisme18 ». Avec comme traits
principaux : du côté du passé, une représentation de l’héritage historique
qui s’affaiblit. Le poids des événements d’hier n’est plus ressenti, la
conscience de l’histoire et de ses continuités fait place à la célébration
intermittente d’un « devoir de mémoire ». Du côté de l’avenir, les
buts à atteindre collectivement deviennent flous ou irreprésentables. Les
lendemains ne sont plus attirants ni même figurables, le sens des actions
communes n’apparaît pas. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Déploiement des réseaux sociaux issus de la
révolution numérique et de la menace qu’ils font peser sur la représentation de
l’intimité en ces temps de transparence exacerbée. Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Les récepteurs que nous sommes acquièrent
une forme d’autonomie relative, qui leur permet, s’ils le veulent, d’agir à
leur tour. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
D’interdits et de protection distincts,
l’instauration de compromis, instables et destinés à évoluer. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
C’est ainsi que l’infini se retrouve
« sous la garde du fini24 », sous la garde de la limite. Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit
Descartes évoque l’« idée de l’infini
en moi ». Il se demande, dans la troisième de ses Méditations
métaphysiques25, comment expliquer que les êtres humains, dont la vie est
limitée et toutes les sensations bornées, puissent avoir pareille idée de
l’infini. Elle ne peut provenir de leurs expériences vécues, puisqu’elle les
excède toutes. Le sens des limites,
Monique Atlan et Roger-Pol Droit
La limite n’est plus fermeture mais ouverture.
Et l’attention ne se porte plus sur ce qui se cache derrière ou dans le simple
reflet de l’horizon, mais plutôt sur sa présence en nous, sur cet au-delà
intérieur qui déjoue les certitudes trop rapides sur son caractère
indépassable. « Accepter les limites ne bouche pas l’horizon. Cela permet
d’aller plus loin sans se perdre27. »
Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
L’horizon « en nous » devient
ainsi figure de la limite qui ferme et ouvre l’espace et le regard, sépare et
réunit terre et ciel, fini et infini. Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
En finir avec les visions simplistes,
manichéennes, qui représentent la limite comme essentiellement dérangeante,
punitive, fardeau attentatoire à notre liberté. Pour rappeler que les limites
signent l’humain, en sont la condition, qu’elles fondent la pensée, permettent
la vie. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
La » civilisation, à partir des
Lumières, désignait un processus – lent, mais constant et universel –
de polissage de l’humanité, qui était censée abandonner, peu à peu, la rudesse
pour adopter des mœurs pacifiées, l’ignorance pour acquérir des savoirs, les
rapports de force pour se fier aux institutions… Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Un des signes de la crise actuelle des
limites est la désuétude où l’idée de civilisation est tombée. Soit on ne sait
plus ce qu’elle veut dire, soit on l’accuse d’être le masque de toutes les
vilenies possibles, le faux nez de la colonisation, de l’esclavagisme, de
l’impérialisme, de la domination occidentale… Le sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
La séparation des vies est au principe de
leur possibilité d’union. La condition d’existence de l’autre est d’être
distinct de moi (et réciproquement : je n’existe qu’à la condition d’être
distinct de l’autre). La limite qui nous disjoint rend possible de nous
rejoindre. Le sens des limites, Monique
Atlan et Roger-Pol Droit
Et « intolérance ». Car on se
trompe encore en croyant que la tolérance consiste uniquement à défaire les
limites. Bien entendu, on peut et doit abolir des censures, laisser dire,
laisser faire. Mais à la condition, impérative, que des limites soient posées.
« Pour être tolérant, il faut fixer les limites de l’intolérable », soulignait
l’écrivain Umberto Eco2. Sans limites, pas d’autre, pas d’éthique, pas de
tolérance. Toutefois, jamais une personne isolée ne trace ces limites, ne les
transforme, harmonise ou entrelace toute seule. Ce travail est collectif. Le
sens des limites est sens du politique. Le
sens des limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Sortir de la négligence envers les limites
aussi bien que de la crispation idéologique et autoritaire suppose de retrouver
le sens du politique. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Le désintérêt, la désaffection, le mépris
croissant dont fait l’objet la dimension politique du monde sont profondément
liés à l’indifférence envers les limites. En retrouver le sens, c’est aussi,
pour une part, réinventer, et réendosser le sens du politique. Tout simplement
parce que cette sphère est celle où les limites se tissent, se trament, se
confrontent, se négocient et s’arbitrent. Non sans tâtonnements. Non sans
erreurs. Mais obstinément. Le sens des
limites, Monique Atlan et Roger-Pol Droit
Plaidoyer en faveur de limites bien
comprises, conçues à la fois comme butoirs et comme points de levier, Le sens des limites, Monique Atlan et
Roger-Pol Droit