La "philosophie de John Galt (Atlas Shrugged ), Ayn Rand
La
main de l’horloge atteignit le point du 8:00.
—
Mesdames, Messieurs, dit une voix provenant du haut1567
parleur
de la radio, une voix claire, calme, une voix décidée, de
celles
qui n’avaient pas été entendues sur les ondes depuis des
années,
« Monsieur Thompson ne s’adressera pas à vous ce soir.
Il
n’est plus temps pour lui, c’est à mon tour. Vous étiez sur le
point
d’écouter un compte rendu de la crise mondiale. C’est ce
que
vous allez entendre. »
Trois
personnes sursautèrent en reconnaissant la voix, mais
nul
n’aurait pu y prêter garde au milieu du vacarme de la foule
dont
même les cris n’auraient pas été à la hauteur de son
émotion.
L’un fut un soupir de triomphe ; un autre, de terreur ;
et
le troisième était de l’ahurissement. Trois personnes avaient
reconnu
l’orateur : Dagny, le Docteur Stadler et Eddie Willers.
Personne
ne se tourna vers Eddie ; mais Dagny et le Docteur
Stadler
se regardèrent. Elle vit sur son visage les marques de la
plus
horrible terreur dont on puisse supporter la vue ; il comprit
qu’elle
savait, et que sa façon de la regarder aurait pu laissé
croire
que l’orateur de la radio l’avait giflé.
—
Pendant douze ans, vous avez demandé : “Qui est John
Galt
?” C’est John Galt qui vous parle. Je suis l’homme qui
attache
un prix à son existence. Je suis l’homme qui ne sacrifie ni
sa
vie ni ses valeurs. Je suis l’homme qui vous a privé de vos
victimes,
détruisant ainsi votre monde, et si vous voulez savoir
pourquoi
vous êtes en train de périr, vous qui redoutez la
connaissance,
je suis l’homme qui va maintenant vous le dire.
L’ingénieur
en chef était le seul à pouvoir encore bouger ; il
courut
vers un poste de télévision et manipula frénétiquement les
boutons.
Mais l’écran resta noir. L’orateur avait choisi de ne pas
être
vu. Seule sa voix emplissait les ondes du pays–du monde
entier,
songea l’ingénieur en chef–comme s’il était en train de
parler
ici, dans cette pièce, non pas à un groupe, mais à un seul
homme
; ce n’était pas le ton d’un discours en public, mais celui
de
quelqu’un s’adressant à l’esprit.
—
Vous avez entendu dire que nous traversions un âge de
crise
morale. Vous l’avez dit vous-même, en tremblant et en
espérant
que les mots n’aient pas de sens. Vous avez gémi que
les
péchés de l’homme étaient en train de détruire le monde et
vous
avez maudit la nature humaine pour sa réticence à pratiquer
les
vertus que vous exigiez. Comme le sacrifice est pour vous la
vertu,
vous avez demandé plus de sacrifice lors de chaque
nouvelle
catastrophe. Au nom du retour à la morale, vous avez
sacrifié
tous les démons que vous teniez pour la cause de votre
1568
malheur.
Vous avez sacrifié la justice au bénéfice de la pitié.
Vous
avez sacrifié l’indépendance pour promouvoir l’unité.
Vous
avez sacrifié la raison à la foi. Vous avez sacrifié la
richesse
au besoin. Vous avez sacrifié l’estime de soi au
renoncement
de soi. Vous avez sacrifié le bonheur au devoir.
Vous
avez détruit tout ce que vous teniez pour être mauvais,
et
réalisé tout ce que vous teniez pour être bon. Alors, pourquoi
frémissez-vous
d’horreur à la vue du monde qui vous entoure ?
Ce
monde n’est pas le produit de vos péchés, il est le produit et
le
reflet de vos vertus. C’est votre idéal moral fait réalité avec
une
perfection pleine et définitive. Vous vous êtes battus pour
lui,
vous en avez rêvé et vous l’avez désiré, et moi… je suis
l’homme
qui a fait de vos désirs une réalité.
Votre
idéal avait un ennemi implacable, que vos principes
moraux
étaient conçus pour détruire. Je vous ai retiré cet ennemi
là.
Je l’ai retiré de votre chemin et placé hors de votre portée. J’ai
tari
la source de tous ces maux que vous étiez en train de
sacrifier
un à un. J’ai mis un terme à votre battaille. J’ai arrêté
votre
moteur. J’ai privé votre monde de l’esprit de l’homme.
“L’homme
ne vit pas de l’intelligence”, dites-vous ? J’ai fait
disparaître
ceux qui le font. “L’intelligence est impotente”, ditesvous
?
Je vous ai retiré ceux dont l’intelligence ne l’est pas. “Il y
a
des valeurs plus élevées que celle de l’esprit”, dites-vous ? J’ai
fait
disparaître ceux qui ne le pensent pas.
Pendant
que vous traîniez vers l’autel du sacrifice les hommes
qui
incarnaient la justice, l’indépendance, la raison, la fortune,
l’estime
de soi… j’ai été plus prompt que vous, je les ai atteints
le
premier. Je leur ai révélé la nature du jeu auquel vous vous
livriez
et les principes moraux qui sont les vôtres, à ceux qui
avaient
été trop innocemment généreux pour pleinement en saisir
la
portée. Je leur ai montré la voie pour vivre selon d’autres
principes
: les miens. Ce sont les miens qu’ils ont choisi de
suivre.
Tous
les hommes qui ont disparu, ces hommes que vous
haïssiez
mais que vous redoutiez cependant de perdre, c’est moi
qui
vous les ai pris. Ne tentez pas de nous retrouver. Nous ne
vous
voulons pas être trouvés. Ne geignez pas pour prétendre
qu’il
serait de notre devoir de vous servir. Nous ne reconnaissons
pas
ce genre de devoir. Ne gémissez pas que vous avez besoin de
nous.
Nous ne considérons pas le besoin comme un dû. Ne
prétendez
pas que vous avez des droits sur nous. Vous n’en avez
1569
aucun.
Ne nous suppliez pas de revenir. Nous sommes en grève,
nous
les hommes de l’esprit.
Nous
sommes en grève contre l’immolation de soi. Nous
sommes
en grève contre le principe des récompenses imméritées
et
des obligations sans contrepartie. Nous sommes en grève
contre
la doctrine qui condamne la poursuite du bonheur
personnel.
Nous sommes en grève contre le dogme selon lequel
toute
vie est entachée de culpabilité.
Il
y a une différence entre notre grève et toutes celles que vous
avez
menées pendant des siècles : notre grève ne consiste pas à
formuler
des revendications, mais à les satisfaire. Nous sommes
mauvais,
selon vos principes : nous avons choisi de ne pas vous
nuire
plus longtemps. Nous sommes inutiles, nous sommes des
“improductifs”,
selon vos théories économiques. Nous avons
décidé
de ne pas vous exploiter davantage. Nous sommes
dangereux
et devons être mis aux fers, selon vos idées politiques.
Nous
avons choisi de ne plus vous mettre en danger et de ne plus
porter
de chaînes. Nous ne sommes qu’une illusion, à en croire
votre
philosophie. Nous avons choisi de cesser de vous égarer en
vous
laissant libres de regarder la réalité en face… la réalité que
vous
vouliez, le monde tel que vous le voyez maintenant, un
monde
sans esprit.
Nous
vous avons accordé tout ce que vous exigiez de nous,
nous
qui avons toujours été les donneurs, mais qui venons de le
comprendre
seulement maintenant. Nous n’avons aucune
revendication
à vous transmettre, aucune clause à discuter, aucun
compromis
à négocier. Vous n’avez rien à nous offrir. Nous
n’avons
pas besoin de vous.
Vous
lamentez-vous, maintenant, disant : “Non, ce n’était pas
cela
que nous voulions ?”–disant qu’un monde de ruines
dépourvu
esprit n’était pas votre but ?–que vous ne vouliez pas
que
nous vous quittions ? Cannibales sournois que vous êtes, je
sais
que vous avez toujours su ce que c’était que vous vouliez.
Mais
votre jeu est terminé, parce que maintenant nous le savons
aussi.
À
travers les siècles de terreurs et de catastrophes engendrées
par
votre code moral, vous vous êtes plaint qu’il avait été
enfreint
et que ces horreurs étaient des punitions pour l’avoir
enfreint,
que les hommes étaient trop faibles et trop égoïstes pour
accepter
de verser le sang que celui-ci réclamait. Vous avez
maudit
l’homme, vous avez maudit l’existence, vous avez maudit
1570
cette
Terre, mais vous n’avez jamais osé remettre vos principes
en
question. Vos victimes en furent considérées comme
responsables
et durent tenter d’y survivre, avec vos horreurs
comme
récompense de leur martyre… tout en vous apitoyant sur
la
noblesse de vos principes, et en déplorant que la nature
humaine
ne soit pas assez bonne pour les mettre en pratique. Et
personne
ne se leva pour poser la question : “Bon ? Selon quelle
norme
?”
Vous
vouliez connaître l’identité de John Galt ? Je suis celui
qui
a posé cette question.
Oui,
ceci est une époque de crise morale. Oui, vous subissez
la
punition méritée pour le mal que vous avez fait. Mais ce ne
sont
ni l’homme ni la nature humaine qu’il faut montrer du doigt.
Ce
sont vos principes moraux qui sont en cause, cette fois. Vos
principes
ont été observés au mieux de ce qu’ils pouvaient l’être
et
au mieux de ceux à quoi ils pouvaient vous amener, l’impasse
au
bout de la route. Si vous voulez continuer à vivre, ce que vous
devez
faire maintenant n’est pas de retourner vers la moralité–
vous
qui n’en n’avez jamais connue aucune–mais de la
découvrir.
Vous
n’avez jamais entendu parler de concepts moraux autres
que
de ceux du mysticisme et du social. On vous a enseigné que
la
moralité était un code de conduite imposé par le caprice, le
caprice
d’un pouvoir surnaturel ou le caprice de la société ; que
ce
code de conduite était destiné à servir les desseins de Dieu
pour
plaire à une autorité d’outre-tombe ou au bien-être de
quelqu’un
d’autre vivant sur le palier d’en-face–mais ne devant
jamais
servir votre vie ni votre plaisir. On vous a enseigné que
votre
plaisir se situait dans l’immoral, de même que la recherche
de
votre intérêt, et que tout code moral ne devait pas être élaboré
pour
vous, mais contre vous,
non pas pour servir à
l’accomplissement
de votre vie, mais pour freiner vos élans.
Des
siècles durant, le débat sur la moralité a opposé ceux qui
proclamaient
que votre vie appartenait à Dieu à ceux qui
proclamaient
qu’elle appartenait à vos voisins… entre ceux qui
prêchaient
que le bien était le sacrifice pour l’amour de fantômes
dans
le Ciel et ceux qui prêchaient que le bien était le sacrifice de
soi
pour l’amour des incapables de la Terre. Personne n’est venu
vous
dire que votre vie vous appartient et que le bien consiste à
en
jouir.
Les
deux camps se mirent d’accords pour dire que la morale
1571
exige
de renoncer à vos intérêts personnels et à vos facultés
intellectuelles,
et que la moralité et le sens pratique sont deux
choses
se trouvant en opposition, que la moralité ne relève pas de
la
raison, mais de la foi et de la force. Les deux camps
s’accordèrent
pour dire qu’aucune moralité rationnelle n’était
possible,
que les notions de bien et de mal sont incompatibles
avec
la raison–que la raison dicte que rien ne justifie d’être
moral.
Quels
que soient les points sur lesquels ils s’opposaient par
ailleurs,
c’est contre l’esprit de l’homme que tous vos moralistes
se
sont unis. Tous leurs complots et leurs systèmes ne visaient
qu’à
dépouiller l’homme de ses facultés de réflexion et à le
détruire.
Désormais vous avez le choix de mourir ou d’apprendre
que
ce qui est contre la raison est contre la vie.
L’esprit
de l’homme est son moyen fondamental de survie. La
vie
lui est donnée, mais pas la survie. Son corps lui est donné, ses
moyens
de subsistance ne le sont pas. Son esprit lui est donné,
mais
pas ce qu’il contient. Pour rester en vie, l’homme doit agir,
et
avant de pouvoir agir, il doit connaître la nature et le propos de
ses
actions. Il ne peut se nourrir sans savoir ce qu’est la
nourriture
ni connaître le moyen d’en obtenir. Il ne peut creuser
un
fossé–ou construire un accélérateur de particules–sans une
connaissance
préalable des objectifs qu’il vise et des moyens
dont
il dispose pour les réaliser. Pour rester en vie, il doit penser.
Mais
penser est le fait d’un choix. La clef de ce que vous
appelez
avec insouciance la “nature humaine”, le secret qui vous
hante
et que vous redoutez tellement de nommer, est que
l’homme
est un être capable d’accéder à sa conscience par le
simple
fait de la volonté. La raison n’est pas un automatisme ; la
pensée–ou
réflexion–n’est pas un processus “mécanique” ; les
enchaînements
logiques ne sont pas instinctifs. Le
fonctionnement
de votre estomac, de vos poumons, ou de votre
coeur,
est un processus mécanique ; le fonctionnement de votre
cerveau
ne l’est pas. Dans toute situation et à chaque instant de
votre
vie, vous êtes libres de réfléchir ou de vous soustraire à cet
effort.
Mais vous n’êtes pas libres d’échapper à votre nature, au
fait
que la raison est votre moyen de survie… de sorte que pour
vous,
qui êtes un être humain “être ou ne pas être” signifie
“penser
ou ne pas penser”.
Un
être de conscience volontaire n’a pas un comportement
automatique
prédéterminé. Il a besoin d’un code de valeurs pour
1572
guider
ses actions. Une “valeur” est ce que l’on cherche à
acquérir
puis à conserver grâce à l’action, la "vertu" est cette
action
qui permet d’acquérir et de conserver cette valeur. Une
"valeur"
présuppose une réponse à la question : une valeur pour
qui
et pour quoi ? Une “valeur” présuppose une norme, un but et
la
nécessité d’une action face à une alternative. Là où il n’y a pas
d’alternative,
aucune valeur n’est possible.
Il
n’y a qu’une seule alternative fondamentale dans l’univers :
l’existence
ou la non existence… et elle ne concerne qu’une
catégorie
d’entités : les organismes vivants. L’existence de la
matière
inerte est inconditionnelle, mais l’existence de la vie ne
l’est
pas : elle dépend d’un processus spécifique d’action. La
matière
est indestructible ; elle change de forme, mais elle ne
peut
pas cesser d’exister. Seul un organisme vivant doit faire
face
à une constante alternative : celle de la vie et de la mort. La
vie
est un processus d’action qui s’autoperpétue et s’autoentretient.
Si
un organisme échoue dans cette tâche, il meurt ; les
éléments
qui le composent subsistent, mais sa vie disparaît. Seul
le
concept de “vie” rend possible celui de “valeur”. C’est
seulement
pour des entités vivantes que des choses peuvent être
bonnes
ou mauvaises.
Une
plante doit se nourrir pour survivre ; la lumière, l’eau, les
éléments
chimiques dont elle a besoin sont les valeurs que sa
nature
lui ont fixé pour but ; sa vie est la norme des valeurs qui
fondent
ses actions. Mais une plante n’a pas le choix de ses
actes
; les conditions qu’elle rencontre peuvent varier, mais pas
son
fonctionnement propre ; elle agit automatiquement pour
perpétuer
sa vie, elle ne peut agir pour sa propre destruction.
Un
animal est équipé pour assurer sa survie ; ses sens lui
fournissent
un code d’action automatique qui est figé, il s’agit
d’une
connaissance fonctionnant automatiquement et qui le
renseigne
sur ce qui est bon ou mauvais. Il n’a pas la capacité
d’étendre
ce savoir ou de l’ignorer. Dans les cas où ce savoir
s’avère
inapproprié, il meurt. Mais aussi longtemps qu’il vit, il
agit
sur la base de ce savoir, d’une manière automatique, assurée
et
déterminée, mais il ne jouit pas du pouvoir du choix, il est
incapable
d’ignorer ce qui est bon pour lui, incapable de décider
de
choisir le mal et d’agir pour sa propre destruction.
L’homme
n’a pas de norme automatique de survie. Sa
spécificité,
par rapport aux autres organismes vivants, est la
nécessité
d’agir lorsqu’il se trouve confronté à des alternatives,
1573
en
faisant des choix volontaires. Il n’a pas de savoir prédéfini le
renseignant
sur ce qui est bon ou mauvais pour lui, quelles sont
les
valeurs dont sa vie dépend, et quels sont les moyens d’action
appropriés
pour les atteindre. Objecteriez-vous qu’il possède un
instinct
de survie ? L’instinct de survie est précisément ce qui lui
fait
défaut. Un “instinct” est un genre de savoir inné
et
automatique.
Un désir n’est pas un instinct ; c’est un processus
intellectuel
acquis.
Le désir de vivre ne vous donne pas le savoir
nécessaire
à la vie. Et même le désir que l’homme a de vivre
n’est
pas automatique chez lui, il n’est pas inné ; votre funeste
secret
d’aujourd’hui est qu’il s’agit d’un désir que vous n’avez
pas.
Votre peur de la mort n’est pas un amour de la vie et ne vous
donnera
pas la connaissance nécessaire à préserver cette
dernière.
L’homme doit construire son savoir et choisir ses
actions
par un processus de pensée que la nature ne le forcera
nullement
à accomplir. L’homme a le pouvoir d’agir en vue de sa
propre
extermination–et c’est largement ce qu’il a fait durant
l’essentiel
de son histoire.
Un
être vivant qui remet en question ses moyens de survie ne
survit
pas. Une plante qui s’acharnerait à détruire ses racines, ou
un
oiseau qui chercherait à se casser les ailes, ne suvivraient pas
longtemps
au mode d’existence dont ils doivent s’affranchir.
Pour
autant, l’histoire de l’homme a été une lutte pour nier et
détruire
son propre esprit.
L’homme
a été appelé un être rationnel, mais sa rationalité est
une
question de choix–et l’alternative que sa nature lui offre est :
soit
exister en tant qu’être rationnel, soit exister en tant
qu’animal
suicidaire. L’homme doit être homme par choix ; il
doit
considérer sa vie comme une valeur, par le fait du choix ; il
doit
apprendre à entretenir cette valeur, par le fait du choix ; il
doit
découvrir les valeurs nécessaires à sa survie et pratiquer les
vertus
correspondantes, par le fait du choix.
Un
code de valeurs accepté par le fait du choix est un code
moral.
Qui
que vous soyez, vous qui m’écoutez en ce moment, je
m’adresse
aux débris de vie qui n’ont pas encore été corrompus
au
fond de vous-mêmes, à ce qu’il vous reste d’humain, à votre
intelligence,
pour vous dire : il existe une moralité rationnelle,
une
moralité propre à l’homme, et c’est la vie même de l’homme
qui
en constitue l’échelle de ses valeurs.
Tout
ce qui est favorable à la vie d’un être rationnel constitue
1574
le
bien ; tout ce qui lui est nuisible constitue le mal.
La
vie de l’homme, en accord avec sa nature, n’est pas la vie
de
la brute stupide, du voyou saccageur, ou du mystique
chapardeur,
mais la vie d’un être pensant ; non pas la vie au
moyen
de la force ou de la duperie, mais la vie au moyen de
réalisations
; non pas la survie à tout prix, puisqu’il n’y qu’un
seul
prix pouvant acheter la survie de l’espèce humaine : la
raison.
La
vie de l’homme est la référence de la moralité, mais c’est
votre
propre vie qui en est le propos. Si l’existence sur terre est
votre
but, vous devez choisir vos actions et vos valeurs en
fonction
de ce qui est propre à l’homme–pour le propos de
préserver
et d’accomplir cette irremplaçable valeur qu’est votre
vie.
Puisque
la vie exige un certain mode d’action, tout autre mode
la
détruit… Un être qui ne tient pas sa propre vie pour le motif et
le
but de ses actions, agit en fonction de motifs et de normes dont
l’issue
est la mort. Un tel être est une monstruosité
métaphysique,
qui lutte pour nier et contredire le fait de sa propre
existence,
et qui court aveuglément sur la voie de la destruction
dans
une folie meurtrière, incapable de propager autre chose que
la
douleur.
Le
bonheur est la conséquence d’une vie réussie, le malheur
est
une immixtion de la mort dans la vie.
Le
bonheur est cet état de conscience engendré par la
réalisation
de nous même selon nos valeurs propres. Un code
moral
qui vous défie de trouver le bonheur par la renonciation à
celui-ci–d’approuver
l’échec de vos valeurs–est une insolente
négation
de la moralité. Une doctrine qui vous propose, comme
idéal,
le rôle d’animal sacrificiel demandant à être égorgé sur
l’autel
de l’altruisme, vous présente la mort comme modèle. Par
la
grâce de la réalité et de la nature de la vie, l’homme–tout
homme–est
une fin en lui-même, il existe pour lui-même, et la
poursuite
de son propre bonheur constitue son plus haut but
moral.
Mais
ni la vie ni le bonheur ne peuvent s’accomplir dans la
poursuite
de lubies irrationnelles. Tout comme l’homme est libre
de
tenter de survivre selon des moyens et des méthodes ne
devant
qu’au hasard, mais mourra alors pour avoir manqué aux
exigences
de sa nature, il est libre de chercher son bonheur dans
n’importe
quelle escroquerie intellectuelle, mais il ne trouvera
1575
que
les affres de la frustration. L’objectif de la morale est de
vous
enseigner, non pas la souffrance et la mort, mais
l’épanouissement
et la vie.
Rejetez
donc ces parasites subventionnés, qui vivent du profit
qu’ils
tirent de l’esprit des autres et proclament que l’homme n’a
nul
besoin de moralité, de valeurs, de code de conduite. Eux qui
se
prétendent scientifiques et claironnent que l’homme n’est
qu’un
animal, le considèrent pourtant le moins comme un
élément
de la nature soumis comme tel à ses lois, inférieur au
moindre
des insectes. Ils reconnaissent que chaque espèce
vivante
possède un mode particulier de survie propre à sa nature,
ils
ne prétendent pas qu’un poisson puisse vivre hors de l’eau ou
qu’un
chien puisse survivre sans son odorat ; mais l’homme, le
plus
complexe des êtres, peut survivre, selon eux, de n’importe
quelle
manière ; l’homme n’a pas d’identité, pas de nature, et il
n’y
a pas de raison pratique, disent-ils, pour qu’il périsse quand
ses
moyens de survie sont détruits, quand son esprit étranglé est
mis
à la disposition de leurs fantaisies.
Rejetez
ces mystiques de la haine dévastatrice qui feignent
d’aimer
l’humanité tout en prêchant que la plus haute vertu
humaine
consiste à n’accorder aucune valeur à sa propre vie.
Vous
disent-ils que le but de la morale est de réprimer l’instinct
de
survie ? C’est précisément pour sa survie que l’homme a
besoin
d’un code moral. Le seul homme qui veut pratiquer la
morale
est celui qui veut vivre.
Non,
vous n’êtes pas tenus de vivre si vous ne le désirez pas ;
mais
si vous choisissez de vivre, vous devez vivre en êtres
humains–par
l’effort et par le jugement de votre esprit.
Non,
vous n’êtes pas tenus de vivre en êtres humains : c’est un
acte
de choix moral. Mais vous ne pouvez pas vivre autrement–et
l’alternative
est cette vie pire que la mort que vous observez
maintenant
en vous et autour de vous, cette situation impropre à
l’existence
qui vous rabaisse en dessous de l’animal, une
situation
qui vous entraîne d’année en année à travers une
douloureuse
agonie, vers une absurde et aveugle autodestruction.
Non,
vous n’êtes pas tenus de réfléchir : c’est l’acte d’un
choix
moral ; mais il a fallu que quelqu’un réfléchisse pour vous
maintenir
en vie. Si vous choisissez de vous dérober à la
réflexion,
vous vous dérobez à l’existence en en transmettant la
charge
à un être moral, en espérant qu’il sacrifiera son bien-être
1576
pour
vous permettre de survivre dans votre vice.
Non,
vous n’êtes pas tenus d’être des hommes ; et il est vrai
que
les hommes véritables ne sont plus parmi vous aujourd’hui.
J’ai
éloigné vos moyens de survie–vos victimes.
Comment
je m’y suis pris et ce que je leur ai dit pour qu’ils
s’en
aillent, c’est ce que vous entendez maintenant. Je leur ai
tenu
le discours que je prononce ce soir. C’était des hommes qui
vivaient
selon mes principes, mais qui ne savaient pas quelles
grandes
vertus cela représentait. Je le leur ai fait découvrir. Je les
ai
aidé, non à réévaluer, mais simplement à identifier leurs
valeurs.
Nous,
les hommes de l’esprit, sommes désormais en grève
contre
vous au nom de l’unique axiome qui est le fondement de
notre
code moral, et qui est l’exacte antithèse du vôtre : cet
axiome
est que l’existence existe.
L’existence
existe–et cela implique deux corollaires : que la
perception
existe et que la conscience existe ; la conscience étant
la
faculté de percevoir ce qui existe.
Si
rien n’existe, il ne peut pas y avoir de conscience... une
conscience
dénuée d’objet dont elle puisse être consciente est
une
contradiction dans les termes. Une conscience consciente
uniquement
d’elle-même est une contradiction dans les termes–
avant
de pouvoir s’identifier elle-même comme conscience,
encore
faut-il qu’elle soit consciente de quelque chose. Si ce que
vous
prétendez percevoir n’existe pas, vous n’avez aucune
conscience.
Quelque
soit le degré de votre savoir, vous ne pouvez
échapper
à ces deux axiomes–existence et conscience ; ils
constituent
les préalables irréductibles à toute action que vous
engagez,
à toute connaissance, vaste ou minuscule, depuis le
premier
rayon de lumière que vous percevez à la naissance
jusqu’à
l’érudition, aussi étendue soit-elle, que vous aurez
acquise
à la fin de vos jours. Que vous sachiez reconnaître un
caillou
ou décrire la structure du système solaire, les axiomes
demeurent
identiques… cela existe comme tel et vous le savez.
Exister,
c’est être quelque chose, par opposition au néant de
l’inexistence,
c’est être une entité d’une nature spécifique, munie
d’attributs
particuliers. Il y a des siècles, l’homme qui reste
malgré
ses erreurs, le plus grand de nos philosophes, a
commencé
à formuler le concept d’existence et le principe
fondateur
de tout savoir : “A” est “A”. Une chose est elle-même.
1577
Vous
n’avez jamais saisi le sens de cet énoncé. Je suis ici pour le
compléter…
L’existence c’est l’identité, la conscience c’est
l’identification.
Quoi
que vous preniez en considération, action, qualité ou
objet,
les lois de l’identité restent les mêmes. Une feuille n’est
pas
une pierre, elle ne peut être au même moment, et sous le
même
rapport, à la fois entièrement rouge et entièrement verte,
elle
ne peut geler et se consumer en même temps. “A” est “A”.
Plus
familièrement : vous ne pouvez manger deux fois le même
gâteau.
Vous
voulez savoir ce qui ne va pas dans le monde ? Tous les
désastres
qui en ont entraîné la perte sont dus aux tentatives de
vos
chefs de nier que “A” est “A”. L’horrible secret que vous
craignez
de découvrir et tout le malheur qui s’abat sur vous sont
dus
à vos propres tentatives de nier que “A” est “A”. Le but de
ceux
qui vous ont entraîné dans cette voie était de vous faire
oublier
que l’homme est l’homme.
L’homme
ne peut survivre que par la connaissance, et la
raison
est son seul moyen de l’acquérir. La raison est la faculté
qui
perçoit, identifie et intègre les informations fournies par les
sens.
La fonction des sens est de lui donner des preuves de
l’existence,
mais la tâche de l’identification incombe à la raison ;
les
sens se bornent à l’informer de l’existence de quelque chose,
mais
c’est à l’esprit d’apprendre et comprendre ce que c’est.
Toute
pensée est un processus d’identification et
d’intégration.
Un homme perçoit une forme colorée ; en intégrant
les
données de sa vue et de son toucher, il apprend à l’identifier
comme
un objet solide ; il apprend à identifier cet objet comme
une
table ; il apprend que la table est faite de bois ; il apprend
que
le bois est constitué de cellules, que les cellules sont formées
de
molécules et que les molécules sont composées d’atomes.
Durant
tout ce processus, le travail de son esprit consiste à
répondre
à une seule question : “Qu’est-ce que c’est ?” Le
moyen
dont il dispose pour établir la vérité est la logique, et la
logique
est fondée sur l’axiome qui énonce que l’existence
existe.
La logique est l’art de l’identification non contradictoire.
Une
contradiction ne peut exister. Un atome est lui-même,
l’univers
aussi. Rien ne peut contredire sa propre identité. Pas
plus
que la partie ne peut contredire le tout. Aucun concept
formé
par l’homme n’est valide s’il n’est intégré sans
contradiction
dans la somme de ses connaissances. Parvenir à
1578
une
contradiction, c’est avouer la présence d’une erreur de
pensée
; accepter une contradiction, c’est renoncer à son esprit et
s’exclure
soi-même du domaine de la réalité.
La
réalité est ce qui existe ; l’irréel ne peut exister ; l’irréel
n’est
rien de plus que cette négation de l’existence que devient
toute
conscience humaine qui tente d’abandonner la raison. La
vérité
est la reconnaissance de ce qui est ; la raison est le seul
moyen
de parvenir à la connaissance, le seul critère de la vérité.
La
question la plus perverse que vous puissiez poser est : “La
raison
de qui ?” La réponse est : la vôtre. Il importe peu que
votre
savoir soit vaste ou modeste, c’est votre esprit à vous qui
doit
l’acquérir. Il n’y a que votre propre savoir qui vous permette
d’agir.
Vous ne pouvez revendiquer, vous ne pouvez demander
aux
autres de ne prendre en considération que votre savoir
personnel.
Votre esprit est votre seul juge de la vérité–et si
certains
ont une opinion différente de la vôtre, c’est la réalité qui
tranchera
entre vous. Seul l’esprit humain peut accomplir ce
processus
d’identification complexe, délicat et crucial qu’est le
fait
de réfléchir. Seul votre jugement personnel peut diriger ce
processus.
Et seule l’intégrité morale peut guider votre jugement.
Vous
parlez de “l’instinct moral” comme s’il s’agissait d’une
aptitude
opposée à la raison, alors que la raison humaine est
précisément
sa faculté morale. Une conduite rationnelle est un
processus
de choix permanent en réponse à la question : vrai ou
faux
? Oui ou non ? Une graine doit-elle être plantée en terre
pour
grandir–oui ou non ? Faut-il désinfecter la plaie d’un blessé
pour
le soigner–oui ou non ? Peut-on convertir l’électricité
atmosphérique
en énergie cinétique–oui ou non ? Ce sont les
réponses
à de telles questions qui sont à l’origine de tout ce que
vous
avez aujourd’hui ; et ces réponses ont été fournies par un
esprit
humain, avec un dévouement sans faille à la vérité.
Un
processus rationnel est un processus moral. Vous pouvez
vous
tromper à chaque étape, sans aucune autre garantie que
votre
rigueur propre ; vous pouvez chercher à tricher, à falsifier
les
faits et éviter l’effort de la recherche–mais dans la mesure où
le
dévouement à la vérité est le sceau de la moralité, il n’y a rien
de
plus grand, de plus noble et de plus héroïque que l’acte d’un
homme
qui prend la responsabilité de penser.
Ce
que vous appelez “âme” ou “esprit”, c’est votre
conscience
; ce que vous appelez “libre arbitre”, c’est votre
liberté
de penser ou de ne pas penser ; c’est l’origine de toute
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votre
volonté, de toute votre liberté, le choix ultime qui
commande
tous les choix que vous faites, qui détermine votre
personnalité
et votre existence.
La
pensée est la vertu première de l’homme, de laquelle toutes
les
autres découlent. Et son vice premier, la source de tous ses
maux,
est cet acte inqualifiable que vous pratiquez tous en
refusant
obstinément de l’admettre : la fuite, la suspension
intentionnelle
de la conscience, le refus de penser–non
l’aveuglement,
mais le refus de voir ;
non l’ignorance, mais le
refus
de savoir.
C’est l’acte de ne pas concentrer votre esprit, de
le
noyer dans un brouillard intellectuel, afin de n’avoir pas à
endosser
la responsabilité de juger, et cet acte repose ultimement
sur
cette prémisse inavouable : que les choses cesseront d’exister
si
vous refusez de les identifier, que “A” ne sera pas “A” pour
autant
que vous ne l’admettiez pas.
Ne
pas penser est un acte nihiliste, un désir de nier l’existence,
une
tentative d’éradication de la réalité. Mais l’existence existe ;
la
réalité est inébranlable, c’est daileurs elle qui détruit ceux qui
la
rejettent. En refusant de dire “Cela est”, vous refusez de dire
“Je
suis”. En suspendant votre jugement, vous reniez votre
propre
personne. Quand un homme déclare : “Qui suis-je pour
savoir
?”, il déclare implicitement : “Qui suis-je pour vivre ?”
Voilà
votre premier choix moral, à chaque instant et en toute