lundi 13 mai 2019

Culture Numérique, Dominique Cardon, Presses de SciencesPo.


Culture Numérique, Dominique Cardon, Presses de SciencesPo.



La réforme protestante, le libre arbitre et le développement du marché ont l’imprimé comme point de départ. Les changements sont intellectuels, religieux, psychologiques autant qu’économiques ou politiques. Voilà pourquoi il est utile de dire que le numérique est une culture.

L’information numérique est omniprésente. En toute situation nous disposons d’une expertise, de moyens d’action et de possibilités d’interactions qui n’existaient pas auparavant.

L’esprit de la Silicon Valley : l’innovation est à la fois une solution technique et un projet politique. En Europe, nous avons sans doute cessé de croire à la convergence entre progrès de la technique et progrès de l’humanité, mais ce n’est pas le cas des entreprises de la Silicon Valley.

L’histoire des sciences et des techniques enseigne qu’une invention ne s’explique pas uniquement par la technique. Elle contient aussi la société, la culture et la politique de son époque.

L’informatique, pour le dire simplement, est un calcul que nous confions à une machine.

Le monde dans lequel nous vivons, écrivons et parlons est essentiellement analogique. Alors que le signal analogique, propre à l’écriture manuscrite, à la photographie argentique et à la voix, est une forme continue qui oscille entre une valeur minimale et une valeur maximale, le signal numérique, lui, est discontinu et ne peut prendre que deux valeurs : 0 ou 1.

Le langage informatique consiste à transformer un signal analogique (continu) en signal numérique à l’aide de seulement deux valeurs, 0 et 1, en suivant au plus près l’évolution de la courbe analogique.

Assemblage à la fois technique, politique et culturel qui prend progressivement forme entre 1960 et 1990 pour donner naissance à ce que l’on appellera internet. Cette histoire a ceci de particulier qu’elle associe, dès sa naissance, le contrôle et la liberté.

Un réseau distribué, qui soit idiot au centre et intelligent à la périphérie.

Internet résulte non seulement d’un assemblage de technologies mais aussi d’une invention dans le processus d’innovation. Il favorise l’intelligence collective parce qu’il est, lui-même, le fruit de l’intelligence collective.

Il est important de souligner ce trait de la culture hacker : il s’agit d’une aristocratie des compétents, dont la valeur centrale est le mérite, soit une reconnaissance qui s’acquiert en gagnant de la réputation grâce à ses prouesses.

Dans tout processus d’innovation, la coévolution des techniques et des sociétés peut faire prendre des routes très différentes à un système sociotechnique.

En bonne place dans la mythologie d’internet, l’une des premières communautés en ligne s’est constituée comme le prolongement des communautés réelles de la contre-culture du début des années 1970.

Hog Farm – qui se revendique comme une communauté de « nudistes de l’esprit »

Ils investissent ce monde virtuel des mêmes préoccupations de régénération du lien social. Les hippies replacent leur rêve d’exil et de refondation dans les échanges numériques.

 « communauté virtuelle ».

Les premières communautés d’internet qui sont à l’origine de cette idée de séparation entre le « en ligne » et le « hors-ligne » considèrent le monde virtuel plus riche, plus authentique et plus vrai que la vie réelle, et non pas futile, trompeur et dangereux comme le voient les critiques aujourd’hui. Le virtuel, c’est un espace pour réinventer, en mieux, les relations sociales. Ensuite, la communauté virtuelle est pensée comme une ouverture sans frontières sur le monde. Elle subvertit les clivages et les barrières sociales et culturelles. S’il faut séparer le réel et le virtuel, soutiennent les pionniers des mondes numériques, c’est justement pour abolir les différences entre les individus. Grâce à leur avatar, les internautes peuvent virtuellement changer de sexe, d’âge ou de nationalité, ils peuvent expérimenter une grande variété d’identités. La frontière virtuelle est vue comme un moyen de recomposer le monde social pour le rendre moins segmenté et plus ouvert – une vision qui reste utopique car en réalité, le public de The Well présente une incroyable homogénéité sociale, culturelle et politique.

Aujourd’hui, les acteurs du web ne disent jamais qu’ils s’adressent à un public, une clientèle, une audience ou un marché mais toujours à une communauté.

À Davos, le 8 février 1996, John Perry Barlow prononce un discours qui restera dans les annales comme une sorte de Constitution. Intitulé la « Déclaration d’indépendance du cyberespace », ce discours n’est pas sans rappeler la geste de la conquête de l’Ouest.

Fabriqué et conquis par un groupe d’acteurs hétéroclite – communautés en ligne, ingénieurs, développeurs, hackers, hippies et passionnés – ce territoire autonome n’appartient qu’à ses concepteurs, à ceux qui en ont façonné les outils et défini les principes sans se référer aux règles du marché ou de l’État.

États. Le mantra de ces pionniers, « changer la société sans prendre le pouvoir », inspirera beaucoup de mouvements sociaux des années 2000.

La technologie est investie du pouvoir thaumaturgique de révolutionner la société. L’innovation numérique doit permettre de faire tomber les hiérarchies, de court-circuiter les institutions et de bousculer les ordres sociaux traditionnels. La technologie est véritablement pensée comme un instrument d’action politique. Les entreprises de la Silicon Valley deviennent porteuses d’un discours sur le pouvoir salvateur du numérique. Jamais la croyance dans l’idée que les problèmes du monde peuvent être réparés par la technologie – par les réseaux sociaux, les big data, les applications mobiles, les algorithmes ou l’intelligence artificielle – n’a été aussi forte qu’aujourd’hui.

Comment les hippies et les hackers sont-ils parvenus à créer des empires un capitalisme high-tech ? C’est le récit que propose l’ouvrage de Rémi Durand, L’Évangélisme technologique. De la révolte hippie au capitalisme high-tech de la Silicon Valley, Paris, FYP Éditions, 2018.

Faire dialoguer les consciences de l’humanité à travers des fiches rangées dans des milliers de tiroirs

En moins de 20 ans, 85% de la population française s’est connectée à internet, soit beaucoup plus rapidement qu’elle n'a adopté l’électricité, la télévision et le réfrigérateur.

L’innovation ne prend pas naissance dans le marché, mais chez des utilisateurs qui ont un engagement intense, passionné et ingénieux dans l’activité que leur invention va transformer.

Riche, originale et un peu floue, la notion de bien commun est une des principales valeurs du web. Pour le dire avec plus d’emphase, le commun est le projet politique – l’utopie – des mondes numériques. Par commun, on entend l’idée que certains biens numériques, notamment ceux qui ont été produits, rassemblés ou édités par les communautés du web, doivent être accessibles, partageables et transformables par tous et par quiconque, et que c’est la communauté qui définit elle-même les règles de gestion des biens communs qu’elle fabrique.

L’idée sous-jacente est que la liberté est contagieuse. Ce dont on bénéficie du fait du travail de la communauté doit être rendu à la communauté et ne peut être aliéné.

Logique de l’« open-quelque chose » : open access, open education, open data, open innovation, open food, etc.

C’est un travail dans lequel les personnes s’auto-motivent, avec pour conséquence que personne ne donne explicitement d’ordre à d’autres. La valeur des individus est établie selon des critères essentiellement méritocratiques : c’est l’apport de chacun à la fabrication du bien collectif qui fait l’objet d’une reconnaissance par les pairs et qui confère un statut au sein de la communauté.

C’est le partage des connaissances, des inventions et des contenus de toutes sortes (photos, musique, œuvres d’art, etc.) qui favorise la consommation, la créativité et l’invention.

Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale,

Les développeurs de logiciels libres travaillent de façon bénévole et peuvent ensuite valoriser leur réputation sur le marché du travail

La grande originalité Wikipédia de son fonctionnement est de permettre à une foule d’internautes de produire des contributions d’une qualité surprenante sans que l’on ait au préalable vérifié leurs compétences.

Telle est la première leçon de Wikipédia : la compétence n’est pas consubstantielle à un statut ou à un diplôme ; c’est une qualité que l’on démontre par la pratique.

Apprendre, ce n’est pas verser le savoir d’un cerveau compétent vers des cerveaux incompétents.

Wikipédia : c’est l’encyclopédie des ignorants. Les participants ne sont pas compétents, ils le deviennent parce qu’ils s’obligent mutuellement à respecter des procédures qui mobilisent leur intelligence.

Deux dynamiques en apparence contradictoires : la fièvre marchande de la nouvelle économie d’une part, les communautés produisant des biens communs, d’autre part. Cette dualité est, dès l’origine, consubstantielle à la culture numérique.

Le web est une infrastructure d’échanges décentralisés rendant possible toutes sortes d’agencements collectifs qui peuvent aussi bien prendre la forme de marchés que de communautés.

Intelligence collective.

L’information numérique est un bien non rival puisque sa consommation par un internaute n’empêche pas un autre de consommer la même information.

 « Capitalisme cognitif ». Tous ceux qui publient, partagent, produisent sur le web augmentent l’attractivité du réseau.

L’intelligence n’est pas dans les personnes, elle est dans le dispositif qui les coordonne.

C’est la foule des internautes qui permet à Google d’être pertinent.

En produisant des liens hypertexte, c’est-à-dire un bien informationnel non rival – accessible par tous –, les internautes produisent une externalité positive que Google transforme en intelligence collective.

Un algorithme comme le moteur de recherche – transforme les activités de chacun pour leur donner une nouvelle valeur.

En agrégeant les activités individuelles des internautes, les plateformes produisent une intelligence collective dont la valeur peut être redistribuée aux internautes (modèle génératif des biens communs) ou être monétisée sur d’autres marchés au profit de la plateforme (modèle extractif).

Certaines grandes entreprises du web, moteurs de recherche, plateformes de réseaux sociaux se trouvent dans la position d’agréger les activités des internautes et d’en extraire une valeur, une intelligence collective, dont elles conservent le bénéfice.

Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015.

La naissance du web marque une transformation profonde de l’espace public. Qui a le droit de s’exprimer en public ? Pour dire quoi et à qui ? Le web a bouleversé la plupart des paramètres de l’espace public traditionnel, dans lequel un faible nombre d’émetteurs s’adressaient à des publics silencieux.

Potentiellement, n’importe qui peut prendre la parole pour dire n’importe quoi ;

Ce  qui est visible et ce qui est important ne se recouvrent plus du tout.

Nous ne sommes pas exactement la même personne quand nous interagissons avec notre famille, nos collègues et amis ou avec des inconnus. Ce que l’on dit et la manière dont on le dit ne cessent de varier selon la distance spatiale, le degré de retenue ou de familiarité souhaité, le besoin d’être sérieux ou de blaguer, la franchise ou le tact, etc.

Quels signes de notre identité livrons-nous sur les réseaux sociaux ? Certains peuvent être liés à ce que nous sommes et d’autres à ce que nous faisons ; certains peuvent être réalistes et d’autres, des projections de ce que nous aimerions être.

Identité virtuelle, mais le terme de virtuel est trompeur car on le comprend trop souvent comme un simulacre, une duperie, un déguisement de soi. Or, virtuel ne s’oppose pas à réel, mais à actuel ; il veut donc dire potentiel. Nous projetons sur les réseaux sociaux une image de nous-même qui est un désir, un devenir possible, bref Une image que l’on aimerait valoriser et faire reconnaître par les autres. L’identité est à la fois un présent et une projection de soi.

un signe de soi

On entend souvent dire qu’en ligne tout le monde déballe tout et n’importe quoi de sa vie devant tout le monde. Rien ne paraît plus faux lorsque l’on observe le très fin réglage de la visibilité auquel procèdent ensemble les plateformes et les utilisateurs pour que ces derniers puissent « se cacher pour se voir » (paravent), se « montrer tout en se cachant » (clair-obscur), « tout montrer et tout voir » (phare) ou enfin « se voir, mais caché » (mondes virtuels)

Ceux qui écoutaient silencieusement se sont connectés les uns aux autres pour se parler, et ils font parfois tellement de bruit que l’on n’entend plus ceux qui, auparavant, leur parlaient du haut d’une inaccessible tribune : les médias, les experts, les politiciens, etc.

L’espace de diffusion de l’information et le système conversationnel de sa réception sont désormais intimement liés. Facebook, Instagram et Whatsapp aspirent une partie de la sociabilité conversationnelle, qui a toujours existé mais qui s’évaporait dans les cafés, les salles de classe, les cantines, les lieux de fête ou de travail.

Le lien social est renforcé de toutes les manières possibles à travers le nouvel appareillage de médiations technologiques.

Les réseaux sociaux des mondes virtuels instaurent un modèle de « double vie ». Les internautes découplent les relations en ligne et les relations hors ligne. On n’a pas nécessairement envie de découvrir le vrai visage de celui avec qui on a échangé si longtemps dans des habits d’elfe.

La possibilité de faire une découverte de façon involontaire, par une sorte de hasard bienheureux. Rien à voir avec le tirage aléatoire d’une bille blanche dans un sac de billes noires : la sérendipité suppose que l’on organise l’environnement afin de réunir les meilleures conditions d’une bonne surprise. Sur les réseaux sociaux, c’est en choisissant les « bons amis » que l’on peut faire des découvertes qui nous surprennent et nous intéressent.

Les discours d’aujourd’hui s’inquiètent du fait que les réseaux sociaux enferment les internautes dans une bulle dont ils ne peuvent sortir, que cette bulle exploite leurs biais cognitifs, qu’ils sont manipulés par les algorithmes des plateformes.

Ce système de navigation produit bel et bien de la diversité, de la nouveauté et de la surprise. Il repose sur la capacité des internautes à construire eux-mêmes le bon écosystème informa-tionnel

L’hypothèse que les internautes ont les capacités de faire pour eux-mêmes les meilleurs choix plutôt que de laisser les journalistes – les gatekeepers – choisir pour eux.

Les réseaux sociaux numériques, même s’ils nous isolent parfois derrière un écran, contribuent à augmenter légèrement notre tissu social.

Les réseaux sociaux du web offrent une nouvelle infrastructure à la vie sociale ; ils permettent aux internautes de garder des liens faibles, de ne pas perdre de vue des relations qui, à défaut, se seraient évanouies, et d’accroître le champ des opportunités : demander conseil, trouver des orientations pour un emploi, découvrir un pays, un chanteur ou un bon plan.

Antonio Casilli, Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?,

Les personnalités réservées, discrètes ou timides n’ont guère de chance sur le web.

Le nombre d’amis est étroitement corrélé avec le nombre d’informations personnelles que les utilisateurs ont révélé sur leur fiche de profil. Plus on se dévoile, plus on étend sa visibilité. Sur le web, l’exposition de soi est une technique relationnelle.

L’exposition de soi en ligne est commandée par une attente : celle d’être reconnu par les autres. La mécanique est partout la même : on ne s’affiche pas pour s’afficher, ni par narcissisme comme le soutiennent certains psychologues, mais pour que les autres likent, commentent ou partagent ce que l’on a exposé.

Les réseaux sociaux constituent des petits théâtres dans lesquels chacun conforte son estime de soi lorsqu’il reçoit des signes positifs des autres.

Sur le web, l’identité est largement hétéro-déterminée, c’est-à-dire construite par le regard des autres.

Loin d’être la somme de données objectives et complètes sur la vie des individus, la réputation en ligne est le fruit d’un travail intense que mènent les internautes pour soustraire, maquiller, partitionner et sélectionner certaines de ces données.

Les formes d’individuation contemporaine favorisent un « contrôle du décontrôle ».

Avec les réseaux sociaux, les internautes ne s’inventent pas une sorte de vie parallèle. Ils amplifient leur vie réelle en donnant une nouvelle dimension aux situations vécues (une fête, un voyage, une rencontre, un concert, etc).

L’élévation du capital culturel de nos sociétés. L’augmentation du niveau de diplôme des individus contribue à intensifier le rapport à soi et invite à afficher sa singularité à travers son identité numérique.

La vie privée, notamment dans le droit européen, est considérée comme un bien collectif à partir duquel, au nom de la dignité de la personne humaine, sont érigées un ensemble de normes communes. Ces normes se rattachent à des valeurs supposément partagées par toute la société comme le tact, la pudeur et la discrétion. Une telle conception, univoque et générale, se trouve aujourd’hui fragilisée par le désir des individus de définir eux-mêmes la teneur de leur vie privée et de ne pas laisser à d’autres le soin de le faire pour eux. Construite comme un droit de protection, la vie privée est de plus en plus conçue comme une liberté. Elle ne disparaît pas : elle s’individualise.

Chaque individu réclame de fixer sa propre définition du privé et du public, de ce qu’il veut montrer ou cacher.

Changement culturel caractérisé par une augmentation générale des loisirs créatifs et par le désir des individus de s’approprier les connaissances, les œuvres ou l’information de façon plus active. Ils ne souhaitent plus simplement consommer, mais aussi faire, participer à la création culturelle en incluant une partie d’eux-mêmes dans ce qu’ils fabriquent et partagent.

Les images ne sont plus destinées à être stockées dans des albums ou au fond d’un disque dur, mais à être partagées et échangées. Support de la sociabilité numérique, la photographie est devenue une technique conversationnelle,

Le fan est très productif. Il fabrique des objets, des images, des vêtements, des contenus, des collections d’information.

Un regard, un clin d’œil, une manière d’enregistrer le monde, et voilà un petit musée personnel qui se montre et se partage.

La formation de ces communautés en ligne de passionnés peut s’expliquer à l’aide de la notion sociologique de force des coopérations faibles.

L’expression des passions sur les plateformes du web doit d’abord se comprendre comme un mode de socialisation dans les univers connectés à travers un projet de réalisation de soi et de reconnaissance.

On se montre, on s’exprime et on partage comme jamais auparavant.

La vie privée n’a pas disparu, mais les utilisateurs ont un rapport de plus en plus complexe au contexte dans lequel ils exposent les informations accessibles aux autres.

En conséquence de quoi les acteurs traditionnels de la vie démocratique voient leur autorité, leur rôle et leurs prérogatives fortement ébranlés.

L’avènement de la démocratie électronique (dans une sorte de référendum continu, chacun, après le travail, votera les décisions du jour) et la disparition des partis (puisque nous pourrons substituer aux représentants politiques des citoyens révocables). Cette vision d’une entrée triomphale dans une sorte de post-démocratie horizontale est cependant naïve et erronée.

Essor depuis la société des individus connectés : pétitions en ligne, vidéos à très haute popularité, circulation de hashtags, collectifs d’activistes menant des actions sur le web, mouvements sociaux se coordonnant sur les réseaux sociaux, etc.

Comme l’observe Pierre Rosanvallon dans La Contre-Démocratie, le centre de gravité des démocraties s’est déplacé vers la société. démocratie internet ou de société des connectés.

L’effet global du numérique sur les institutions politiques : dans l’esprit utopiste évoqué au chapitre 1, il encourage la liberté d’expression, l’auto-organisation et les critiques à l’encontre de la forme restreinte et fermée de la démocratie représentative.

Des effets démocratiques du numérique : « How Internet Will (One Day) Transform Government », TED Talks, 2012, https://www.ted.com/talks/clay_shirky_how_the_internet_will_one_day_transform_government

Le refus de désigner un porte-parole qui parlerait au nom du groupe et la méfiance vis-à-vis de tout effet de notoriété est une constante de ces mouvements.

Tout le monde peut s’exprimer en tant que membre d’Anonymous. Nous n’avons pas de dirigeants. Uniquement des sensibilités. Nous n’avons pas d’objectifs. Uniquement des résultats. Nous ne pouvons pas être arrêtés, car nous ne sommes qu’une idée. Nous ne pouvons pas être effacés, car nous sommes transparents.

L’engagement tient souvent au motif que c’est par la délibération mutuelle entre égaux que des thèmes de mobilisation émergent du collectif ; ils ne peuvent être fixés préalablement à l’engagement.

Les mobilisations par le réseau ne peuvent rester purement numériques. Très vite, apparaît la nécessité de créer des points de centralité, de susciter des événements dans le monde réel afin que chacun, derrière son écran, puisse visualiser la forme collective du mouvement.

Le hashtag est un drapeau que l’on plante dans le brouillard du web.

Pour s’adapter aux mondes numériques, il faut être capable de réinventer son modèle, de produire des innovations qui prennent en compte à la fois les nouvelles pratiques

L’abonnement aux sites de streaming : il lui a fallu à la fois comprendre les formes d’écoute musicale, par papillonnage, et abandonner l’idée de faire payer la musique à l’unité.

Le média qui leur permet le mieux de suivre l’actualité, les Français citent la télévision largement devant les autres (42 %), internet venant en deuxième place (23 %), la presse écrite en troisième (18 %) suivie de la radio (11 %).

Il faut en moyenne moins de 3 heures pour qu’un événement couvert par un site d’information le soit également par un autre. La moitié des événements couverts sont repris au bout de 25 minutes et un quart d’entre eux, au bout de 230 secondes.

64 % de l’information publiée en ligne était un copié-collé pur et simple.

Désormais, des outils de monitoring, tel Chartbeat, donnent à chaque journaliste la possibilité de suivre minute par minute le nombre de clics, de partages et de commentaires de son article.

Certains médias en ligne publient simultanément le même article avec deux titres différents, puis observent leur performance dans Chartbeat pendant une heure avant de conserver le plus efficace.

Dès qu’il est question du numérique, on a tendance à unifier les marchés (« c’est sur internet »), alors qu’en réalité ces deux comptes ne jouent pas dans la même division.

Lorsque les acteurs du haut de l’échelle de visibilité d’internet ne se préoccupent pas des informations du bas, ou veillent à ne pas les relayer, les fake news ont une circulation limitée, et leur audience reste faible.

Civic tech, traduit bien la sociologie particulière de ceux qui le portent : des jeunes urbains, diplômés, intéressés par la politique mais déçus par la démocratie représentative ou méfiants à l’égard des structures partisanes ou syndicales.

Utiliser les ressources du numérique pour transformer les règles du jeu politique ou pour intensifier les engagements dans le cadre des règles existantes.

Prendre en main directement les questions démocratiques, en inventant des dispositifs numériques qui servent l’intérêt général.

On peut se demander si cette vision de la démocratie n’est pas une idéalisation abstraite, très pertinente pour les populations socialement intégrées, mais assez peu pour les banlieues et les milieux populaires qui n’y participent pas.

Comment peut-on exercer un tel pouvoir sur l’économie sans être un gros employeur ? Comment les GAFA sont-ils parvenus à modifier les règles de l’industrie et du capitalisme

L’imaginaire contemporain est imprégné de l’idée pastorale d’un retour au monde d’avant la division du travail et des rôles sociaux : une société de makers avec les fablabs, d’artisans avec les plateformes de fabrication personnelle comme Etsy, de loisirs créatifs avec les sites de cuisine, de scrapbook, de récits de voyages.

Si Uber peut se déployer si rapidement à travers le monde c’est parce qu’il n’a pas besoin d’acheter de voiture, ni de recruter ou de former des conducteurs.

La gratuité, au cœur de très nombreux services d’internet pour les utilisateurs, est en réalité la stratégie commerciale d’un modèle économique qui monétise sur un autre marché le volume et l’activité d’utilisateurs qui ne payent pas.

Pendant que l’internaute charge la page web qu’il désire consulter, son profil est mis aux enchères par un automate afin que des robots programmés par les annonceurs se disputent le meilleur prix pour placer leur bandeau publicitaire. L’ensemble de l’opération dure moins de 100 millisecondes.

Google Ads utilise une information très précieuse que lui fournit l’utilisateur : le futur. Ce que nous écrivons dans la barre recherche du moteur, c’est une question, une demande, une chose que nous ne savons pas, que nous aimerions connaître ou faire.

Système de crédit social destiné à répondre aux dysfonctionnements chroniques de l’application des lois et des règlements. Le projet consiste à agréger, pour chaque citoyen chinois, des évaluations concernant leur comportement civil, le remboursement de leurs crédits (credit score) et d’autres informations extraites de leurs activités numériques, afin d’interdire l’accès à certains services (comme prendre l’avion) à ceux dont le credit score serait mauvais.

Soshana Zuboff, qui défend l’idée d’un « capitalisme de la surveillance » : après avoir exploité la terre et la force de travail, le capitalisme s’apprête à marchandiser les individus en les transformant en flux de données disponibles pour augmenter les profits.

Les big data ne sont rien sans outils pour les rendre intelligibles, pour transformer les données en connaissances. Face aux données massives, nous avons besoin d’algorithmes.

Les algorithmes ne sont pas neutres. Ils renferment une vision de la société qui leur a été donnée par ceux qui les programment – et par ceux qui paient ceux qui les programment dans les grandes entreprises du numérique.

Pour pouvoir personnaliser les résultats de recherche, l’algorithme a besoin de données individuelles – ce qui n’était pas nécessaire lorsqu’il produisait le même classement pour tous.

La dynamique sociale et culturelle qui a conduit les internautes à s’émanciper de l’autorité des médias traditionnels pour décider eux-mêmes des informations qui les intéressent plutôt que de subir une information qu’ils jugent ennuyeuse, moyenne, reflétant les goûts communs et les produits standards.

Sur les réseaux sociaux, les utilisateurs choisissent leur niche selon un principe affinitaire

Facebook, Twitter, Pinterest et Instagram se sont ainsi couverts de chiffres et de petits compteurs, des « gloriomètres » pour reprendre une expression de Gabriel Tarde.

un nouveau marché s’est constitué, le social media listening ou social media monitoring, afin de permettre aux entreprises de mesurer sur de grands tableaux de bord la répercussion de leurs messages sur les réseaux, d’identifier des influenceurs et surtout d’observer les messages qui viennent des internautes, notamment en cas de bad buzz.

Pour justifier le développement de ces techniques prédictives, les architectes des nouveaux algorithmes des big data cherchent à disqualifier les jugements humains. Les individus, soutiennent-ils, manquent de sagesse et de discernement, font des estimations systématiquement trop optimistes, anticipent mal les effets futurs en préférant le présent, se laissent déborder par leurs émotions, s’influencent mutuellement et ne raisonnent pas de façon probabiliste. À grand renfort de travaux de psychologie et d’économie comportementales, les promoteurs des big data assurent qu’il ne faut faire confiance qu’aux conduites réelles des personnes, et non à ce qu’elles prétendent faire lorsqu’elles s’expriment sur le web social.

Les algorithmes prédictifs ne donnent pas une réponse à ce que les individus prétendent vouloir faire, mais à ce qu’ils font vraiment sans vouloir se l’avouer.

Intelligence artificielle. Si l’on voulait être rigoureux, il serait préférable de parler d’apprentissage automatique (machine learning) pour désigner la percée technologique que nous connaissons aujourd’hui et qui est en grande partie une conséquence de l’augmentation des capacités de calcul des ordinateurs

Qu’est-ce qui n’allait pas dans l’idée d’une machine raisonnant logiquement ? Tout simplement, que le fonctionnement de la pensée humaine est impossible à reproduire. Nous prenons très rarement des décisions à partir de règles de raisonnement que nous saurions expliciter. Nos jugements sont aussi faits d’émotions, d’éléments irrationnels, de spécifications liées au contexte et de toute une série de facteurs implicites ; bref, la décision ne se laisse pas capturer par des règles formalisables.

Je veux écrire un programme qui convertit en degrés Celsius une température donnée en degrés Fahrenheit. Pour cela, il existe une règle simple : il faut soustraire 32 de la température en celcius et diviser le résultat par 1,8 (9/5). Une approche symbolique en intelligence artificielle consisterait à enseigner cette règle à la machine. Une approche par apprentissage propose une solution toute différente : au lieu de coder la règle dans la machine, on lui donne seulement des exemples de correspondance entre des températures en degrés Celsius et en degrés Fahrenheit ; on entre les données de cette liste d’exemples, et le calculateur s’en sert pour trouver lui-même la règle de conversion. Voilà, de manière très simplifiée, comment fonctionnent les méthodes d’apprentissage et ce sont principalement à ces méthodes que l’on fait référence quand on parle aujourd’hui d’intelligence artificielle.

Les traducteurs automatiques « avalent » tous ces textes pour améliorer leurs modèles. La machine ne cherche plus à comprendre la grammaire, elle fait des scores probabilistes sur les meilleurs exemples.

À la suite de Chris Anderson annonçant « la fin de la théorie » dans un article à succès, « The End of Theory », beaucoup d’observateurs ont déploré que ces nouvelles formes de calcul ne permettaient plus de connaître le monde.

Si l’intelligence est la capacité à varier les heuristiques, les cadres d’interprétations et les visions du monde, c’est-à-dire à faire des prédictions de façon non pas modulaire mais méta-modulaire, alors les machines spécialisées n’ont pas cette intelligence.



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