Culture
Numérique, Dominique Cardon, Presses de SciencesPo.
La réforme protestante, le
libre arbitre et le développement du marché ont l’imprimé comme point de
départ. Les changements sont intellectuels, religieux, psychologiques autant
qu’économiques ou politiques. Voilà pourquoi il est utile de dire que le
numérique est une culture.
L’information numérique est
omniprésente. En toute situation nous disposons d’une expertise, de moyens
d’action et de possibilités d’interactions qui n’existaient pas auparavant.
L’esprit de la Silicon
Valley : l’innovation est à la fois une solution technique et un projet
politique. En Europe, nous avons sans doute cessé de croire à la convergence
entre progrès de la technique et progrès de l’humanité, mais ce n’est pas le
cas des entreprises de la Silicon Valley.
L’histoire des sciences et
des techniques enseigne qu’une invention ne s’explique pas uniquement par la
technique. Elle contient aussi la société, la culture et la politique de son
époque.
L’informatique, pour le dire
simplement, est un calcul que nous confions à une machine.
Le monde dans lequel nous
vivons, écrivons et parlons est essentiellement analogique. Alors que le signal
analogique, propre à l’écriture manuscrite, à la photographie argentique et à
la voix, est une forme continue qui oscille entre une valeur minimale et une
valeur maximale, le signal numérique, lui, est discontinu et ne peut prendre
que deux valeurs : 0 ou 1.
Le langage informatique
consiste à transformer un signal analogique (continu) en signal numérique à
l’aide de seulement deux valeurs, 0 et 1, en suivant au plus près l’évolution
de la courbe analogique.
Assemblage à la fois
technique, politique et culturel qui prend progressivement forme entre 1960 et
1990 pour donner naissance à ce que l’on appellera internet. Cette histoire a
ceci de particulier qu’elle associe, dès sa naissance, le contrôle et la
liberté.
Un réseau distribué, qui
soit idiot au centre et intelligent à la périphérie.
Internet résulte non
seulement d’un assemblage de technologies mais aussi d’une invention dans le
processus d’innovation. Il favorise l’intelligence collective parce qu’il est,
lui-même, le fruit de l’intelligence collective.
Il est important de
souligner ce trait de la culture hacker : il s’agit d’une aristocratie des
compétents, dont la valeur centrale est le mérite, soit une reconnaissance qui
s’acquiert en gagnant de la réputation grâce à ses prouesses.
Dans tout processus
d’innovation, la coévolution des techniques et des sociétés peut faire prendre
des routes très différentes à un système sociotechnique.
En bonne place dans la
mythologie d’internet, l’une des premières communautés en ligne s’est
constituée comme le prolongement des communautés réelles de la contre-culture
du début des années 1970.
Hog Farm – qui se revendique
comme une communauté de « nudistes de l’esprit »
Ils investissent ce monde
virtuel des mêmes préoccupations de régénération du lien social. Les hippies
replacent leur rêve d’exil et de refondation dans les échanges numériques.
« communauté virtuelle ».
Les premières communautés
d’internet qui sont à l’origine de cette idée de séparation entre le « en
ligne » et le « hors-ligne » considèrent le monde virtuel plus
riche, plus authentique et plus vrai que la vie réelle, et non pas futile,
trompeur et dangereux comme le voient les critiques aujourd’hui. Le virtuel,
c’est un espace pour réinventer, en mieux, les relations sociales. Ensuite, la
communauté virtuelle est pensée comme une ouverture sans frontières sur le monde.
Elle subvertit les clivages et les barrières sociales et culturelles. S’il faut
séparer le réel et le virtuel, soutiennent les pionniers des mondes numériques,
c’est justement pour abolir les différences entre les individus. Grâce à leur
avatar, les internautes peuvent virtuellement changer de sexe, d’âge ou de
nationalité, ils peuvent expérimenter une grande variété d’identités. La
frontière virtuelle est vue comme un moyen de recomposer le monde social pour
le rendre moins segmenté et plus ouvert – une vision qui reste utopique car en
réalité, le public de The Well présente une incroyable homogénéité sociale,
culturelle et politique.
Aujourd’hui, les acteurs du
web ne disent jamais qu’ils s’adressent à un public, une clientèle, une
audience ou un marché mais toujours à une communauté.
À Davos, le 8 février 1996,
John Perry Barlow prononce un discours qui restera dans les annales comme une
sorte de Constitution. Intitulé la « Déclaration d’indépendance du
cyberespace », ce discours n’est pas sans rappeler la geste de la conquête
de l’Ouest.
Fabriqué et conquis par un
groupe d’acteurs hétéroclite – communautés en ligne, ingénieurs, développeurs,
hackers, hippies et passionnés – ce territoire autonome n’appartient qu’à ses
concepteurs, à ceux qui en ont façonné les outils et défini les principes sans
se référer aux règles du marché ou de l’État.
États. Le mantra de ces
pionniers, « changer la société sans prendre le pouvoir », inspirera
beaucoup de mouvements sociaux des années 2000.
La technologie est investie
du pouvoir thaumaturgique de révolutionner la société. L’innovation numérique
doit permettre de faire tomber les hiérarchies, de court-circuiter les
institutions et de bousculer les ordres sociaux traditionnels. La technologie
est véritablement pensée comme un instrument d’action politique. Les
entreprises de la Silicon Valley deviennent porteuses d’un discours sur le
pouvoir salvateur du numérique. Jamais la croyance dans l’idée que les
problèmes du monde peuvent être réparés par la technologie – par les réseaux
sociaux, les big data, les applications mobiles, les algorithmes ou
l’intelligence artificielle – n’a été aussi forte qu’aujourd’hui.
Comment les hippies et les
hackers sont-ils parvenus à créer des empires un capitalisme high-tech ?
C’est le récit que propose l’ouvrage de Rémi Durand, L’Évangélisme
technologique. De la révolte hippie au capitalisme high-tech de la Silicon
Valley, Paris, FYP Éditions, 2018.
Faire dialoguer les
consciences de l’humanité à travers des fiches rangées dans des milliers de
tiroirs
En moins de 20 ans, 85% de
la population française s’est connectée à internet, soit beaucoup plus
rapidement qu’elle n'a adopté l’électricité, la télévision et le réfrigérateur.
L’innovation ne prend pas
naissance dans le marché, mais chez des utilisateurs qui ont un engagement
intense, passionné et ingénieux dans l’activité que leur invention va
transformer.
Riche, originale et un peu
floue, la notion de bien commun est une des principales valeurs du web. Pour le
dire avec plus d’emphase, le commun est le projet politique – l’utopie – des
mondes numériques. Par commun, on entend l’idée que certains biens numériques,
notamment ceux qui ont été produits, rassemblés ou édités par les communautés
du web, doivent être accessibles, partageables et transformables par tous et
par quiconque, et que c’est la communauté qui définit elle-même les règles de
gestion des biens communs qu’elle fabrique.
L’idée sous-jacente est que
la liberté est contagieuse. Ce dont on bénéficie du fait du travail de la
communauté doit être rendu à la communauté et ne peut être aliéné.
Logique de
l’« open-quelque chose » : open access, open education, open
data, open innovation, open food, etc.
C’est un travail dans lequel
les personnes s’auto-motivent, avec pour conséquence que personne ne donne
explicitement d’ordre à d’autres. La valeur des individus est établie selon des
critères essentiellement méritocratiques : c’est l’apport de chacun à la
fabrication du bien collectif qui fait l’objet d’une reconnaissance par les
pairs et qui confère un statut au sein de la communauté.
C’est le partage des
connaissances, des inventions et des contenus de toutes sortes (photos,
musique, œuvres d’art, etc.) qui favorise la consommation, la créativité et
l’invention.
Utopie du logiciel libre. Du
bricolage informatique à la réinvention sociale,
Les développeurs de
logiciels libres travaillent de façon bénévole et peuvent ensuite valoriser
leur réputation sur le marché du travail
La grande originalité Wikipédia
de son fonctionnement est de permettre à une foule d’internautes de produire
des contributions d’une qualité surprenante sans que l’on ait au préalable
vérifié leurs compétences.
Telle est la première leçon
de Wikipédia : la compétence n’est pas consubstantielle à un statut ou à
un diplôme ; c’est une qualité que l’on démontre par la pratique.
Apprendre, ce n’est pas
verser le savoir d’un cerveau compétent vers des cerveaux incompétents.
Wikipédia : c’est
l’encyclopédie des ignorants. Les participants ne sont pas compétents, ils le
deviennent parce qu’ils s’obligent mutuellement à respecter des procédures qui
mobilisent leur intelligence.
Deux dynamiques en apparence
contradictoires : la fièvre marchande de la nouvelle économie d’une part,
les communautés produisant des biens communs, d’autre part. Cette dualité est,
dès l’origine, consubstantielle à la culture numérique.
Le web est une
infrastructure d’échanges décentralisés rendant possible toutes sortes
d’agencements collectifs qui peuvent aussi bien prendre la forme de marchés que
de communautés.
Intelligence collective.
L’information numérique est
un bien non rival puisque sa consommation par un internaute n’empêche pas un
autre de consommer la même information.
« Capitalisme cognitif ». Tous ceux
qui publient, partagent, produisent sur le web augmentent l’attractivité du
réseau.
L’intelligence n’est pas
dans les personnes, elle est dans le dispositif qui les coordonne.
C’est la foule des
internautes qui permet à Google d’être pertinent.
En produisant des liens hypertexte,
c’est-à-dire un bien informationnel non rival – accessible par tous –, les
internautes produisent une externalité positive que Google transforme en
intelligence collective.
Un algorithme comme le
moteur de recherche – transforme les activités de chacun pour leur donner une
nouvelle valeur.
En agrégeant les activités
individuelles des internautes, les plateformes produisent une intelligence
collective dont la valeur peut être redistribuée aux internautes (modèle
génératif des biens communs) ou être monétisée sur d’autres marchés au profit
de la plateforme (modèle extractif).
Certaines grandes
entreprises du web, moteurs de recherche, plateformes de réseaux sociaux se
trouvent dans la position d’agréger les activités des internautes et d’en extraire
une valeur, une intelligence collective, dont elles conservent le bénéfice.
Sauver le monde. Vers une
économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Paris, Les Liens qui
libèrent, 2015.
La naissance du web marque
une transformation profonde de l’espace public. Qui a le droit de s’exprimer en
public ? Pour dire quoi et à qui ? Le web a bouleversé la plupart des
paramètres de l’espace public traditionnel, dans lequel un faible nombre
d’émetteurs s’adressaient à des publics silencieux.
Potentiellement, n’importe
qui peut prendre la parole pour dire n’importe quoi ;
Ce qui est visible et ce qui est important ne se
recouvrent plus du tout.
Nous ne sommes pas
exactement la même personne quand nous interagissons avec notre famille, nos
collègues et amis ou avec des inconnus. Ce que l’on dit et la manière dont on
le dit ne cessent de varier selon la distance spatiale, le degré de retenue ou
de familiarité souhaité, le besoin d’être sérieux ou de blaguer, la franchise
ou le tact, etc.
Quels signes de notre
identité livrons-nous sur les réseaux sociaux ? Certains peuvent être liés
à ce que nous sommes et d’autres à ce que nous faisons ; certains peuvent
être réalistes et d’autres, des projections de ce que nous aimerions être.
Identité virtuelle, mais le
terme de virtuel est trompeur car on le comprend trop souvent comme un
simulacre, une duperie, un déguisement de soi. Or, virtuel ne s’oppose pas à
réel, mais à actuel ; il veut donc dire potentiel. Nous projetons sur les
réseaux sociaux une image de nous-même qui est un désir, un devenir possible,
bref Une image que l’on aimerait valoriser et faire reconnaître par les autres.
L’identité est à la fois un présent et une projection de soi.
un signe de soi
On entend souvent dire qu’en
ligne tout le monde déballe tout et n’importe quoi de sa vie devant tout le
monde. Rien ne paraît plus faux lorsque l’on observe le très fin réglage de la
visibilité auquel procèdent ensemble les plateformes et les utilisateurs pour
que ces derniers puissent « se cacher pour se voir » (paravent), se
« montrer tout en se cachant » (clair-obscur), « tout montrer et
tout voir » (phare) ou enfin « se voir, mais caché » (mondes
virtuels)
Ceux qui écoutaient
silencieusement se sont connectés les uns aux autres pour se parler, et ils font
parfois tellement de bruit que l’on n’entend plus ceux qui, auparavant, leur
parlaient du haut d’une inaccessible tribune : les médias, les experts,
les politiciens, etc.
L’espace de diffusion de
l’information et le système conversationnel de sa réception sont désormais
intimement liés. Facebook, Instagram et Whatsapp aspirent une partie de la
sociabilité conversationnelle, qui a toujours existé mais qui s’évaporait dans
les cafés, les salles de classe, les cantines, les lieux de fête ou de travail.
Le lien social est renforcé
de toutes les manières possibles à travers le nouvel appareillage de médiations
technologiques.
Les réseaux sociaux des
mondes virtuels instaurent un modèle de « double vie ». Les
internautes découplent les relations en ligne et les relations hors ligne. On
n’a pas nécessairement envie de découvrir le vrai visage de celui avec qui on a
échangé si longtemps dans des habits d’elfe.
La possibilité de faire une
découverte de façon involontaire, par une sorte de hasard bienheureux. Rien à
voir avec le tirage aléatoire d’une bille blanche dans un sac de billes
noires : la sérendipité suppose que l’on organise l’environnement afin de
réunir les meilleures conditions d’une bonne surprise. Sur les réseaux sociaux,
c’est en choisissant les « bons amis » que l’on peut faire des
découvertes qui nous surprennent et nous intéressent.
Les discours d’aujourd’hui
s’inquiètent du fait que les réseaux sociaux enferment les internautes dans une
bulle dont ils ne peuvent sortir, que cette bulle exploite leurs biais
cognitifs, qu’ils sont manipulés par les algorithmes des plateformes.
Ce système de navigation
produit bel et bien de la diversité, de la nouveauté et de la surprise. Il
repose sur la capacité des internautes à construire eux-mêmes le bon écosystème
informa-tionnel
L’hypothèse que les
internautes ont les capacités de faire pour eux-mêmes les meilleurs choix
plutôt que de laisser les journalistes – les gatekeepers – choisir pour eux.
Les réseaux sociaux
numériques, même s’ils nous isolent parfois derrière un écran, contribuent à
augmenter légèrement notre tissu social.
Les réseaux sociaux du web
offrent une nouvelle infrastructure à la vie sociale ; ils permettent aux
internautes de garder des liens faibles, de ne pas perdre de vue des relations
qui, à défaut, se seraient évanouies, et d’accroître le champ des
opportunités : demander conseil, trouver des orientations pour un emploi,
découvrir un pays, un chanteur ou un bon plan.
Antonio Casilli, Les
Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?,
Les personnalités réservées,
discrètes ou timides n’ont guère de chance sur le web.
Le nombre d’amis est
étroitement corrélé avec le nombre d’informations personnelles que les
utilisateurs ont révélé sur leur fiche de profil. Plus on se dévoile, plus on
étend sa visibilité. Sur le web, l’exposition de soi est une technique
relationnelle.
L’exposition de soi en ligne
est commandée par une attente : celle d’être reconnu par les autres. La
mécanique est partout la même : on ne s’affiche pas pour s’afficher, ni
par narcissisme comme le soutiennent certains psychologues, mais pour que les
autres likent, commentent ou partagent ce que l’on a exposé.
Les réseaux sociaux
constituent des petits théâtres dans lesquels chacun conforte son estime de soi
lorsqu’il reçoit des signes positifs des autres.
Sur le web, l’identité est
largement hétéro-déterminée, c’est-à-dire construite par le regard des autres.
Loin d’être la somme de
données objectives et complètes sur la vie des individus, la réputation en
ligne est le fruit d’un travail intense que mènent les internautes pour
soustraire, maquiller, partitionner et sélectionner certaines de ces données.
Les formes d’individuation
contemporaine favorisent un « contrôle du décontrôle ».
Avec les réseaux sociaux,
les internautes ne s’inventent pas une sorte de vie parallèle. Ils amplifient
leur vie réelle en donnant une nouvelle dimension aux situations vécues (une
fête, un voyage, une rencontre, un concert, etc).
L’élévation du capital
culturel de nos sociétés. L’augmentation du niveau de diplôme des individus
contribue à intensifier le rapport à soi et invite à afficher sa singularité à
travers son identité numérique.
La vie privée, notamment
dans le droit européen, est considérée comme un bien collectif à partir duquel,
au nom de la dignité de la personne humaine, sont érigées un ensemble de normes
communes. Ces normes se rattachent à des valeurs supposément partagées par
toute la société comme le tact, la pudeur et la discrétion. Une telle
conception, univoque et générale, se trouve aujourd’hui fragilisée par le désir
des individus de définir eux-mêmes la teneur de leur vie privée et de ne pas
laisser à d’autres le soin de le faire pour eux. Construite comme un droit de
protection, la vie privée est de plus en plus conçue comme une liberté. Elle ne
disparaît pas : elle s’individualise.
Chaque individu réclame de
fixer sa propre définition du privé et du public, de ce qu’il veut montrer ou
cacher.
Changement culturel
caractérisé par une augmentation générale des loisirs créatifs et par le désir
des individus de s’approprier les connaissances, les œuvres ou l’information de
façon plus active. Ils ne souhaitent plus simplement consommer, mais aussi
faire, participer à la création culturelle en incluant une partie d’eux-mêmes
dans ce qu’ils fabriquent et partagent.
Les images ne sont plus
destinées à être stockées dans des albums ou au fond d’un disque dur, mais à
être partagées et échangées. Support de la sociabilité numérique, la
photographie est devenue une technique conversationnelle,
Le fan est très productif.
Il fabrique des objets, des images, des vêtements, des contenus, des
collections d’information.
Un regard, un clin d’œil,
une manière d’enregistrer le monde, et voilà un petit musée personnel qui se
montre et se partage.
La formation de ces
communautés en ligne de passionnés peut s’expliquer à l’aide de la notion
sociologique de force des coopérations faibles.
L’expression des passions
sur les plateformes du web doit d’abord se comprendre comme un mode de
socialisation dans les univers connectés à travers un projet de réalisation de
soi et de reconnaissance.
On se montre, on s’exprime
et on partage comme jamais auparavant.
La vie privée n’a pas
disparu, mais les utilisateurs ont un rapport de plus en plus complexe au
contexte dans lequel ils exposent les informations accessibles aux autres.
En conséquence de quoi les
acteurs traditionnels de la vie démocratique voient leur autorité, leur rôle et
leurs prérogatives fortement ébranlés.
L’avènement de la démocratie
électronique (dans une sorte de référendum continu, chacun, après le travail,
votera les décisions du jour) et la disparition des partis (puisque nous
pourrons substituer aux représentants politiques des citoyens révocables).
Cette vision d’une entrée triomphale dans une sorte de post-démocratie
horizontale est cependant naïve et erronée.
Essor depuis la société des
individus connectés : pétitions en ligne, vidéos à très haute popularité,
circulation de hashtags, collectifs d’activistes menant des actions sur le web,
mouvements sociaux se coordonnant sur les réseaux sociaux, etc.
Comme l’observe Pierre
Rosanvallon dans La Contre-Démocratie, le centre de gravité des démocraties
s’est déplacé vers la société. démocratie internet ou de société des connectés.
L’effet global du numérique
sur les institutions politiques : dans l’esprit utopiste évoqué au
chapitre 1, il encourage la liberté d’expression, l’auto-organisation et
les critiques à l’encontre de la forme restreinte et fermée de la démocratie
représentative.
Des effets démocratiques du
numérique : « How Internet Will (One Day) Transform
Government », TED Talks, 2012,
https://www.ted.com/talks/clay_shirky_how_the_internet_will_one_day_transform_government
Le refus de désigner un
porte-parole qui parlerait au nom du groupe et la méfiance vis-à-vis de tout
effet de notoriété est une constante de ces mouvements.
Tout le monde peut
s’exprimer en tant que membre d’Anonymous. Nous n’avons pas de dirigeants.
Uniquement des sensibilités. Nous n’avons pas d’objectifs. Uniquement des
résultats. Nous ne pouvons pas être arrêtés, car nous ne sommes qu’une idée.
Nous ne pouvons pas être effacés, car nous sommes transparents.
L’engagement tient souvent
au motif que c’est par la délibération mutuelle entre égaux que des thèmes de
mobilisation émergent du collectif ; ils ne peuvent être fixés
préalablement à l’engagement.
Les mobilisations par le
réseau ne peuvent rester purement numériques. Très vite, apparaît la nécessité
de créer des points de centralité, de susciter des événements dans le monde
réel afin que chacun, derrière son écran, puisse visualiser la forme collective
du mouvement.
Le hashtag est un drapeau
que l’on plante dans le brouillard du web.
Pour s’adapter aux mondes
numériques, il faut être capable de réinventer son modèle, de produire des
innovations qui prennent en compte à la fois les nouvelles pratiques
L’abonnement aux sites de
streaming : il lui a fallu à la fois comprendre les formes d’écoute
musicale, par papillonnage, et abandonner l’idée de faire payer la musique à
l’unité.
Le média qui leur permet le
mieux de suivre l’actualité, les Français citent la télévision largement devant
les autres (42 %), internet venant en deuxième place (23 %), la
presse écrite en troisième (18 %) suivie de la radio (11 %).
Il faut en moyenne moins de
3 heures pour qu’un événement couvert par un site d’information le soit
également par un autre. La moitié des événements couverts sont repris au bout
de 25 minutes et un quart d’entre eux, au bout de 230 secondes.
64 % de l’information
publiée en ligne était un copié-collé pur et simple.
Désormais, des outils de
monitoring, tel Chartbeat, donnent à chaque journaliste la possibilité de
suivre minute par minute le nombre de clics, de partages et de commentaires de
son article.
Certains médias en ligne
publient simultanément le même article avec deux titres différents, puis
observent leur performance dans Chartbeat pendant une heure avant de conserver
le plus efficace.
Dès qu’il est question du numérique,
on a tendance à unifier les marchés (« c’est sur internet »), alors
qu’en réalité ces deux comptes ne jouent pas dans la même division.
Lorsque les acteurs du haut
de l’échelle de visibilité d’internet ne se préoccupent pas des informations du
bas, ou veillent à ne pas les relayer, les fake news ont une circulation
limitée, et leur audience reste faible.
Civic tech, traduit bien la
sociologie particulière de ceux qui le portent : des jeunes urbains,
diplômés, intéressés par la politique mais déçus par la démocratie
représentative ou méfiants à l’égard des structures partisanes ou syndicales.
Utiliser les ressources du
numérique pour transformer les règles du jeu politique ou pour intensifier les
engagements dans le cadre des règles existantes.
Prendre en main directement
les questions démocratiques, en inventant des dispositifs numériques qui
servent l’intérêt général.
On peut se demander si cette
vision de la démocratie n’est pas une idéalisation abstraite, très pertinente
pour les populations socialement intégrées, mais assez peu pour les banlieues
et les milieux populaires qui n’y participent pas.
Comment peut-on exercer un
tel pouvoir sur l’économie sans être un gros employeur ? Comment les GAFA
sont-ils parvenus à modifier les règles de l’industrie et du capitalisme
L’imaginaire contemporain
est imprégné de l’idée pastorale d’un retour au monde d’avant la division du
travail et des rôles sociaux : une société de makers avec les fablabs,
d’artisans avec les plateformes de fabrication personnelle comme Etsy, de
loisirs créatifs avec les sites de cuisine, de scrapbook, de récits de voyages.
Si Uber peut se déployer si
rapidement à travers le monde c’est parce qu’il n’a pas besoin d’acheter de
voiture, ni de recruter ou de former des conducteurs.
La gratuité, au cœur de très
nombreux services d’internet pour les utilisateurs, est en réalité la stratégie
commerciale d’un modèle économique qui monétise sur un autre marché le volume
et l’activité d’utilisateurs qui ne payent pas.
Pendant que l’internaute
charge la page web qu’il désire consulter, son profil est mis aux enchères par
un automate afin que des robots programmés par les annonceurs se disputent le
meilleur prix pour placer leur bandeau publicitaire. L’ensemble de l’opération
dure moins de 100 millisecondes.
Google Ads utilise une
information très précieuse que lui fournit l’utilisateur : le futur. Ce
que nous écrivons dans la barre recherche du moteur, c’est une question, une
demande, une chose que nous ne savons pas, que nous aimerions connaître ou
faire.
Système de crédit social
destiné à répondre aux dysfonctionnements chroniques de l’application des lois
et des règlements. Le projet consiste à agréger, pour chaque citoyen chinois,
des évaluations concernant leur comportement civil, le remboursement de leurs
crédits (credit score) et d’autres informations extraites de leurs activités
numériques, afin d’interdire l’accès à certains services (comme prendre
l’avion) à ceux dont le credit score serait mauvais.
Soshana Zuboff, qui défend l’idée
d’un « capitalisme de la surveillance » : après avoir exploité
la terre et la force de travail, le capitalisme s’apprête à marchandiser les
individus en les transformant en flux de données disponibles pour augmenter les
profits.
Les big data ne sont rien
sans outils pour les rendre intelligibles, pour transformer les données en
connaissances. Face aux données massives, nous avons besoin d’algorithmes.
Les algorithmes ne sont pas
neutres. Ils renferment une vision de la société qui leur a été donnée par ceux
qui les programment – et par ceux qui paient ceux qui les programment dans les
grandes entreprises du numérique.
Pour pouvoir personnaliser
les résultats de recherche, l’algorithme a besoin de données individuelles – ce
qui n’était pas nécessaire lorsqu’il produisait le même classement pour tous.
La dynamique sociale et
culturelle qui a conduit les internautes à s’émanciper de l’autorité des médias
traditionnels pour décider eux-mêmes des informations qui les intéressent
plutôt que de subir une information qu’ils jugent ennuyeuse, moyenne, reflétant
les goûts communs et les produits standards.
Sur les réseaux sociaux, les
utilisateurs choisissent leur niche selon un principe affinitaire
Facebook, Twitter, Pinterest
et Instagram se sont ainsi couverts de chiffres et de petits compteurs, des
« gloriomètres » pour reprendre une expression de Gabriel Tarde.
un nouveau marché s’est
constitué, le social media listening ou social media monitoring, afin de
permettre aux entreprises de mesurer sur de grands tableaux de bord la
répercussion de leurs messages sur les réseaux, d’identifier des influenceurs
et surtout d’observer les messages qui viennent des internautes, notamment en
cas de bad buzz.
Pour justifier le
développement de ces techniques prédictives, les architectes des nouveaux
algorithmes des big data cherchent à disqualifier les jugements humains. Les
individus, soutiennent-ils, manquent de sagesse et de discernement, font des
estimations systématiquement trop optimistes, anticipent mal les effets futurs
en préférant le présent, se laissent déborder par leurs émotions, s’influencent
mutuellement et ne raisonnent pas de façon probabiliste. À grand renfort de
travaux de psychologie et d’économie comportementales, les promoteurs des big
data assurent qu’il ne faut faire confiance qu’aux conduites réelles des
personnes, et non à ce qu’elles prétendent faire lorsqu’elles s’expriment sur
le web social.
Les algorithmes prédictifs
ne donnent pas une réponse à ce que les individus prétendent vouloir faire,
mais à ce qu’ils font vraiment sans vouloir se l’avouer.
Intelligence artificielle.
Si l’on voulait être rigoureux, il serait préférable de parler d’apprentissage
automatique (machine learning) pour désigner la percée technologique que nous
connaissons aujourd’hui et qui est en grande partie une conséquence de
l’augmentation des capacités de calcul des ordinateurs
Qu’est-ce qui n’allait pas
dans l’idée d’une machine raisonnant logiquement ? Tout simplement, que le
fonctionnement de la pensée humaine est impossible à reproduire. Nous prenons
très rarement des décisions à partir de règles de raisonnement que nous
saurions expliciter. Nos jugements sont aussi faits d’émotions, d’éléments
irrationnels, de spécifications liées au contexte et de toute une série de
facteurs implicites ; bref, la décision ne se laisse pas capturer par des
règles formalisables.
Je veux écrire un programme
qui convertit en degrés Celsius une température donnée en degrés Fahrenheit.
Pour cela, il existe une règle simple : il faut soustraire 32 de la
température en celcius et diviser le résultat par 1,8 (9/5). Une approche
symbolique en intelligence artificielle consisterait à enseigner cette
règle à la machine. Une approche par apprentissage propose une solution toute
différente : au lieu de coder la règle dans la machine, on lui donne
seulement des exemples de correspondance entre des températures en degrés
Celsius et en degrés Fahrenheit ; on entre les données de cette liste
d’exemples, et le calculateur s’en sert pour trouver lui-même la règle de
conversion. Voilà, de manière très simplifiée, comment fonctionnent les
méthodes d’apprentissage et ce sont principalement à ces méthodes que l’on fait
référence quand on parle aujourd’hui d’intelligence artificielle.
Les traducteurs automatiques
« avalent » tous ces textes pour améliorer leurs modèles. La machine
ne cherche plus à comprendre la grammaire, elle fait des scores probabilistes
sur les meilleurs exemples.
À la suite de Chris Anderson
annonçant « la fin de la théorie » dans un article à succès,
« The End of Theory », beaucoup d’observateurs ont déploré que ces
nouvelles formes de calcul ne permettaient plus de connaître le monde.
Si l’intelligence est la
capacité à varier les heuristiques, les cadres d’interprétations et les visions
du monde, c’est-à-dire à faire des prédictions de façon non pas modulaire mais
méta-modulaire, alors les machines spécialisées n’ont pas cette intelligence.
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