samedi 1 février 2020

Laëtitia, Ivan Jablonka, Seuil


Laëtitia, Ivan Jablonka, Seuil



La rétention de sûreté, qui ne fait pas dépendre l’enfermement d’un acte interdit par la loi, mais d’une personnalité évaluée par des experts.

L’idée que les parents sont en trop reste gravée dans le cerveau reptilien des institutions.

L’empathie est aussi une décharge d’émotion.

Dans les médias à flux continu, même quand il ne se passe rien, il faut qu’il se passe quelque chose. D’où cette litanie vide et angoissante : Laëtitia reste « introuvable ». Mais la présence des journalistes sur le terrain est essentielle : il faut humer l’atmosphère, décrire ce qu’on voit, rencontrer les proches, recouper les informations. On passe des journées entières dans la boue, par un froid humide qui pénètre jusqu’aux os, à regarder les gendarmes fouiller les haies, remuer mer et terre.

Un procès, dit-il en substance, ne relève pas de l’imputation démagogique, mais de la justice.

L’« investissement corporel » est une manière d’échapper à son destin de classe.

A l’avenir, Facebook deviendra une source pour les chercheurs qui s’intéresseront à la vie privée, aux loisirs, aux liens de famille et d’amitié, aux mobilités, au vocabulaire des hommes et des femmes du XXIe siècle. Au sein de cette humanité,

Que dire de tous ces centres d’intérêt ? Machine à oublier le quotidien, goutte-à-goutte d’eau de rose, boîte à rêves calibrés par le système TF1, où une vision stéréotypée des relations sociales et des rapports de sexe inculque aux plus jeunes le conformisme et la soumission, comme Gossip Girl, une série peuplée de bimbos millionnaires et de bogosses toujours au top évoluant dans une jet-set en carton-pâte. Les goûts culturels de Laëtitia sont-ils comme ses choix professionnels, des non-goûts et des non-choix, absorption passive de ce que tout le monde aime, regarde ou écoute ? Son cerveau est offert aux marchands d’images, de tubes, de modes, de publicités, de « contenus » adaptés au plus grand nombre. Ses goûts sont façonnés par la culture de masse, ses likes dictés par l’industrie du divertissement. C’est, à n’en pas douter, une forme d’aliénation.

J’ai du mal à me souvenir que j’ai grandi sans téléphone portable, sans textos, sans ordinateur, sans Internet, sans iPod, sans iPad. Pendant un quart de siècle, je n’ai été connecté à rien ni à personne. Mon enfance a été Michael Jackson, Jean-Jacques Goldman, Renaud, le Top 50, la demi-finale de Séville en 1982, Noah contre Wilander en 1983, le Donkey Kong, L’Empire contre-attaque, Tom Sawyer dont je connais le générique par cœur, Candy qui me fait aujourd’hui venir les larmes aux yeux.

Sexion d’Assaut la touchaient peut-être : Papa, je comprends pas, je t’ai fait quoi ? Je suis tout petit, je prends pas beaucoup de place. Papa, mais t’étais où le jour où je suis né ?

Tu m’as dit que j’étais faite pour une drôle de vie. J’ai des idées dans la tête et je fais ce que j’ai envie. Le miracle de la variété française et internationale, des tubes, des clips, des vidéos qui battent des records sur YouTube, des séries vues par des dizaines de millions de personnes sur les cinq continents, c’est le lien personnel, intime, qu’ils parviennent à nouer avec chacun d’entre nous. Cette alchimie nous donne l’occasion précieuse de voir ce qui, en nous, n’est pas dû à nous, mais à des collectifs : la famille, le groupe social, la mode, l’air du temps.

Le baiser est la plus sûre façon de se taire en disant tout.

La vitesse de la lumière étant supérieure à la vitesse du son, bien des gens paraissent brillants jusqu’au moment où ils ouvrent la bouche.

Tout au long du XIXe et du XXe siècle, des cahiers secrets, des journaux intimes banals ou profonds, brefs ou luxuriants, ont recueilli le « moi des demoiselles », selon la formule de Philippe Lejeune. Quelle est la fonction de ces textes ? Goût de l’introspection, plaisir de l’écriture, célébration de l’unique, attrait nostalgique, effort pour devenir transparent à soi-même (et à ses quelques lecteurs) justifient les autoportraits « nus », corps et âme. C’est un des paradoxes de la modernité : elle perpétue des usages ancestraux à travers des médias nouveaux, téléphone portable, blog, Facebook, etc.

Son compte Facebook, à la fois intime et semi-public (« extime », disent certains), est moins narcissisme que sollicitation, volonté de s’ouvrir à autrui, pour s’en faire connaître et aimer. Chaque selfie de Laëtitia est désir d’être admirable, espoir de compter pour quelqu’un, satisfaction d’exister en tant que telle et d’être vue par un « public » d’amis. On pénètre dans ce que Perec appelle l’« infra-ordinaire » : le langage du quotidien, le décor familier, le moi des travaux et des jours et, en fin de compte, une non-littérature qui en est tout de même une.

Ce néant spirituel n’empêchait pas une conscience vibrante d’elle-même.

Pour comprendre le tourment de Laëtitia, et parce que sa voix s’est éteinte à jamais, il est nécessaire de recourir à des fictions de méthode, c’est-à-dire des hypothèses capables, par leur caractère imaginaire, de pénétrer le secret d’une âme et d’établir la vérité des faits.

L’affaire Laëtitia n’a pas eu que des conséquences pénales. Elle annonce aussi une nouvelle ère politique. Car la rhétorique compassionnelle-sécuritaire est performative : ses effets tiennent dans son énonciation même, dans la grille de lecture qu’elle propose du corps social. En 1338, Ambrogio Lorenzetti a peint dans le palais communal de Sienne une fresque représentant le bon et le mauvais gouvernement : d’un côté, une société prospère, pacifiée par la justice ; de l’autre, un paysage de guerre et de désolation, la fureur, la tyrannie, une communauté politique qui se délite. La discorde a un instrument : la scie. À côté d’une figure casquée, symbole de la guerre, une femme aux cheveux dénoués, vêtue de noir et de blanc, actionne une immense scie avec laquelle elle mutile un objet que la détérioration de la fresque ne nous permet plus d’identifier. Près de sept siècles plus tard, la mort de Laëtitia dessine une nouvelle allégorie du bon et du mauvais gouvernement. Pour commencer, le rêve : un gouvernement de justice, d’intégrité, de sérénité, reposant sur un fonctionnement transparent et collégial, nourri par un discours de vérité. En face, la réalité : un gouvernement par la peur, fondé sur l’idée que les criminels sont parmi nous et que nous côtoyons, à la place de concitoyens, des ennemis à combattre ou à enfermer. Comment « conjurer la peur » ? demande l’historien Patrick Boucheron analysant la fresque de Lorenzetti. Aujourd’hui, la question reste d’une actualité brûlante. Les mots ont été, dans la bouche de Nicolas Sarkozy, comme la scie à métaux entre les mains de Tony Meilhon : un instrument de découpe, un tranchoir. Ses discours ont été un acte de division ; la société en est ressortie toute sanglante. C’est en ce sens que, par-delà l’émotion suscitée par sa mort, Laëtitia incarne la France. Pendant l’hiver 2011, elle a prêté son corps à une démocratie.

La lumière est tellement filtrée par les frondaisons qu’elle en devient froide, sombre avec des reflets verts, olivâtre foncé, vert-de-noir pour ainsi dire, tout comme l’étang a des nuances vert-de-gris, vert d’eau, rehaussées par des nappes d’algues vert acide et les reflets de mercure aveuglants du soleil. Il en naît une espèce de cathédrale dont le sol serait eau, les parois lumière, le plafond feuillage et la nef une route où aboutit, perpendiculairement, une autre route comme un transept sortant des bois. Sur le côté, un chemin de terre envahi par les ronces et fermé par une barrière mène à un château invisible où semble reposer quelque Belle au bois dormant.

Laëtitia, qui a évolué lentement, dont les messages sur Facebook montrent qu’elle est encore dans l’adolescence, a perçu Meilhon comme un accélérateur de maturité, une promesse de nouveauté et de frisson, un complice d’inconnu.

« C’est toute la difficulté avec ces jeunes qui grandissent en famille d’accueil. Ils sont très cadrés pendant des années, d’où leur envie de liberté. Laëtitia a dû être dépassée, il lui manquait des limites. »

Je parle le français intello, un idiome trop rigide pour se glisser dans la membrane souple des réseaux sociaux, des tweets, des émoticons et des SMS.

Edwy Plenel, grand journaliste et braconnier sur les terres de vérité, a dit la « noblesse du fait divers », sa force de frappe cognitive. Mêlant différents registres, renversant l’ordre des préséances, perturbant la hiérarchie des savoirs, il constitue le type même de l’information-désordre, « essentielle parce que dissidente, pertinente parce que marginale ». Edwy Plenel a raison et c’est pourquoi on ne devrait jamais parler de fait « divers » : terriblement dramatique et absolument particulier, il permet de sonder la profondeur humaine et historique.

Romancier il y a dix ans, j’ai écrit du non-vrai ; thésard à la même époque, j’ai non-écrit du vrai. Aujourd’hui, je voudrais écrire du vrai. Voilà le cadeau que Laëtitia m’a offert.

Patrick Modiano a déclaré : « J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales. […] C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne.

Jablonka, Ivan. Laëtitia ou la fin des hommes (La librairie du XXIe siècle) (French Edition) (p. 357). Le Seuil. Édition du Kindle.

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