jeudi 21 novembre 2019

Résonnance, Hartmut Rosa, édit. La Découverte


Résonnance, Hartmut Rosa, édit. La Découverte

Les sociétés modernes se caractérisent par une transformation systématique des structures temporelles

La possession de toutes les ressources nécessaires ne garantit pas plus une vie réussie qu’elle ne suffit à produire une œuvre d’art.

Tout, dans la vie, dépend de la qualité de notre relation au monde, c’est-à-dire de la manière dont les sujets que nous sommes font l’expérience du monde et prennent position par rapport à lui, bref : de la qualité de notre appropriation du monde.

La sociologie, je l’ai dit, opère à l’aide de concepts tels que le confort matériel, le niveau d’instruction, le statut et la répartition des ressources afin de juger de la qualité de vie.

L’exercice d’une activité fait notre joie et notre bonheur lorsqu’elle porte en elle-même la fin qui la détermine.

Les sociétés occidentales modernes se caractérisent par leur individualisme et leur pluralisme éthiques. Rompant radicalement, dans leur réflexion à la fois théorique et pratique, avec la pensée de l’Antiquité, du Moyen Âge chrétien scolastique et de la plupart des cultures prémodernes que nous connaissons, elles ont cessé de voir en l’homme un être orientant sa vie tout entière vers un but déterminé, un telos.

Les  sociétés modernes de type occidental ne reposent pas sur l’idée de buts déterminés de la vie humaine (gages de bonheur), mais sur la notion de droits (humains) plus ou moins inaliénables

Le choix de la position depuis laquelle les sujets conçoivent et poursuivent leur vision de la vie bonne n’obéit plus à des principes d’assignation sociale traditionaliste, autoritaire, paternaliste ou fondée sur le rang, mais se détermine sur le mode de la concurrence et de la compétition et obéit à des critères de performance.

Incapables de dire avec certitude ce qu’est une vie bonne, quelle conception du bonheur nous voulons suivre, ni quels sont notre noyau et notre mesure internes, nous en sommes réduits à nous concentrer sur l’état de nos ressources.

La réussite ou l’échec de notre vie dépend de la façon dont nous faisons (passivement) l’expérience du monde et dont nous nous l’approprions ou l’assimilons (activement).

Redéfinir l’aliénation comme un trouble de la relation au monde : parce qu’ils échouent à s’approprier certains fragments de monde, les sujets sont enfermés dans des « relations sans relation » avec lui.

À un monde fondé sur les compétences et les accessibilités s’oppose ainsi un monde de la franchissabilité et de la rétroaction30.

Comment le sujet reconnaît-il le monde, comment procède-t-il du monde

Des esprits pouvaient à tout moment prendre possession de lui et il pouvait être protégé des mauvaises pensées et des mauvais sentiments par de l’eau bénite ou quelque autre substance « extérieure » ; les planètes, pierres précieuses, organes, états émotionnels, etc., étaient liés entre eux par des correspondances prévisibles. Bref, le moi était intégré dans un flux de vie qui comprenait à parts égales des substances matérielles et immatérielles, physiques et métaphysiques, et qui reliait entre eux les membres d’une communauté par un ensemble de résonances et d’influences qui n’est plus guère concevable par un individu vivant au début du troisième millénaire.

Je ne suis rien qu’un pouvoir de leur faire écho, de les comprendre, de leur répondre40.

L’histoire de la modernité est profondément marquée par l’inquiétude d’une perte insidieuse de la sensibilité à la corporéité de notre existence

À maints égards, et dans bien des contextes, ce sont les processus de dynamisation modernes qui, les premiers, ont permis de développer des relations résonantes au monde, alors que des rapports figés et sclérosés, ou gelés et stationnaires, peuvent être causes d’expériences de profonde aliénation.

Ce qui est au cœur de la crise écologique, ce n’est pas notre traitement déraisonnable des ressources naturelles mais le fait que, à considérer la nature comme une simple ressource, nous lui dénions son caractère de sphère de résonance.

Dépression / burn-out ne résulte pas en premier lieu d’une surcharge de travail, d’une trop grande vitesse d’exécution ou d’un excès d’exigences, mais d’un effondrement des axes de résonance essentiels aux sujets.

Dépasser cette modernité capitaliste exige donc de remodeler notre cartographie cognitive et évaluative et de modifier ainsi notre relation individuelle et collective au monde, par le recours à un critère de recherche et d’évaluation de la qualité de vie autre que celui de l’accroissement.

La réponse la plus évidente et la plus élémentaire à la question comment sommes-nous placés dans le monde ? est : sur nos pieds. Nous nous tenons debout sur le monde, nous le sentons sous nos pieds ; il nous porte. Cette assurance que le sol nous porte fait partie des conditions essentielles de la certitude ontologique.

Si l’activité respiratoire a pour particularité de rendre imperceptible le monde aspiré, fumer pourrait bien se comprendre comme une pratique destinée à le rendre palpable et efficient. La relation au monde doit parfois faire mal pour que le monde n’échappe pas au sujet20.

Le fait, médicalement avéré, qu’il y a bien plus de risques de tomber malade à cause d’un produit bio avarié, pourri ou contaminé que de « s’empoisonner » avec de la nourriture industrielle ne décourage en rien les adeptes du bio, dont la plupart font pourtant partie de l’élite cultivée. Preuve supplémentaire, à mon sens, que leur choix est motivé par un profond désir de résonance, et non par une simple exigence « mécaniste » de bonne santé.

Seul celui pour qui il n’y a « plus de quoi rire » ou qui n’a « plus de larmes » connaît véritablement une crise existentielle, car ses relations au monde et à lui-même sont alors « pétrifiées ».

L’obsession de la modernité tardive pour le corps peut donc être analysée comme l’indice d’une perte des relations (corporelles) résonantes au monde.

Si nous sursautons à chaque vibration de notre smartphone dans notre poche, c’est bien parce que chaque message représente une « sollicitation du monde ».

La marginalisation toujours plus grande du corps-instrument dans la vie moderne nous conduit à entretenir ses fonctions motrices par des activités « inutiles » : exercices musculaires, articulaires, d’adresse, de force, d’endurance et de souplesse, pratiqués au club de fitness, en séances de jogging, à la piscine ou au yoga (et nous découvrons alors que l’intégrité de notre relation corporelle au monde dépend pour une part non négligeable de ces pratiques).

Le burn-out traduit in fine un état de mutisme généralisé de tous les axes de résonance et donc une forme radicale d’aliénation physique et psychique.

Le désir reste relationnel même lorsque il porte sur des objets matériels : nous désirons des voitures, des téléviseurs, des bijoux ou des smartphones parce qu’ils promettent de nous offrir – fût-ce obscurément – certaines manières d’être-dans-le-monde14. L’industrie publicitaire l’a compris depuis longtemps, qui fait de cette promesse son principal argument de vente. Mais dans tous les cas, ce sont les stratégies spécifiques mises en œuvre afin d’accéder aux oasis et d’éviter les déserts qui sont au fondement de notre action.

L’attitude « active et négatrice du monde », propre au protestantisme occidental, conduit à la domination du monde ; l’attitude « passive et affirmatrice du monde », que l’on observe dans la Grèce athénienne, conduit à la contemplation du monde

L’homosexualité, l’obsession, la démocratie, les fantômes ou l’hyperactivité n’ont pas d’existence absolue dans le monde – ils n’existent que dans les mondes culturels qui leur sont associés. Mais les prises de position à leur égard sont déterminées par les mouvements répulsifs et attractifs de la peur et du désir et cette détermination, loin d’être simplement linéaire, suit des voies complexes et souvent contradictoires.

Nous sommes placés non seulement dans un environnement physique, mais aussi et toujours dans un « espace moral ». En vue de déterminer notre emplacement et notre orientation dans cet espace – afin de pouvoir y développer des rapports générateurs d’identité –, nous avons besoin d’une carte morale qui définisse l’horizon de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est noble et précieux ou au contraire secondaire, laid, etc.

La menace, la mise à l’épreuve, la stimulation, l’expérience de soi et l’adaptation sont donc les cinq problématiques existentielles de base qui déterminent dans une large mesure la façon dont les adolescents, et plus tard les adultes, réagissent aux aléas et aux vicissitudes de la vie

Une économie capitaliste ne peut fonctionner que si nous sommes régulièrement déçus par les produits que nous venons d’acheter

Nous sommes « programmés pour l’interaction et la solidarité, et c’est ce qui rend la violence si difficile.

Ne souriant pas lorsqu’on lui sourit, ne riant pas quand on lui raconte quelque chose de drôle, ne sourcillant pas à l’évocation d’une chose désagréable, ignorant les appels du regard et méprisant les invitations au dialogue –, cette personne recevra très vite des signes marqués d’irritation, voire d’agressivité. Car la victime d’un tel refus de résonance se sent alors « comme entourée d’un mur de glace ». Il n’existe guère de stratégie plus efficace de harcèlement moral.

L’amour, précisément, ne vit pas de l’écho de soi dans l’autre, mais de la réponse qui nous est renvoyée. Nous cesserions d’aimer l’autre s’il ne faisait que nous refléter à l’identique ; même dans la relation amoureuse, chacun doit continuer de faire entendre sa « propre voix ». Cela signifie que l’état amoureux représente lui aussi, et tout particulièrement, une transformation-assimilation réciproque (voire un « dépassement » au sens hégélien). Deux personnes qui s’aiment jouent chacune le rôle de « premier » et de « second diapason » ; et l’amour est alors, pour citer à nouveau Rilke, le processus qui « tire de deux cordes une seule voix ».

La musique, je l’ai dit, est le médium qui peut exprimer immédiatement, sans projection ni médiation cognitive, les modes, transformations et intensités de la relation au monde. Elle permet, comme l’amour, à des sujets humains « d’être chez soi dans l’Autre », autrement dit de nouer une « pure » relation de résonance.

La résonance est une forme de relation au monde associant af←fection et é→motion, intérêt propre et sentiment d’efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement. La résonance n’est pas une relation d’écho, mais une relation de réponse ; elle présuppose que les deux côtés parlent de leur propre voix, ce qui n’est possible que lorsque des évaluations fortes sont en jeu. La résonance implique un élément d’indisponibilité fondamentale. Les relations de résonance présupposent que le sujet et le monde sont suffisamment « fermés », ou consistants, afin de pouvoir parler de leur propre voix, et suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et atteindre. La résonance n’est pas un état émotionnel mais un mode de relation. Celui-ci est indépendant du contenu émotionnel. C’est la raison pour laquelle nous pouvons aimer des histoires tristes.

Des murs blancs comme neige, des fleurs sur la table, un ordre parfait, une propreté impeccable, une musique discrète : un tel cadre de vie n’est pas toujours l’indice de relations intactes et résonantes au monde, pas plus que de solidité psychique. Il peut même signaler au contraire une dépression latente, exprimer un effort (désespéré) de préserver la pureté et l’harmonie du monde et de le protéger contre tout incident – au risque, bien souvent, de le rendre stérile.

Le problème d’un appartement stérile tient manifestement au fait que tout y est beau, mais que rien n’y parle.

Il n’est guère surprenant, à cet égard, que les formes artistiques, philosophiques, voire mystiques d’assimilation du monde soient souvent le fruit d’expériences douloureuses d’aliénation ou de répulsion : par leur tentative d’établir et d’énoncer des relations résonantes, les compositeurs, les écrivains, les philosophes et même les sociologues (de Beethoven aux Beatles, de Hesse à Horváth, de Habermas à Honneth ou de Sartre à Camus) réagissent à des expériences d’aliénation souvent profondes et durables vécues dans leur enfance ou leur jeunesse. La résonance créatrice est alors l’expression et le résultat d’une lutte pour assimiler le monde qui n’aurait peut-être jamais été engagée si la situation d’origine n’avait engendré un mal-être durable.

L’altérité irréductible de l’Autre, contre toutes les théories de l’identité, de l’authenticité et de l’intégration, se comprend à cet égard comme une réaction à la tendance générale des sociétés modernes à s’approprier et à « incorporer » l’étranger au lieu de nouer avec lui une relation qui reconnaisse par principe sa voix propre et son indisponibilité.

Le philosophe des religions Martin Buber formule cette idée dans le langage qui est le sien : « Assurément, le monde “habite” en moi en tant que représentation, de même que j’habite en lui en tant que chose. Mais il ne s’ensuit pas qu’il soit en moi, de même que je ne suis pas réellement en lui. Lui et moi sommes engagés dans une relation mutuelle. La contradiction mentale inhérente au rapport avec le Cela est abolie par la relation avec le Tu, qui ne me délie du monde que pour me relier à lui. […] La naissance du monde et l’abolition du monde ne sont pas en moi, elles ne sont pas non plus hors de moi, elles ne sont simplement pas, elles se produisent sans cesse et leur venue est solidaire de moi aussi, de ma vie, de ma décision, de mon œuvre, de mon service […]. » (Martin Buber, La Vie en dialogue, op. cit., p. 70-71).

Les institutions et l’ensemble des interactions sociales hors l’amour et l’amitié ne laissent aucun espace au pardon. Dans une société dont le mode d’interaction dominant est la concurrence, les notions d’excuse et de pardon (et la possibilité qu’elles impliquent de repartir à zéro) ont tendance à perdre leur sens : une seule erreur lors d’une compétition et vous êtes distancé et donc disqualifié. La demande de pardon n’a pas plus sa place dans un cent mètres que dans une agence de Pôle emploi, lors d’une épreuve de baccalauréat, à la Bourse ou lorsque l’on se pèse après un bon repas. Cette impossibilité de penser le pardon est d’autant plus lourde de conséquences que la société moderne tardive dispose par ailleurs, dans tous ces domaines, d’un concept de culpabilité (subjective) : nous sommes nous-mêmes « coupables » d’être trop gros, de ne pas trouver d’emploi faute de diplômes, d’avoir une retraite misérable par manque de prévoyance, de ne pas être sportifs, etc. Or une société qui produit systématiquement des « sujets coupables », sans proposer par ailleurs de lieux, d’instances ou de pratiques de pardon, risque de miner systématiquement leur capacité de résonance. Il lui faudra peut-être alors un burn-out individuel ou collectif pour rendre possible un nouveau départ.

Les sujets modernes ne se vivent plus comme faisant partie d’un grand ordre cohérent de l’existence (« the great chain of being ») avec lequel ils entretiendraient une relation responsive intérieure et à partir duquel ils pourraient se définir. Les conditions collectives dans lesquelles ils agissent leur semblent le résultat, en partie contingent, de processus de construction et de négociation historiques et, en particulier, d’innombrables conflits de valeurs et d’intérêts. Dans la mesure où ces conditions limitent les marges d’action et de liberté des individus, elles sont perçues par eux comme une chose extérieure, prédonnée, imposée, comme faisant partie d’un monde « aliéné » qui leur fait face. À travers notre pratique quotidienne, nous faisons l’expérience de cette forme de relation à l’égard de la sphère publique chaque fois que nous sommes aux prises avec les administrations ou les autorités, du fisc à Pôle emploi en passant par la préfecture de police ou les administrations scolaires ; mais elle se manifeste aussi partout où « Bruxelles » est rendu comptable des réglementations de la vie quotidienne.

La plupart des hommes et femmes politiques conçoivent aujourd’hui leur action non comme une réponse à un processus décisionnel collectif et délibératif, mais comme la seule réaction possible à des contraintes structurelles d’adaptation imposées notamment dans la sphère économique.

Aujourd’hui, le sentiment est largement répandu que nous sommes tous prisonniers d’interdépendances qui certes résultent de nos actions, mais qui vont régulièrement à l’encontre de nos intentions : personne n’est favorable au chômage, mais les restrictions de nos marges d’action n’admettent que les décisions ayant pour effet d’aggraver la crise de l’emploi, toute autre risquant de conduire au naufrage économique.

Comme l’ont montré la « mondialisation » de la polémique autour des caricatures de Mahomet publiées par un quotidien danois, le Printemps arabe ou encore le mouvement Occupy (aussi radicalement différents que soient ces mouvements par ailleurs), rien n’est plus facile, dans un monde hautement médiatisé et connecté, que de susciter par-delà les frontières des vagues d’agitation, d’indignation et de mobilisation politiques fonctionnant selon la logique des systèmes de résonance physique.

La pensée rationnelle des Lumières ne saurait admettre ni même seulement concevoir des interactions avec les objets inanimés, en particulier avec les artefacts, autres que causales ou instrumentales. L’univers de la modernité, qui tient sa légitimité de la connaissance rationnelle et scientifique, est par conséquent un « univers muet » dans lequel aucune voix ne se fait entendre hormis celle de l’homme. Il en va autrement des univers prémodernes et extramodernes : les cultures archaïques, animistes et totémiques reconnaissent toujours l’existence de choses animées, douées d’âme ou de parole, qui sont unies aux hommes par des liens intimes et qu’un réseau serré de relations résonantes lie souvent à des ancêtres, à des esprits ou à des dieux1 ; il en va de même du monde de la conscience mythique,

Les choses vivantes […] ne sont inquiétantes que pour les adultes modernes. Les enfants, les hommes et les femmes issus de cultures « prémodernes » et […] les fous n’ont aucun problème avec elles. Tout au contraire : la vie qu’ils trouvent en elles leur fournit l’explication nécessaire d’une multitude de phénomènes naturels. En d’autres termes, c’est la modernité qui explique pour la première fois le monde, la nature, le destin, les maladies, les catastrophes naturelles, la mort et la naissance, sans postuler une vie dans les choses. Pour le dire de façon plus tranchée : la modernité est la séparation entre un monde vivant (hommes et animaux) et un monde mort (les choses). […] L’adulte moderne se détermine ainsi, en dernier ressort, par sa croyance en des lois de la nature plutôt qu’en des choses douées d’âme. […] Aucune chose de notre monde n’est dotée d’intelligence, d’esprit ou de volonté, aucune n’est capable de ressentir souffrance ou joie. Les choses fonctionnent conformément aux lois de la science. Seuls les êtres humains possèdent une identité, une individualité, une volonté et agissent de façon intentionnelle. Cette séparation est d’une certaine manière le premier commandement du décalogue de la modernité. Celui qui l’enfreint subit le pire des châtiments : il est exclu de la communauté des êtres raisonnables3.

De même que le sculpteur façonne sa statue, la formation de soi est une tentative de se donner forme à soi-même, de développer ses propres dispositions et de mener ainsi une vie réussie.

Les enfants ne sont pas des tonneaux à remplir mais des flambeaux à allumer

La fascination qu’exercent de nombreux sports, en particulier de balle et de ballon, tient au fait que les coups et les tirs parfaits, ou les combinaisons magistrales, échappent à tout contrôle instrumental. Si,

Somatico-social. La rencontre situative entre acteurs différents, mais prêts à s’associer, car disposés à jouer ensemble, produit un phénomène collectif […] qui déploie une logique propre et une force d’attraction singulière. Les acteurs sont comme emportés dans ce processus, car leurs corps socialisés réagissent plus vite que la conscience. La motricité collective prend en quelque sorte possession des corps individuels et les stimule à des actions appropriées au jeu. Ils paraissent alors réagir spontanément les uns aux autres. Ces réactions peuvent générer des énergies productives. Il se produit quelque chose qu’aucun des acteurs ne peut totalement contrôler. Lorsqu’une équipe est emportée dans le jeu, les mouvements semblent étonnamment accordés les uns aux autres, sans concertation ni réflexion préalable, de sorte que les actions apparaissent comme l’œuvre inspirée d’un seul et même organisme.

Comme si les trajectoires, les cercles et les champs de force des joueurs pris isolément étaient coordonnés par une musique muette, un mouvement global surgit, « dans lequel toutes les actions se fondent en une sorte de chorégraphie d’ensemble ». […] Comme en musique, les mouvement du jeu produisent des liaisons immatérielles entre les corps et organisent leur coordination. « Muscular bonding » : c’est ainsi que l’historien américain William McNeill […] nomme ces curieuses relations à la fois physiques et sociales71.

À l’ère (certes non encore advenue) des anthropotechniques généralisées (Sloterdijk), les acteurs sociaux se trouvent dans une situation où la nature qu’il s’agit de satisfaire ou de découvrir est ou a été probablement produite par eux-mêmes. L’important était jusqu’ici de respecter la volonté de la nature ; à présent la volonté de la nature est soumise à la nôtre.

C’est ici, me semble-t-il, que la grande angoisse écologique de la modernité tardive trouve son origine : ce qui est au cœur des profondes inquiétudes environnementales de notre présent, ce n’est pas tant la perte de la nature comme ressource que la menace de voir se réduire au silence cette nature comprise comme sphère de résonance, comme vis-à-vis autonome capable de nous répondre et de nous orienter. Du point de vue de la théorie de la résonance, tel est le véritable « problème environnemental » des sociétés de la modernité tardive : ce silence de la nature (en nous et hors de nous) et sa réduction à quelque chose de toujours disponible. Or ni la sociologie de l’environnement, ni la politique environnementale et moins encore les sciences de la nature n’ont les moyens conceptuels de saisir et d’énoncer la catastrophe de résonance qui se profile à l’horizon ; c’est pourquoi elles continuent de rabattre la crise écologique sur un « épuisement des matières premières » et une chaîne de causalités aux conséquences funestes.

Ce qui apparaît vivant et précieux, ce ne sont plus les hommes, leur compétence au travail et leur faculté créatrice mais au contraire les marchandises – ces choses mêmes qui sont des produits « morts » générés par des processus de production capitalistes. La promesse de résonance qui émane d’elles est un leurre, tandis que la puissance réelle de résonance déposée en elles – comme rapport responsif social médié par le travail – reste invisible. Parce que les marchandises s’imposent aux consommateurs comme des choses étrangères et indépendantes d’eux, elles privent leurs relations avec elles de cette expérience d’efficacité personnelle dont on a vu qu’elle était à la fois une condition de la résonance et une composante élémentaire du rapport réussi au travail.

». La marchandise devient une « catégorie universelle de l’être social total».

Le sujet moderne, écrit-il, devient « le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et intégrée à un système étranger. »

Au terme de cette évolution culturelle, les « derniers hommes » pourraient vérifier cette prédiction : « spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant imagine avoir accédé à un stade de l’humanité jamais atteint auparavant »68.

Un sujet sans relation, tout entier centré sur lui-même, court le danger de commettre un suicide égoïste, tandis qu’un sujet entièrement voué et lié aux autres au point d’en perdre sa propre voix tend au contraire au suicide altruiste.

On peut donc dire, du point de vue structurel, qu’une société est moderne lorsqu’elle n’est (plus) capable que de se stabiliser dynamiquement, autrement dit lorsqu’elle est systématiquement tributaire de la croissance, de la densification de l’innovation et de l’accélération pour conserver et reproduire sa structure. Accélération, croissance et densification de l’innovation désignent respectivement une dimension temporelle, matérielle et sociale d’un seul et même processus de dynamisation qui se définit pour sa part comme une augmentation quantitative par unité de temps. C’est là l’exacte définition que j’ai donnée de l’accélération7. Le problème de ce concept global d’accélération, c’est qu’il privilégie la dimension temporelle et passe quasiment sous silence les conséquences matérielles et sociales. C’est pourquoi je recourrai ici à la triade conceptuelle citée ci-dessus. Dans la perspective des crises écologiques qui se profilent à l’horizon du XXIe siècle, la contrainte de croissance matérielle des sociétés modernes (capitalistes) apparaît en particulier comme un élément de stabilisation dynamique hautement problématique.

Plus la croissance économique est forte, plus nous sommes innovants et rapides cette année et plus il sera difficile l’an prochain de surpasser nos performances et de maintenir les rythmes d’augmentation. La logique d’escalade « aveugle » se donne ici à voir dans toute son irrationalité : les efforts du jour ne sont pas la promesse d’un soulagement à venir, mais une difficulté de plus, une aggravation supplémentaire du problème.

Les sociétés extramodernes n’ont jamais été simplement statiques : aucune formation sociale ne peut assurer sa pérennité sans un certain nombre d’adaptations, de transformations et d’évolutions. Mais ces sociétés ignorent la contrainte structurelle, endogène d’accroissement et d’innovation continus.

De cette forme première d’économie capitaliste résulte une contrainte de croissance économique qui s’impose à toutes les formations capitalistes connues. Mais il en résulte aussi une accélération technique continue – au sens de ce que David Harvey appelle une « compression de l’espace-temps » – de même qu’une contrainte d’innovation sociale permanente. Ces impératifs de dynamisation se traduisent sur le plan structurel et institutionnel par une course à la réduction des coûts (réalisée notamment par l’augmentation de la productivité) et aux perspectives de bénéfices supplémentaires. Ces bénéfices, que les plus rapides parviennent à dégager dès le début de l’innovation, avant d’être rattrapés par la concurrence, sont indispensables au maintien d’une capacité d’innovation future. Le non-respect des impératifs d’accroissement entraîne des risques de perte d’emplois et de faillites d’entreprises qui vont de pair avec une baisse des recettes publiques (due à une diminution des revenus fiscaux) et une hausse des dépenses sociales (liée au chômage), lesquelles peuvent conduire à des crises du budget ou de la dette et, par effet de ricochet, à une crise du système politique. L’idée que la contrainte d’accroissement est constitutive du maintien du statu quo systémique trouve là, schématiquement, son motif économique. L’histoire récente de la Grèce nous en donne une fois de plus un exemple éloquent.

Le nouveau est inéluctable, inévitable, indispensable. Il n’existe aucune voie qui conduise hors du nouveau, car une telle voie serait elle-même nouvelle. Il n’existe aucune possibilité d’enfreindre les règles du nouveau, car une telle infraction est précisément ce qu’exigent ces règles. En ce sens, l’exigence d’innovation est, si l’on veut, la seule réalité qui soit exprimée dans la culture23.

Le nouveau est inéluctable, inévitable, indispensable. Il n’existe aucune voie qui conduise hors du nouveau, car une telle voie serait elle-même nouvelle. Il n’existe aucune possibilité d’enfreindre les règles du nouveau, car une telle infraction est précisément ce qu’exigent ces règles. En ce sens, l’exigence d’innovation est, si l’on veut, la seule réalité qui soit exprimée dans la culture23.

Des phénomènes actuels tels que l’État islamique sont particulièrement à même de nous renseigner sur le rapport entre religion et stabilisation dynamique. L’EI vise à l’évidence une immobilisation complète de la formation sociale. Ses dirigeants et idéologues rejettent toute forme de transformation et d’adaptation. Toute pratique et tout ordre religieux doivent être « gelés » conformément aux textes fondateurs de l’islam. La puissante attraction qu’une telle vision religieuse semble exercer sur d’autres groupes et sur les partisans du wahhabisme et du salafisme partout dans le monde invite à y voir une forme radicale de protestation contre la dynamisation effrénée de la modernité occidentale.

Le monde où nous sommes placés n’est plus simplement dynamique, il nous propulse à tout moment en bas de la pente et nous devons la remonter au pas de course (et de plus en plus vite) afin de conserver notre place.

Le monde excède toujours ce qui peut être atteint dans les limites d’une vie individuelle ; il est irrattrapable, quelle que soit notre ardeur à essayer de le mettre à notre portée.

Cette obsession monomaniaque et cette instrumentalisation des énergies politiques aux fins de générer de la capacité d’accroissement sont à l’origine de la crise démocratique de la modernité tardive. Elles entraînent la formation, dans les rues et sur les places du monde entier, de mouvements d’opposition extraparlementaires qui ignorent les lignes de clivage politique gauche/droite et se conçoivent comme protestations générales contre la politique établie.

Ne plus pouvoir se sentir soi-même, ne plus rien ressentir, ne plus pouvoir s’entendre.



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