Résonnance,
Hartmut Rosa, édit. La Découverte
Les sociétés modernes se
caractérisent par une transformation systématique des structures temporelles
La possession de toutes les
ressources nécessaires ne garantit pas plus une vie réussie qu’elle ne suffit à
produire une œuvre d’art.
Tout, dans la vie, dépend de
la qualité de notre relation au monde, c’est-à-dire de la manière dont les
sujets que nous sommes font l’expérience du monde et prennent position par
rapport à lui, bref : de la qualité de notre appropriation du monde.
La sociologie, je l’ai dit,
opère à l’aide de concepts tels que le confort matériel, le niveau
d’instruction, le statut et la répartition des ressources afin de juger de la
qualité de vie.
L’exercice d’une activité
fait notre joie et notre bonheur lorsqu’elle porte en elle-même la fin qui la
détermine.
Les sociétés occidentales
modernes se caractérisent par leur individualisme et leur pluralisme éthiques.
Rompant radicalement, dans leur réflexion à la fois théorique et pratique, avec
la pensée de l’Antiquité, du Moyen Âge chrétien scolastique et de la plupart
des cultures prémodernes que nous connaissons, elles ont cessé de voir en
l’homme un être orientant sa vie tout entière vers un but déterminé, un telos.
Les sociétés modernes de type occidental ne
reposent pas sur l’idée de buts déterminés de la vie humaine (gages de
bonheur), mais sur la notion de droits (humains) plus ou moins inaliénables
Le choix de la position
depuis laquelle les sujets conçoivent et poursuivent leur vision de la vie
bonne n’obéit plus à des principes d’assignation sociale traditionaliste,
autoritaire, paternaliste ou fondée sur le rang, mais se détermine sur le mode
de la concurrence et de la compétition et obéit à des critères de performance.
Incapables de dire avec
certitude ce qu’est une vie bonne, quelle conception du bonheur nous voulons
suivre, ni quels sont notre noyau et notre mesure internes, nous en sommes
réduits à nous concentrer sur l’état de nos ressources.
La réussite ou l’échec de
notre vie dépend de la façon dont nous faisons (passivement) l’expérience du
monde et dont nous nous l’approprions ou l’assimilons (activement).
Redéfinir l’aliénation comme
un trouble de la relation au monde : parce qu’ils échouent à s’approprier
certains fragments de monde, les sujets sont enfermés dans des « relations
sans relation » avec lui.
À un monde fondé sur les
compétences et les accessibilités s’oppose ainsi un monde de la
franchissabilité et de la rétroaction30.
Comment le sujet
reconnaît-il le monde, comment procède-t-il du monde
Des esprits pouvaient à tout
moment prendre possession de lui et il pouvait être protégé des mauvaises
pensées et des mauvais sentiments par de l’eau bénite ou quelque autre
substance « extérieure » ; les planètes, pierres précieuses,
organes, états émotionnels, etc., étaient liés entre eux par des
correspondances prévisibles. Bref, le moi était intégré dans un flux de vie qui
comprenait à parts égales des substances matérielles et immatérielles,
physiques et métaphysiques, et qui reliait entre eux les membres d’une
communauté par un ensemble de résonances et d’influences qui n’est plus guère
concevable par un individu vivant au début du troisième millénaire.
Je ne suis rien qu’un
pouvoir de leur faire écho, de les comprendre, de leur répondre40.
L’histoire de la modernité
est profondément marquée par l’inquiétude d’une perte insidieuse de la
sensibilité à la corporéité de notre existence
À maints égards, et dans
bien des contextes, ce sont les processus de dynamisation modernes qui, les
premiers, ont permis de développer des relations résonantes au monde, alors que
des rapports figés et sclérosés, ou gelés et stationnaires, peuvent être causes
d’expériences de profonde aliénation.
Ce qui est au cœur de la
crise écologique, ce n’est pas notre traitement déraisonnable des ressources
naturelles mais le fait que, à considérer la nature comme une simple ressource,
nous lui dénions son caractère de sphère de résonance.
Dépression / burn-out ne
résulte pas en premier lieu d’une surcharge de travail, d’une trop grande
vitesse d’exécution ou d’un excès d’exigences, mais d’un effondrement des axes
de résonance essentiels aux sujets.
Dépasser cette modernité
capitaliste exige donc de remodeler notre cartographie cognitive et évaluative
et de modifier ainsi notre relation individuelle et collective au monde, par le
recours à un critère de recherche et d’évaluation de la qualité de vie autre
que celui de l’accroissement.
La réponse la plus évidente
et la plus élémentaire à la question comment sommes-nous placés dans le
monde ? est : sur nos pieds. Nous nous tenons debout sur le monde,
nous le sentons sous nos pieds ; il nous porte. Cette assurance que le sol
nous porte fait partie des conditions essentielles de la certitude ontologique.
Si l’activité respiratoire a
pour particularité de rendre imperceptible le monde aspiré, fumer pourrait bien
se comprendre comme une pratique destinée à le rendre palpable et efficient. La
relation au monde doit parfois faire mal pour que le monde n’échappe pas au
sujet20.
Le fait, médicalement avéré,
qu’il y a bien plus de risques de tomber malade à cause d’un produit bio
avarié, pourri ou contaminé que de « s’empoisonner » avec de la
nourriture industrielle ne décourage en rien les adeptes du bio, dont la
plupart font pourtant partie de l’élite cultivée. Preuve supplémentaire, à mon
sens, que leur choix est motivé par un profond désir de résonance, et non par
une simple exigence « mécaniste » de bonne santé.
Seul celui pour qui il n’y a
« plus de quoi rire » ou qui n’a « plus de larmes » connaît
véritablement une crise existentielle, car ses relations au monde et à lui-même
sont alors « pétrifiées ».
L’obsession de la modernité
tardive pour le corps peut donc être analysée comme l’indice d’une perte des
relations (corporelles) résonantes au monde.
Si nous sursautons à chaque
vibration de notre smartphone dans notre poche, c’est bien parce que chaque
message représente une « sollicitation du monde ».
La marginalisation toujours
plus grande du corps-instrument dans la vie moderne nous conduit à entretenir
ses fonctions motrices par des activités « inutiles » :
exercices musculaires, articulaires, d’adresse, de force, d’endurance et de
souplesse, pratiqués au club de fitness, en séances de jogging, à la piscine ou
au yoga (et nous découvrons alors que l’intégrité de notre relation corporelle
au monde dépend pour une part non négligeable de ces pratiques).
Le burn-out traduit in fine
un état de mutisme généralisé de tous les axes de résonance et donc une forme
radicale d’aliénation physique et psychique.
Le désir reste relationnel
même lorsque il porte sur des objets matériels : nous désirons des
voitures, des téléviseurs, des bijoux ou des smartphones parce qu’ils
promettent de nous offrir – fût-ce obscurément – certaines manières
d’être-dans-le-monde14. L’industrie publicitaire l’a compris depuis longtemps,
qui fait de cette promesse son principal argument de vente. Mais dans tous les
cas, ce sont les stratégies spécifiques mises en œuvre afin d’accéder aux oasis
et d’éviter les déserts qui sont au fondement de notre action.
L’attitude « active et
négatrice du monde », propre au protestantisme occidental, conduit à la
domination du monde ; l’attitude « passive et affirmatrice du
monde », que l’on observe dans la Grèce athénienne, conduit à la
contemplation du monde
L’homosexualité,
l’obsession, la démocratie, les fantômes ou l’hyperactivité n’ont pas
d’existence absolue dans le monde – ils n’existent que dans les mondes
culturels qui leur sont associés. Mais les prises de position à leur égard sont
déterminées par les mouvements répulsifs et attractifs de la peur et du désir
et cette détermination, loin d’être simplement linéaire, suit des voies
complexes et souvent contradictoires.
Nous sommes placés non
seulement dans un environnement physique, mais aussi et toujours dans un
« espace moral ». En vue de déterminer notre emplacement et notre
orientation dans cet espace – afin de pouvoir y développer des rapports
générateurs d’identité –, nous avons besoin d’une carte morale qui
définisse l’horizon de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, de ce
qui est noble et précieux ou au contraire secondaire, laid, etc.
La menace, la mise à
l’épreuve, la stimulation, l’expérience de soi et l’adaptation sont donc les
cinq problématiques existentielles de base qui déterminent dans une large
mesure la façon dont les adolescents, et plus tard les adultes, réagissent aux
aléas et aux vicissitudes de la vie
Une économie capitaliste ne
peut fonctionner que si nous sommes régulièrement déçus par les produits que
nous venons d’acheter
Nous sommes
« programmés pour l’interaction et la solidarité, et c’est ce qui rend la
violence si difficile.
Ne souriant pas lorsqu’on
lui sourit, ne riant pas quand on lui raconte quelque chose de drôle, ne
sourcillant pas à l’évocation d’une chose désagréable, ignorant les appels du
regard et méprisant les invitations au dialogue –, cette personne recevra
très vite des signes marqués d’irritation, voire d’agressivité. Car la victime d’un
tel refus de résonance se sent alors « comme entourée d’un mur de
glace ». Il n’existe guère de stratégie plus efficace de harcèlement
moral.
L’amour, précisément, ne vit
pas de l’écho de soi dans l’autre, mais de la réponse qui nous est renvoyée. Nous
cesserions d’aimer l’autre s’il ne faisait que nous refléter à
l’identique ; même dans la relation amoureuse, chacun doit continuer de
faire entendre sa « propre voix ». Cela signifie que l’état amoureux
représente lui aussi, et tout particulièrement, une transformation-assimilation
réciproque (voire un « dépassement » au sens hégélien). Deux
personnes qui s’aiment jouent chacune le rôle de « premier » et de
« second diapason » ; et l’amour est alors, pour citer à nouveau
Rilke, le processus qui « tire de deux cordes une seule voix ».
La musique, je l’ai dit, est
le médium qui peut exprimer immédiatement, sans projection ni médiation
cognitive, les modes, transformations et intensités de la relation au monde.
Elle permet, comme l’amour, à des sujets humains « d’être chez soi dans
l’Autre », autrement dit de nouer une « pure » relation de
résonance.
La résonance est une forme
de relation au monde associant af←fection et é→motion, intérêt propre et
sentiment d’efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et le monde se
touchent et se transforment mutuellement. La résonance n’est pas une relation
d’écho, mais une relation de réponse ; elle présuppose que les deux côtés
parlent de leur propre voix, ce qui n’est possible que lorsque des évaluations
fortes sont en jeu. La résonance implique un élément d’indisponibilité
fondamentale. Les relations de résonance présupposent que le sujet et le monde
sont suffisamment « fermés », ou consistants, afin de pouvoir parler
de leur propre voix, et suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et
atteindre. La résonance n’est pas un état émotionnel mais un mode de relation.
Celui-ci est indépendant du contenu émotionnel. C’est la raison pour laquelle
nous pouvons aimer des histoires tristes.
Des murs blancs comme neige,
des fleurs sur la table, un ordre parfait, une propreté impeccable, une musique
discrète : un tel cadre de vie n’est pas toujours l’indice de relations
intactes et résonantes au monde, pas plus que de solidité psychique. Il peut
même signaler au contraire une dépression latente, exprimer un effort
(désespéré) de préserver la pureté et l’harmonie du monde et de le protéger
contre tout incident – au risque, bien souvent, de le rendre stérile.
Le problème d’un appartement
stérile tient manifestement au fait que tout y est beau, mais que rien n’y
parle.
Il n’est guère surprenant, à
cet égard, que les formes artistiques, philosophiques, voire mystiques
d’assimilation du monde soient souvent le fruit d’expériences douloureuses
d’aliénation ou de répulsion : par leur tentative d’établir et d’énoncer
des relations résonantes, les compositeurs, les écrivains, les philosophes et
même les sociologues (de Beethoven aux Beatles, de Hesse à Horváth, de Habermas
à Honneth ou de Sartre à Camus) réagissent à des expériences d’aliénation
souvent profondes et durables vécues dans leur enfance ou leur jeunesse. La
résonance créatrice est alors l’expression et le résultat d’une lutte pour
assimiler le monde qui n’aurait peut-être jamais été engagée si la situation
d’origine n’avait engendré un mal-être durable.
L’altérité irréductible de
l’Autre, contre toutes les théories de l’identité, de l’authenticité et de
l’intégration, se comprend à cet égard comme une réaction à la tendance
générale des sociétés modernes à s’approprier et à « incorporer »
l’étranger au lieu de nouer avec lui une relation qui reconnaisse par principe
sa voix propre et son indisponibilité.
Le philosophe des religions
Martin Buber formule cette idée dans le langage qui est le sien :
« Assurément, le monde “habite” en moi en tant que représentation, de même
que j’habite en lui en tant que chose. Mais il ne s’ensuit pas qu’il soit en
moi, de même que je ne suis pas réellement en lui. Lui et moi sommes engagés
dans une relation mutuelle. La contradiction mentale inhérente au rapport avec
le Cela est abolie par la relation avec le Tu, qui ne me délie du monde que
pour me relier à lui. […] La naissance du monde et l’abolition du monde ne sont
pas en moi, elles ne sont pas non plus hors de moi, elles ne sont simplement
pas, elles se produisent sans cesse et leur venue est solidaire de moi aussi,
de ma vie, de ma décision, de mon œuvre, de mon service […]. » (Martin
Buber, La Vie en dialogue, op. cit., p. 70-71).
Les institutions et
l’ensemble des interactions sociales hors l’amour et l’amitié ne laissent aucun
espace au pardon. Dans une société dont le mode d’interaction dominant est la
concurrence, les notions d’excuse et de pardon (et la possibilité qu’elles
impliquent de repartir à zéro) ont tendance à perdre leur sens : une seule
erreur lors d’une compétition et vous êtes distancé et donc disqualifié. La
demande de pardon n’a pas plus sa place dans un cent mètres que dans une
agence de Pôle emploi, lors d’une épreuve de baccalauréat, à la Bourse ou
lorsque l’on se pèse après un bon repas. Cette impossibilité de penser le
pardon est d’autant plus lourde de conséquences que la société moderne tardive
dispose par ailleurs, dans tous ces domaines, d’un concept de culpabilité
(subjective) : nous sommes nous-mêmes « coupables » d’être trop
gros, de ne pas trouver d’emploi faute de diplômes, d’avoir une retraite
misérable par manque de prévoyance, de ne pas être sportifs, etc. Or une
société qui produit systématiquement des « sujets coupables », sans
proposer par ailleurs de lieux, d’instances ou de pratiques de pardon, risque
de miner systématiquement leur capacité de résonance. Il lui faudra peut-être
alors un burn-out individuel ou collectif pour rendre possible un nouveau
départ.
Les sujets modernes ne se
vivent plus comme faisant partie d’un grand ordre cohérent de l’existence
(« the great chain of being ») avec lequel ils entretiendraient une
relation responsive intérieure et à partir duquel ils pourraient se définir.
Les conditions collectives dans lesquelles ils agissent leur semblent le
résultat, en partie contingent, de processus de construction et de négociation
historiques et, en particulier, d’innombrables conflits de valeurs et
d’intérêts. Dans la mesure où ces conditions limitent les marges d’action et de
liberté des individus, elles sont perçues par eux comme une chose extérieure,
prédonnée, imposée, comme faisant partie d’un monde « aliéné » qui
leur fait face. À travers notre pratique quotidienne, nous faisons l’expérience
de cette forme de relation à l’égard de la sphère publique chaque fois que nous
sommes aux prises avec les administrations ou les autorités, du fisc à Pôle
emploi en passant par la préfecture de police ou les administrations
scolaires ; mais elle se manifeste aussi partout où « Bruxelles »
est rendu comptable des réglementations de la vie quotidienne.
La plupart des hommes et
femmes politiques conçoivent aujourd’hui leur action non comme une réponse à un
processus décisionnel collectif et délibératif, mais comme la seule réaction
possible à des contraintes structurelles d’adaptation imposées notamment dans
la sphère économique.
Aujourd’hui, le sentiment
est largement répandu que nous sommes tous prisonniers d’interdépendances qui
certes résultent de nos actions, mais qui vont régulièrement à l’encontre de
nos intentions : personne n’est favorable au chômage, mais les
restrictions de nos marges d’action n’admettent que les décisions ayant pour
effet d’aggraver la crise de l’emploi, toute autre risquant de conduire au
naufrage économique.
Comme l’ont montré la
« mondialisation » de la polémique autour des caricatures de Mahomet
publiées par un quotidien danois, le Printemps arabe ou encore le mouvement
Occupy (aussi radicalement différents que soient ces mouvements par ailleurs),
rien n’est plus facile, dans un monde hautement médiatisé et connecté, que de
susciter par-delà les frontières des vagues d’agitation, d’indignation et de
mobilisation politiques fonctionnant selon la logique des systèmes de résonance
physique.
La pensée rationnelle des
Lumières ne saurait admettre ni même seulement concevoir des interactions avec
les objets inanimés, en particulier avec les artefacts, autres que causales ou
instrumentales. L’univers de la modernité, qui tient sa légitimité de la
connaissance rationnelle et scientifique, est par conséquent un « univers
muet » dans lequel aucune voix ne se fait entendre hormis celle de
l’homme. Il en va autrement des univers prémodernes et extramodernes : les
cultures archaïques, animistes et totémiques reconnaissent toujours l’existence
de choses animées, douées d’âme ou de parole, qui sont unies aux hommes par des
liens intimes et qu’un réseau serré de relations résonantes lie souvent à des
ancêtres, à des esprits ou à des dieux1 ; il en va de même du monde de la
conscience mythique,
Les choses vivantes […] ne
sont inquiétantes que pour les adultes modernes. Les enfants, les hommes et les
femmes issus de cultures « prémodernes » et […] les fous n’ont aucun
problème avec elles. Tout au contraire : la vie qu’ils trouvent en elles
leur fournit l’explication nécessaire d’une multitude de phénomènes naturels.
En d’autres termes, c’est la modernité qui explique pour la première fois le
monde, la nature, le destin, les maladies, les catastrophes naturelles, la mort
et la naissance, sans postuler une vie dans les choses. Pour le dire de façon
plus tranchée : la modernité est la séparation entre un monde vivant
(hommes et animaux) et un monde mort (les choses). […] L’adulte moderne se
détermine ainsi, en dernier ressort, par sa croyance en des lois de la nature
plutôt qu’en des choses douées d’âme. […] Aucune chose de notre monde n’est
dotée d’intelligence, d’esprit ou de volonté, aucune n’est capable de ressentir
souffrance ou joie. Les choses fonctionnent conformément aux lois de la
science. Seuls les êtres humains possèdent une identité, une individualité, une
volonté et agissent de façon intentionnelle. Cette séparation est d’une
certaine manière le premier commandement du décalogue de la modernité. Celui
qui l’enfreint subit le pire des châtiments : il est exclu de la
communauté des êtres raisonnables3.
De même que le sculpteur
façonne sa statue, la formation de soi est une tentative de se donner forme à
soi-même, de développer ses propres dispositions et de mener ainsi une vie
réussie.
Les enfants ne sont pas des
tonneaux à remplir mais des flambeaux à allumer
La fascination qu’exercent
de nombreux sports, en particulier de balle et de ballon, tient au fait que les
coups et les tirs parfaits, ou les combinaisons magistrales, échappent à tout
contrôle instrumental. Si,
Somatico-social. La
rencontre situative entre acteurs différents, mais prêts à s’associer, car
disposés à jouer ensemble, produit un phénomène collectif […] qui déploie une
logique propre et une force d’attraction singulière. Les acteurs sont comme
emportés dans ce processus, car leurs corps socialisés réagissent plus vite que
la conscience. La motricité collective prend en quelque sorte possession des
corps individuels et les stimule à des actions appropriées au jeu. Ils
paraissent alors réagir spontanément les uns aux autres. Ces réactions peuvent
générer des énergies productives. Il se produit quelque chose qu’aucun des
acteurs ne peut totalement contrôler. Lorsqu’une équipe est emportée dans le
jeu, les mouvements semblent étonnamment accordés les uns aux autres, sans
concertation ni réflexion préalable, de sorte que les actions apparaissent
comme l’œuvre inspirée d’un seul et même organisme.
Comme si les trajectoires,
les cercles et les champs de force des joueurs pris isolément étaient
coordonnés par une musique muette, un mouvement global surgit, « dans
lequel toutes les actions se fondent en une sorte de chorégraphie
d’ensemble ». […] Comme en musique, les mouvement du jeu produisent des
liaisons immatérielles entre les corps et organisent leur coordination.
« Muscular bonding » : c’est ainsi que l’historien américain
William McNeill […] nomme ces curieuses relations à la fois physiques et
sociales71.
À l’ère (certes non encore
advenue) des anthropotechniques généralisées (Sloterdijk), les acteurs sociaux
se trouvent dans une situation où la nature qu’il s’agit de satisfaire ou de
découvrir est ou a été probablement produite par eux-mêmes. L’important était
jusqu’ici de respecter la volonté de la nature ; à présent la volonté de
la nature est soumise à la nôtre.
C’est ici, me semble-t-il,
que la grande angoisse écologique de la modernité tardive trouve son
origine : ce qui est au cœur des profondes inquiétudes environnementales
de notre présent, ce n’est pas tant la perte de la nature comme ressource que
la menace de voir se réduire au silence cette nature comprise comme sphère de
résonance, comme vis-à-vis autonome capable de nous répondre et de nous
orienter. Du point de vue de la théorie de la résonance, tel est le véritable
« problème environnemental » des sociétés de la modernité
tardive : ce silence de la nature (en nous et hors de nous) et sa
réduction à quelque chose de toujours disponible. Or ni la sociologie de
l’environnement, ni la politique environnementale et moins encore les sciences
de la nature n’ont les moyens conceptuels de saisir et d’énoncer la catastrophe
de résonance qui se profile à l’horizon ; c’est pourquoi elles continuent
de rabattre la crise écologique sur un « épuisement des matières
premières » et une chaîne de causalités aux conséquences funestes.
Ce qui apparaît vivant et
précieux, ce ne sont plus les hommes, leur compétence au travail et leur
faculté créatrice mais au contraire les marchandises – ces choses mêmes
qui sont des produits « morts » générés par des processus de
production capitalistes. La promesse de résonance qui émane d’elles est un
leurre, tandis que la puissance réelle de résonance déposée en elles
– comme rapport responsif social médié par le travail – reste
invisible. Parce que les marchandises s’imposent aux consommateurs comme des
choses étrangères et indépendantes d’eux, elles privent leurs relations avec
elles de cette expérience d’efficacité personnelle dont on a vu qu’elle était à
la fois une condition de la résonance et une composante élémentaire du rapport
réussi au travail.
». La marchandise devient
une « catégorie universelle de l’être social total».
Le sujet moderne, écrit-il,
devient « le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence,
parcelle isolée et intégrée à un système étranger. »
Au terme de cette évolution
culturelle, les « derniers hommes » pourraient vérifier cette
prédiction : « spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur :
ce néant imagine avoir accédé à un stade de l’humanité jamais atteint
auparavant »68.
Un sujet sans relation, tout
entier centré sur lui-même, court le danger de commettre un suicide égoïste,
tandis qu’un sujet entièrement voué et lié aux autres au point d’en perdre sa
propre voix tend au contraire au suicide altruiste.
On peut donc dire, du point
de vue structurel, qu’une société est moderne lorsqu’elle n’est (plus) capable
que de se stabiliser dynamiquement, autrement dit lorsqu’elle est
systématiquement tributaire de la croissance, de la densification de
l’innovation et de l’accélération pour conserver et reproduire sa structure.
Accélération, croissance et densification de l’innovation désignent
respectivement une dimension temporelle, matérielle et sociale d’un seul et
même processus de dynamisation qui se définit pour sa part comme une
augmentation quantitative par unité de temps. C’est là l’exacte définition que
j’ai donnée de l’accélération7. Le problème de ce concept global
d’accélération, c’est qu’il privilégie la dimension temporelle et passe
quasiment sous silence les conséquences matérielles et sociales. C’est pourquoi
je recourrai ici à la triade conceptuelle citée ci-dessus. Dans la perspective
des crises écologiques qui se profilent à l’horizon du XXIe siècle, la
contrainte de croissance matérielle des sociétés modernes (capitalistes)
apparaît en particulier comme un élément de stabilisation dynamique hautement
problématique.
Plus la croissance
économique est forte, plus nous sommes innovants et rapides cette année et plus
il sera difficile l’an prochain de surpasser nos performances et de maintenir
les rythmes d’augmentation. La logique d’escalade « aveugle » se
donne ici à voir dans toute son irrationalité : les efforts du jour ne
sont pas la promesse d’un soulagement à venir, mais une difficulté de plus, une
aggravation supplémentaire du problème.
Les sociétés extramodernes
n’ont jamais été simplement statiques : aucune formation sociale ne peut
assurer sa pérennité sans un certain nombre d’adaptations, de transformations
et d’évolutions. Mais ces sociétés ignorent la contrainte structurelle,
endogène d’accroissement et d’innovation continus.
De cette forme première
d’économie capitaliste résulte une contrainte de croissance économique qui
s’impose à toutes les formations capitalistes connues. Mais il en résulte aussi
une accélération technique continue – au sens de ce que David Harvey
appelle une « compression de l’espace-temps » – de même qu’une
contrainte d’innovation sociale permanente. Ces impératifs de dynamisation se
traduisent sur le plan structurel et institutionnel par une course à la
réduction des coûts (réalisée notamment par l’augmentation de la productivité)
et aux perspectives de bénéfices supplémentaires. Ces bénéfices, que les plus
rapides parviennent à dégager dès le début de l’innovation, avant d’être
rattrapés par la concurrence, sont indispensables au maintien d’une capacité
d’innovation future. Le non-respect des impératifs d’accroissement entraîne des
risques de perte d’emplois et de faillites d’entreprises qui vont de pair avec
une baisse des recettes publiques (due à une diminution des revenus fiscaux) et
une hausse des dépenses sociales (liée au chômage), lesquelles peuvent conduire
à des crises du budget ou de la dette et, par effet de ricochet, à une crise du
système politique. L’idée que la contrainte d’accroissement est constitutive du
maintien du statu quo systémique trouve là, schématiquement, son motif
économique. L’histoire récente de la Grèce nous en donne une fois de plus un
exemple éloquent.
Le nouveau est inéluctable,
inévitable, indispensable. Il n’existe aucune voie qui conduise hors du
nouveau, car une telle voie serait elle-même nouvelle. Il n’existe aucune
possibilité d’enfreindre les règles du nouveau, car une telle infraction est
précisément ce qu’exigent ces règles. En ce sens, l’exigence d’innovation est,
si l’on veut, la seule réalité qui soit exprimée dans la culture23.
Le nouveau est inéluctable,
inévitable, indispensable. Il n’existe aucune voie qui conduise hors du
nouveau, car une telle voie serait elle-même nouvelle. Il n’existe aucune
possibilité d’enfreindre les règles du nouveau, car une telle infraction est
précisément ce qu’exigent ces règles. En ce sens, l’exigence d’innovation est,
si l’on veut, la seule réalité qui soit exprimée dans la culture23.
Des phénomènes actuels tels
que l’État islamique sont particulièrement à même de nous renseigner sur le
rapport entre religion et stabilisation dynamique. L’EI vise à l’évidence une
immobilisation complète de la formation sociale. Ses dirigeants et idéologues
rejettent toute forme de transformation et d’adaptation. Toute pratique et
tout ordre religieux doivent être « gelés » conformément aux textes
fondateurs de l’islam. La puissante attraction qu’une telle vision religieuse
semble exercer sur d’autres groupes et sur les partisans du wahhabisme et du
salafisme partout dans le monde invite à y voir une forme radicale de
protestation contre la dynamisation effrénée de la modernité occidentale.
Le monde où nous sommes
placés n’est plus simplement dynamique, il nous propulse à tout moment en bas
de la pente et nous devons la remonter au pas de course (et de plus en plus
vite) afin de conserver notre place.
Le monde excède toujours ce
qui peut être atteint dans les limites d’une vie individuelle ; il est
irrattrapable, quelle que soit notre ardeur à essayer de le mettre à notre
portée.
Cette obsession monomaniaque
et cette instrumentalisation des énergies politiques aux fins de générer de la
capacité d’accroissement sont à l’origine de la crise démocratique de la
modernité tardive. Elles entraînent la formation, dans les rues et sur les places
du monde entier, de mouvements d’opposition extraparlementaires qui ignorent
les lignes de clivage politique gauche/droite et se conçoivent comme
protestations générales contre la politique établie.
Ne plus pouvoir se sentir
soi-même, ne plus rien ressentir, ne plus pouvoir s’entendre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire