Strauss, -
T - Gérald Sfez, Les Belles Lettres
Approche philosophique
personnelle : celle de l’étude des relations entre la philosophie
rationnelle et le judaïsme de la Loi. Strauss,
Gérald Sfez
Réflexion croisée entre hellénisme et
judaïsme éclairé. Sa réflexion le conduit à une étude comparée des deux pôles
de la civilisation au sens large que représentent Athènes et Jérusalem et de
leur valeur universelle. Strauss, Gérald
Sfez
C’est la religion elle-même qui fait la
profondeur du judaïsme et qui a permis aux Juifs de se conserver comme peuple
juif de façon à survivre à toutes les persécutions2. Strauss, Gérald Sfez
Je reste fidèle aux Juifs quel qu’en soit le
prix. Mais comme le dirait Aristote, juif a de nombreux sens4. Ce
sentiment de double appartenance au monde grec et au monde juif fait tout
l’intérêt d’une pensée paradoxale en ce qu’elle conjugue une profession de foi
orthodoxe et une profession de foi athée. Strauss,
Gérald Sfez
Est classique celui qui voit les choses
directement, sans référence à un passé dont on se revendique ou que l’on
dénonce, indépendamment du rapport à une tradition. Ainsi, le mérite des
Anciens n’est pas seulement de nous avoir transmis un héritage dont nous leur
sommes redevables, il est aussi d’avoir pensé les choses hors de toute histoire
ou, pour ainsi dire, avant l’histoire, et, par là, « avec une fraîcheur et
une netteté qui n’ont jamais été égalées », ce qui leur confère cette
« noble simplicité » et cette « grandeur tranquille » Strauss, Gérald Sfez
Penser à l’épreuve et à la lumière des
Anciens revient à penser en se mettant à l’écoute historique de leur legs tout
en se ressaisissant de l’attitude libre qui fut la leur à l’égard de la
dimension historique. Strauss, Gérald
Sfez
Le dogme des dogmes, le point d’origine de
la pensée des Lumières, celui qui tient et organise tout le réseau des concepts
et tous les enchaînements des arguments modernes, réside dans le verdict ‒
dissimulé ou à peine évoqué tant la cause paraît entendue ‒ que les Lumières
modernes ont prononcé contre le point de vue de la foi en la Révélation. Comme
le soulignait Lessing, le verdict a tranché en faveur de la raison sans qu’il y
ait eu pour autant de victoire philosophique réelle1, au point que le problème
paraît à tous définitivement réglé, comme si la grande controverse entre les
Lumières et l’orthodoxie était une question d’un autre âge, une affaire
classée. Strauss, Gérald Sfez
Les Lumières modernes ont imposé un
nouveau monde, un nouveau contexte d’idées. Leur cible fondamentale était la
foi en la création du monde, la foi dans les miracles de la Bible, et
par-dessus tout, la foi en la transcendance de la Loi révélée au Sinaï, opposée
à la volonté autonome de l’homme et à sa volonté de toute-puissance. Strauss, Gérald Sfez
Avec le refus de la Loi, le sens de
l’obéissance morale et politique à une justice inconditionnelle a été perdue,
parce qu’on l’a confondue avec la servilité envers un Maître dominateur et
despotique. Strauss, Gérald Sfez
Refusé l’idée d’une transcendance de la Loi,
tout en cherchant à en garder l’essentiel : leur valeur symbolique. Strauss, Gérald Sfez
Le choix des Lumières modernes,
radicales, les seules Lumières modernes, au fond, avait été, non le choix de la
raison, mais celui de l’athéisme. Strauss,
Gérald Sfez
Préjugé que les Lumières ont instauré. Il y
a préjugé parce que la victoire du point de vue des Lumières sur celui de la
Révélation n’a pas eu lieu sur le plan d’une argumentation rationnelle. Selon
Strauss, les hommes des Lumières le savaient parfaitement, au point que les
hommes d’aujourd’hui sont bien davantage enferrés dans le préjugé des Lumières
que ne le furent les hommes des Lumières eux-mêmes. Strauss, Gérald Sfez
Les hommes des Lumières ont en effet usé
d’une tout autre arme que la raison : la raillerie. Strauss, Gérald Sfez
Le but sous-jacent à leur revendication
d’une victoire par la raison était en réalité d’affirmer l’autosuffisance
de l’homme, de sa maîtrise sur le monde. Strauss,
Gérald Sfez
Le parti des Lumières, en repoussant les
bornes imposées par la nature, n’est pas parvenu à aller vers toujours plus de
liberté. Strauss, Gérald Sfez
Nous restons sous le charme de la façon de
penser propre aux Lumières, quelque démenti que puissent y apporter les faits
de la raison théorique et pratique. Strauss,
Gérald Sfez
Les Lumières ne laissent pas d’autre choix
que celui d’un athéisme à découvert. Strauss,
Gérald Sfez
les Lumières modernes ont usé de deux
procédés conjoints. Le premier a été de ne retenir de l’orthodoxie que les
énoncés les plus extrêmes, d’identifier par la raillerie orthodoxie et
superstition. Le second a été de voler à l’adversaire sa prétendue
« radicalité », de s’en approprier la posture, en en faisant une
valeur essentielle, une fois laïcisée, des Lumières modernes elles-mêmes. Strauss, Gérald Sfez
L’attitude radicale est de placer à
l’origine ce qui est à l’extrême pour en faire le principe général qui explique
le tout. Strauss, Gérald Sfez
L’histoire des Lumières, à leur propre
devenir. En faire l’histoire, c’est saisir comment l’opération de
radicalisation connaît un avenir sans fin, qui nous porte bien au-delà de
l’aspiration première des Lumières modernes. Strauss, Gérald Sfez
L’ancien concept de nature, d’ordre de la
nature avait une vérité « en soi ». Il reconnaissait une réalité
effective à la loi de la nature. Il reposait sur une coïncidence entre l’être
et le devoir-être du cosmos, entre l’idée d’une vérité de l’être et l’idée de
la valeur morale de cet être. Au contraire, l’être, tel que le comprend la
science moderne de la nature est privé de tout lien avec le devoir-être :
l’idée biblique de la Loi ne peut pas plus trouver d’expression dans la loi
scientifique, dans l’établissement d’un rapport constant entre des phénomènes
variables, que la vie bonne ne peut se dire une vie conforme à la nature. Strauss, Gérald Sfez
L’idéal des Lumières se réduisait à l’idée
que l’homme est autonome, et sa culture avec lui, en ce qu’elle est délivrée de
toute nature. Strauss, Gérald Sfez
L’athéisme qui rejette la croyance en Dieu
par conscience. Strauss, Gérald Sfez
Le dogmatisme de cet athéisme sans phrase
s’oppose de toutes ses forces à ce que l’on revienne sur les pas des
Lumières ; il transforme l’erreur en errance. Strauss, Gérald Sfez
La raison a une limite et que certaines
connaissances intuitives du « monde supérieur » ne sont accessibles
qu’aux prophètes et refusée aux philosophes. Strauss, Gérald Sfez
Définition de la Loi juive : en son
sens formel, le caractère transcendant de la Loi désigne la transcendance
inconditionnelle du partage entre le bien et le mal, le souci suprême
d’exigence de justice qui l’emporte sur tout autre. C’est là un sens, plus
essentiel, de la souveraineté de la Loi : souveraine, la loi l’est ici, en
tant qu’elle pose la suprématie de la justice sur toute autre considération et
qu’elle en indique seulement la direction. Strauss,
Gérald Sfez
La parole de la Loi requiert une
interprétation, tâche impartie à la philosophie. Strauss, Gérald Sfez
Les prophètes ont la faculté de connaître
intuitivement, de manière immédiate, sans s’appuyer sur des syllogismes et des
preuves. Parce qu’ils saisissent les choses de façon incorporelle, ils peuvent
recourir à l’imagination. Ce n’est pas que Dieu les dote d’une imagination
différente de celle des autres hommes, mais il lève le voile qu’il pose chez
les autres hommes sur un libre usage de l’imagination. Strauss, Gérald Sfez
Alors que le philosophe est seulement mû par
l’intellect, le prophète a une imagination selon l’intellect, son imagination
reçoit l’influence de l’intellect agent. Strauss,
Gérald Sfez
Le fil directeur de l’objectivité du
religieux est la reconnaissance de la Loi comme référent ultime. La
référence à la Loi caractérise la religion révélée et représente le cœur des
monothéismes. C’est précisément à ce titre que Strauss pense la proximité de la
religion juive avec la religion musulmane, et non avec le christianisme. Strauss, Gérald Sfez
La Révélation, telle que l’entendaient juifs
et musulmans, a plus le caractère d’une Loi (torah, shari’a) que celui d’une
Foi16 », écrit Strauss. La Révélation, pour le juif, et collatéralement
pour le musulman, est une Révélation de la loi qui déclasse la foi. Strauss, Gérald Sfez
L’idée de la loi divine comme d’une loi une
et totale qui est en même temps loi religieuse, loi civile et loi morale17. Strauss, Gérald Sfez
« Une loi, écrit Strauss, pour être vraiment
“égale”, ne doit pas être purement humaine. »21 Elle corrige l’inégalité
naturelle des hommes entre eux, tant sur le plan des qualités du corps que sur
celles de l’âme, en les conduisant tous, selon un ordre échelonné, à leur point
d’équilibre intérieur, l’excellence du juste milieu, suppléant au défaut des
uns et modérant les excès des autres22. Strauss,
Gérald Sfez
l’État, même le plus libéral, ne peut
organiser la société qu’en fonction de l’opinion du grand nombre peu éclairé.
Quant à l’opinion éclairée qui fait face à l’État, elle peut et doit certes
s’étendre, mais jusqu’à un certain point seulement, car, mal comprise, elle est
dévastatrice. Strauss, Gérald Sfez
S’il est vrai que l’opinion, à l’opposé de
la vérité, est l’élément de la société, le chercheur de vérité doit entrer en
résistance contre la tyrannie de l’opinion, sans pouvoir s’engager ni dans une
guerre frontale ni dans une divulgation imprudente de la vérité en faisant fond
sur l’éducation. Strauss, Gérald Sfez
Le vrai texte est un texte absent et fait
l’objet d’un non-lieu. Il ne fait signe qu’à l’idée virtuelle du Tout, et
s’accorde avec le fait que l’on ne peut dire la sagesse, on ne peut que
l’exercer. Strauss, Gérald Sfez
La modernité a fait porter ses coups contre
le droit naturel antique. Le droit naturel moderne qui fonde notre société
comprend comme rupture avec le droit naturel classique. Strauss, Gérald Sfez
Le relativisme des « cultures » a
pris la place du relativisme des « opinions », à ceci près que ces
opinions collectives sont par là même solidifiées et légitimées, au point que
la question de la vérité semble ne plus se poser. Strauss, Gérald Sfez
Notre manière de penser serait toujours
l’expression du monde culturel et historique où elle s’inscrit. Strauss, Gérald Sfez
Sous le coup de sa propre thèse : si
toute vérité est relative à l’époque où elle s’énonce, la vérité de
l’historicisme l’est aussi ; il est daté historiquement et n’a donc aucune
valeur pérenne. Strauss, Gérald Sfez
L’historicisme est ainsi voué à être déclassé
et périmé dans l’avenir. Strauss, Gérald
Sfez
L’histoire est le règne du passage d’un
monde de pensée imprévisible à un autre monde de pensée tout aussi
imprévisible, passage dont rien ne garantit qu’il soit un progrès. Strauss, Gérald Sfez
Toutes les visions sa valent en droit
puisqu’elles dépendent toutes de la relativité de coordonnées
spatio-temporelles. Strauss, Gérald Sfez
Le contexte qui décide de ma manière de
penser et que je n’ai donc d’autre alternative que de consentir au destin de
mon espace-temps ou de le refuser. Strauss,
Gérald Sfez
Tendanciellement, le relativisme incline à
penser que « tout se vaut » et qu’il n’existe pas d’étalon permettant
d’évaluer une société et le droit qui est le sien. L’attention à la diversité
des cultures a paradoxalement fourni un nouveau motif à ce relativisme. Le
courant dominant moderne des sciences sociales soutient qu’il n’est plus
d’autre idéal que celui qu’on adopte, que toutes les sociétés ont leur idéal et
que les principes des unes sont tout aussi défendables que ceux des autres. Il
s’ensuit que chaque société ayant son idéal, il n’est plus possible de
critiquer les exactions patentes que l’on trouve en l’une ou l’autre,
puisqu’elles feraient corps avec cet idéal et participeraient de son système symbolique.
L’exclusion du droit naturel signifie qu’on s’interdit de juger d’autres
sociétés, sous prétexte qu’on le ferait selon un idéal et un réseau symbolique
autres que les leurs. Symétriquement, s’il n’y a pas d’étalon supérieur à celui
adopté par chaque société, nous ne pouvons prendre aucun recul par rapport à la
nôtre, nous ne pouvons pas la juger. Nous suivons le mouvement de notre société
sans plus de distance, ce qui fait que notre idéal change au gré des
changements de physionomie qui l’affectent. Ce relativisme, qui prétend être
une école de tolérance, conduit à des attitudes rigoureusement
contraires : si chaque culture vaut pour elle-même, le suspens de toute
norme universelle l’autorise d’autant plus à être crispée sur ses propres valeurs
et à exclure celles des autres sociétés. L’affirmation du relativisme des
valeurs s’avère bien moins tolérante que ne l’est l’exigence d’universalité.
Tout se vaut. De là à penser que « rien ne vaut », il n’y a qu’un pas
que le nihilisme franchit bien vite, en reconnaissant le caractère insuffisant
du relativisme lui-même. À vouloir détacher l’homme de toute idée d’une nature
donnée et d’une universalité possible des normes, à force de le claquemurer
chez lui, on lui fait perdre son humanité. L’historicisme atteint, selon
Strauss, son point culminant dans le nihilisme. La tentative pour que l’homme
soit absolument chez lui aboutit à ce qu’il perde absolument tout « chez
soi ». Ce faisant, l’homme est entré dans un processus de dé-civilisation.
La thèse culturaliste d’une diversité irréductible des valeurs culturelles a
pour résultat la destitution de la civilisation, le rejet des principes qui la
constituent en tant que telle. Ainsi la science et la morale se trouvent
elles-mêmes interprétées en termes de particularismes fanatiques, de cultures
rivales, de nations ou de « races ». Strauss établit de la sorte un
lien entre le relativisme et son retournement en fanatisme, comme il établit un
lien entre le relativisme des valeurs culturelles et leurs conversions en
différences incommensurables. Strauss,
Gérald Sfez
La disposition d’esprit du Moderne : il
s’est accoutumé à la dérogation de la règle au point d’en faire la règle,
habitué à la transgression de la loi au point d’en faire la loi. Le jugement
politique ne pose alors plus de problème moral, l’art politique n’a plus à
s’interroger sur la différence entre la pluralité des cas rencontrés.
Le Moderne tire parti de l’aporie qui est un fait d’exception pour
discréditer toute légitimité morale et politique. C’est là une perversion de la
raison et une facilité que se donne l’acteur politique : gouverner, ce
n’est plus qu’entériner le fait de l’extrême comme ce à quoi il faut se
résigner. Sous ce mode, il n’y a plus d’acte politique risqué. Strauss, Gérald Sfez
La modernité se constitue à la fois dans une
révision à la baisse des idéaux humains et dans une réévaluation à la hausse du
pouvoir technique de l’homme. Strauss,
Gérald Sfez
L’économisme est le machiavélisme parvenu à
maturité40. Strauss, Gérald Sfez
On ne se réfère plus à la vertu comme à une
fin naturelle de l’homme en tant que perfection de sa nature. Rousseau entérine
la critique de la raison, accorde les pleins pouvoirs à la passion : il
fait de l’affect l’instance pour juger de la corruption de la raison, et de la
pitié, la ressource de la morale ? Strauss,
Gérald Sfez
La base même de la pensée politique de
Rousseau est dès lors une dévaluation des idéaux. Si la pitié est une
donnée fondamentale de la relation à l’autre qui s’accorde avec la conservation
de soi, la morale qui en découle est restrictive. Elle substitue à la maxime
sublime de justice raisonnée « Fais à autrui comme tu veux qu’on te
fasse », cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite mais
plus utile peut-être que la précédente : « Fais ton bien avec le
moindre mal d’autrui qu’il est possible » On ne saurait trouver meilleur
exemple de révision à la baisse des devoirs envers autrui et d’inversion du
sens de l’équité. À la différence de la pensée classique, la correction de la
justice ne consiste pas dans le fait de prendre moins que son dû, mais bien au
contraire dans celui de prendre plus que son dû, tout en laissant une part à
l’autre. Strauss, Gérald Sfez
Tous les idéaux sont les produits d’actes
créateurs de l’homme, de projets humains qui ont formé l’horizon dans lequel
les cultures ont été possibles sans synthèse entre elles. Strauss, Gérald Sfez
La vie bonne ne consiste plus dans la
conformité à un modèle antérieur à la volonté humaine mais dans la génération
du modèle lui-même. Strauss, Gérald Sfez
La volonté de toute-puissance est l’impasse
absolue à laquelle conduit l’ère des valeurs. Encore une fois, c’est en voulant
faire un pas contre la modernité antérieure que le penseur s’enfonce dans le
gouffre de la modernité. Strauss, Gérald
Sfez
Rousseau, lui, ouvre la voie au jacobinisme,
et, bien que Nietzsche se soit déclaré comme un adversaire résolu du mouvement
pangermaniste et du nationalisme allemand montant, l’implication politique de
cette troisième vague s’est révélée être le fascisme44. Comment penser la
relation entre modernité philosophique et modernité politique ? Nullement
selon le mode d’un rapport de cause à conséquence, mais selon la reconnaissance
d’une parenté diffuse qui n’en a pas moins été active. Strauss déclare souvent
que Nietzsche ne cesse de se démarquer de l’orientation fasciste et qu’on ne
peut la lui imputer, mais qu’en même temps, sa pensée n’en est pas absolument
indemne. En interprétant Nietzsche à la lumière de la révolution allemande
nazie, écrit Strauss, « on est très injuste envers Nietzsche, mais on
n’est pas absolument injuste45. » De même, pour Rousseau. À leur propos,
Strauss porte un jugement équilibré sur la question en écrivant : « [Nietzsche] est aussi peu
responsable du fascisme que Rousseau n’est responsable du jacobinisme.
Cependant, cela signifie qu’il est autant responsable du fascisme que Rousseau
l’a été du jacobinisme46. » La formule mérite d’être entendue dans toute
son équivoque. Strauss, Gérald Sfez
Montée en puissance de la « discrimination »,
la faiblesse de l’idéal des Lumières modernes pour s’y opposer, signe de
l’impasse générale de la modernité. Strauss,
Gérald Sfez
La sphère privée est protégée par la loi,
mais la loi ne peut y pénétrer2. L’État du moindre État s’interdit toute
« discrimination ». Le paradoxe est que ce qui met à l’abri d’un
pouvoir tyrannique de l’État rend possible la tyrannie que la société exerce
envers telle ou telle de ses propres fractions. L’État libéral ne peut la
réprimer pour la raison même qu’il s’interdit toute intervention sur la
société. Dès lors, reconnaître une sphère privée et une indépendance de la
sphère sociale à l’égard de l’État conduit à admettre la
« discrimination » privée, à la protéger, voire à l’encourager de
fait. Strauss, Gérald Sfez
Dans sa version dégradée, la souveraineté de
l’individu n’exige d’autre conscience que de soi seul et de ses propres
besoins. Les individus n’ayant pas de comptes à rendre, ils sont tous également
irresponsables. Ainsi, alors que le noyau de la démocratie libérale est
l’individu doté de conscience, le noyau de l’égalitarisme permissif est
seulement l’individu satisfaisant ses besoins pressants6. L’aboutissement
moderne de la démocratie libérale en est à la fois la perversion et le déclin,
l’entrée dans un autre monde politique. Autant la démocratie libérale stricto
sensu implique un sens du devoir et le sacrifice de ses besoins, voire de sa
vie, pour des valeurs de liberté et de justice, autant sa combinaison avec un
relativisme des valeurs poussé jusqu’au bout donne à une modernité dénuée de
tout courage la victoire sur la démocratie elle-même. Strauss, Gérald Sfez
En enseignant l’égalité stricte de tous les
désirs, le relativisme nie qu’il existe des « valeurs »
intrinsèquement nobles ou intrinsèquement basses, et contribue par là à la
victoire de ce qu’il y a de plus bas7. Strauss,
Gérald Sfez
Les choses peuvent en arriver au point où le
démocratisme ne peut rien trouver à objecter à ceux qui demandent l’abandon de
la démocratie libérale. Strauss, Gérald
Sfez
Le combat contre
l’« antisémitisme » est, dès lors, nécessairement défensif et mal
engagé. Il empêche de voir la haine envers les juifs dans sa nudité, mais aussi
de reconnaître l’importance qu’ont la référence religieuse, l’histoire juive
(qui ne se réduit pas à l’histoire d’une persécution) et le judaïsme spirituel.
Strauss, Gérald Sfez
Transformation future de l’État moderne en
un État d’autant plus autoritaire qu’il est celui du peuple ou de sa majorité,
sans qu’il n’y ait plus d’instance de recours, comme cela pouvait être le cas
dans les États despotiques anciens. Il n’est plus d’intercesseur possible dans
un État qui se prévaut de la légitimité du demos et qui est l’expression de la
démocratie de masse. Strauss, Gérald Sfez
Strauss est d’abord un adversaire du
libéralisme. Il en critique la « neutralité » qui revêt, selon lui,
deux aspects liés. L’un consiste dans la détermination libérale des rapports
entre État et société et dans la neutralisation libérale du religieux, consécutive
à sa séparation du politique. L’autre tient à ce que, dans un ordre politique
et social fondé sur la diversité des « cultures », le choix délibéré
en faveur d’une morale à valeur universelle, au détriment des autres, perd son
sens. Sur ces deux bords, le politique est affaibli et l’inspiration morale de
la politique effacée. Strauss, Gérald
Sfez
Fondamentalement eudémoniste, le libéralisme
encourage la croyance en l’idée selon laquelle la bonne société et l’équilibre
intérieur sont fonction du bien-être et non de la valeur morale des hommes qui
la composent. Strauss, Gérald Sfez
Le libéralisme démocratique accorde une
confiance imaginaire aux institutions juridiques et économiques, en ignorant le
rôle essentiel joué par les qualités morales des hommes dans ce qu’ils en font,
en n’accordant pas assez d’importance à la formation du caractère moral, qui
est pourtant le facteur politique essentiel. Strauss, Gérald Sfez
Mettre en cause notre confiance dans la
démocratie représentative. Cette dernière postule que le gouvernement
démocratique est responsable devant les gouvernés et, qu’en retour, les
gouvernés sont responsables devant les gouvernants. Mais, en fait, nul n’a de
véritable autorité car la responsabilité y est bien faible, puisqu’en l’absence
d’éducation, les gouvernants tiennent leur légitimité du fait d’être
responsables devant des irresponsables et du consentement de ces derniers. Par
suite, ils ne sont légitimés dans leur action politique qu’à la condition
d’aligner leur action sur les désirs de citoyens irresponsables. En prenant
l’individu pour référent ultime, le libéralisme exacerbe le sentiment de la
souveraineté de l’homme. Fondamentalement opposé au tracé de limites
restreignant le pouvoir de chacun comme celui de l’homme en général, et à toute
reconnaissance d’une hétéronomie du bien et du mal, le libéralisme démocratique
est une illusion sans héroïsme. Strauss,
Gérald Sfez
Défendre la démocratie moderne, même si la
démocratie de masse expose l’excellence humaine à des périls. C’est par une
culture de l’éducation libérale la plus largement diffusée possible ou encore,
selon ses mots, d’un « aristocratisme élargi », qu’on peut le faire,
parce que la démocratie de masse ‒ à l’exemple de la démocratie antique et
prémoderne ‒ donne à tous la liberté, et la donne donc aussi à ceux qui se
soucient de l’excellence. Strauss, Gérald
Sfez
Modernité qui dévalue l’horizon et élève le
moindre mal à la fonction d’idéal. Strauss,
Gérald Sfez
Fémocratie moderne et tyrannie moderne, le
fond qui leur est commun et qui revêt deux aspects : la domination
croissante de la popularisation, le crédit accordé au pouvoir technique des
conditions sur la conscience des hommes. Strauss,
Gérald Sfez
Socrate nommait ses enquêtes morales une
quête du « véritable art politique » et Aristote appelait son examen
de la vertu et des sujets qui lui sont relatifs « un genre de science
politique »28. La politique moderne procède à l’effacement d’une valeur
transcendante du bien et du mal. Le régime préférable de la politique moderne,
qui donne le ton, celui de l’État de droit et de la démocratie libérale, est
articulé à la valeur rectrice, non de la recherche du meilleur, mais du moindre
mal ; elle incarne le refus des « régimes » autoritaires que
sont, en fait, les tyrannies modernes. Strauss,
Gérald Sfez
Ce n’est pas sur des lois ayant pour origine
le peuple et sur l’autonomie de la volonté populaire que se fonde la politique
légitime, mais sur la relation d’aspiration et de respect envers la transcendance. Strauss, Gérald Sfez
Nous sommes placés devant l’alternative
entre particularisme et universalisme35 ? Nous nous trouvons face, au
mieux, à des formes politiques qui proposent un ordre des choses, tournées vers
des valeurs spécifiques (la tolérance pour la société libérale36, l’égalité
pour la démocratie37), ce qui correspond à un des deux aspects de la notion de
régime, tout en perdant de vue son autre aspect, la visée de l’au-delà de
« ce qui est à nous »38, l’exigence d’être partisans de l’excellence.
Au pire, nous sommes confrontés au projet de faire coïncider le gouvernement
politique et l’universalité de l’homme bon à l’échelle mondiale, suivant un
projet universaliste aussi impossible que destructeur, engageant des hégémonies
indiscutables et perdant de vue l’idée même de moralité publique spécifique.
Strauss se demande en l’occurrence si le particularisme n’est pas meilleur que
l’universalisme. Strauss, Gérald Sfez
Est dite « close » une société qui
ne vise pas à s’élargir à l’ensemble de l’humanité, à s’étendre jusqu’à se
dissoudre dans un État mondialisé ou universel, qu’il soit monolithique ou
fédéral42. C’est une société partielle ou particulière43 qui a des frontières44
et, de préférence, un État souverain pour la régir45. Fidèle à Aristote, et
même à Rousseau, Strauss pense qu’une société politique ne doit être ni trop
étroite ni trop large pour que l’homme atteigne sa perfection46. C’est
l’ouverture comme mot d’ordre et comme panacée qu’il conteste, de même que
l’idée selon laquelle le monde entier devrait devenir démocratique et qu’il
s’agirait de l’y forcer, comme si c’était la condition pour que sa propre
société démocratique ne soit pas elle-même en danger, et qu’il soit du devoir
du démocrate d’universaliser le régime démocratique, qu’il y aille de sa
responsabilité, partant de sa sincérité. Strauss,
Gérald Sfez
L’illusion consiste à supposer que la valeur
d’universalité de principe devait nécessairement se traduire en une
universalité de fait47. Strauss, Gérald
Sfez
Ce qui fait la valeur du monde occidental ‒
si « valeur » signifie ici un ordre de choses que l’on révère52 et
dont les contours ne sont jamais arrêtés ‒, c’est que les sociétés s’y
comprennent en fonction d’un dessein universel et que perdre leur foi en un tel
dessein c’est perdre du même coup tous leurs repères53. Strauss, Gérald Sfez
« L’inégalité
sociale persistera tant que l’homme existera »54. Strauss, Gérald Sfez
Il faut prendre acte des illusions du
progressisme et de l’égalitarisme, des désastres de leur idolâtrie. Strauss, Gérald Sfez
Contre tout prosélytisme et toute
exportation du modèle de la démocratie au nom d’un humanisme hégémonique fondé
sur un manichéisme. Strauss, Gérald Sfez
Le terme de « culture », au
contraire, nous dit Strauss, est, en premier lieu, un terme incertain car il
« laisse dans l’indétermination ce qu’est la chose qu’il s’agit de
cultiver (le sang et la terre ou l’esprit) »57. Strauss, Gérald Sfez
Le fait d’avoir retiré à l’État la charge de
cette fin ‒ le bonheur ou la poursuite de la fin relevant d’un choix subjectif
‒ signifie que la poursuite des buts spirituels du citoyen et de l’homme est
confiée à la société : elle s’énonce désormais sous le terme de
« culture », ce terme désignant ce qu’il y a de supra-politique dans
les fins de l’homme et le fait que ce soit au privé que revienne l’essentiel. Strauss, Gérald Sfez
Fondée sur le déclassement du paradigme de
« régime » et sur les bases du droit naturel moderne, la notion de
« culture » présente d’abord le défaut de ne plus impliquer de
reconnaissance d’une hiérarchie entre les divers éléments de cette culture,
contrairement à la notion originelle de « cité »61. Elle implique une
relativité et un nivellement de ses différents éléments. Un même esprit
relativiste, qui veut que tous les éléments d’une culture occupent un rang
égal, préside à l’idée de l’égal accueil de toutes les autres cultures que la
culture occidentale : elles deviennent toutes comparables dès lors que les
hiérarchies spécifiques sont effacées. Strauss,
Gérald Sfez
Ainsi assiste-t-on à un ethnocentrisme qui
fait tort aussi bien à la civilisation occidentale qu’aux autres civilisations,
alors que la règle de respect la plus élémentaire, qui est la règle même de la
connaissance, serait de comprendre ces cultures comme elles se comprennent
elles-mêmes62. Strauss, Gérald Sfez
Courant profond de la politique
moderne : celui d’un universalisme de fait, propre à un monde uniforme, la
mondialisation d’une civilisation entre des cultures tendanciellement
identiques et le consentement affiché à une pluralité indistincte, une façon
simultanée de mal faire un et de mal faire plusieurs, pour reprendre une
expression platonicienne. Strauss, Gérald
Sfez
La persévérance d’une persécution et d’une
« discrimination » irréductibles envers les juifs est le symptôme par
excellence du défaut constitutif de la démocratie libérale abandonnée à
elle-même. Elle prouve que la démocratie libérale ne remplit pas le projet
d’émancipation qui est le sien. Strauss,
Gérald Sfez
Les juifs sont persécutés et, par là même,
pour ainsi dire, contraints de rester juifs. Strauss, Gérald Sfez
Il est impossible de fuir ses origines, il
est impossible de se débarrasser de son passé en souhaitant qu’il
disparaisse64. Strauss, Gérald Sfez
La création de l’État d’Israël, État-Nation
qui est le leur, offre une solution. Comme le dit Herzl : « L’ennemi
fait de nous une nation, que cela nous plaise ou non66. » Strauss, Gérald Sfez
« Si
je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Et sinon maintenant,
quand ? » Il a omis la phrase qui constitue le centre du propos de
Hillel : « Et si je suis seulement pour moi, que
suis-je68 ? » Strauss, Gérald
Sfez
L’assimilation est une impasse (au sein de
chaque État-nation comme dans le cas d’un alignement de son propre État sur le
modèle des autres États-nations). Renoncer à soi, ce n’est pas seulement un
coup pour rien, c’est une défection qui consiste à se priver des ressources du
sentiment d’appartenance à son histoire et à cesser d’être porteur de la valeur
universelle Strauss, Gérald Sfez
L’avènement de l’État d’Israël ne peut être
un signe historique sans envelopper la présence allusive du religieux. Strauss, Gérald Sfez
: « Les problèmes finis, les problèmes
relatifs peuvent trouver une solution, les problèmes absolus, les problèmes
infinis ne le peuvent pas78. » Strauss,
Gérald Sfez
À tous les points de vue, il semble que le
peuple juif soit le peuple élu, au moins au sens où le problème juif est le
symbole le plus manifeste du problème humain en tant que problème social ou
politique79. Strauss, Gérald Sfez
Les juifs sont élus pour prouver l’absence
de rédemption80. Les juifs sont les témoins vivants de l’histoire répétitive et
indépassable de la servitude et de la libération, de l’émancipation toujours en
action, de la persécution interminable et de la résistance à celle-ci, non
moins interminable. En ce sens, ils sont les témoins parlants de l’absence de
rédemption : toute la pensée juive affirme qu’il n’y a pas de rédemption
totale. Strauss, Gérald Sfez
La Loi est une certitude, mais elle est
indifférente à la sécurité ou à l’insécurité où nous serions placés et ou elle
nous placerait88. Strauss, Gérald Sfez
« Tout
comme une affirmation ne devient pas vraie parce que l’on montre qu’elle est
réconfortante, de même, elle ne devient pas vraie parce que l’on montre qu’elle
est terrifiante89. » Strauss, Gérald
Sfez
Le judaïsme éclairé, qui accorde ensemble la
vraie modération et le vrai courage, passe par la mise hors-jeu de la quête du
réconfort ou de l’exposition orgueilleuse à la détresse. Pour comprendre les
termes de la mauvaise alternative de la modernité, il nous faut saisir la
bifurcation à laquelle Spinoza nous a conduits. Strauss, Gérald Sfez
En demandant aux juifs de se renier pour se
préserver, Spinoza épouse, en même temps, tous les traits d’un humanitarisme où
la fin ‒ sauver sa vie ‒ justifie tous les moyens, celui de renoncer à
soi. Strauss, Gérald Sfez
Préserver la continuité de la tradition100,
ce n’est pas exclure le neuf, car « le neuf ne surgit pas du rejet ou de
la destruction de l’ancien, mais de sa métamorphose, de sa réinvention. » Strauss, Gérald Sfez
Une philosophie servante de la théologie et
une théologie servante de la philosophie, n’est plus de mise, pas plus que la
prétention de la théologie à unir par elle-même foi et savoir.
Les Anciens envisageaient la possibilité
d’un progrès intellectuel infini mais non l’idée d’un progrès général et
irréversible de toute l’humanité sur tous les plans de son existence. Strauss
met en évidence la disproportion entre le progrès du pouvoir technique de
l’homme et l’état de son savoir, en termes d’intelligence et de sagesse de ses
fins. Selon son expression forte, « l’homme moderne est un géant
aveugle1 ». L’accroissement du pouvoir de l’homme s’est accompagné, non d’un
plus haut degré de civilisation, mais selon les propres termes de Strauss,
d’une « barbarisation ». Strauss,
Gérald Sfez
La science a cessé d’être contemplation ou
compréhension (theoria) pour n’être plus qu’une interprétation hypothétique du
monde dont la valeur de vérité se juge à ses effets pratiques.
Le dieu grec, comme le montre la pensée
d’Aristote, n’est pas essentiellement tourné vers la justice, mais vers la
pensée10. À la différence du Dieu biblique, il n’est pas tout-puissant.
L’omnipotence des dieux grecs est toute relative. Elle tient à leur
connaissance exacte d’un ordre des choses qui leur préexiste et obéit à une
nécessité impersonnelle, celle de la nature des choses, ce savoir leur
permettant d’intervenir. Ils sont tout-savants, mais non pas tout-puissants.
Leur omnipotence, restant dépendante d’un réel qu’ils ne créent pas, est
limitée. Strauss, Gérald Sfez
La philosophie grecque comme la Révélation
juive ignorent toutes deux l’anthropocentrisme, caractéristique de la
modernité. Strauss, Gérald Sfez
Le juif a connaissance de la Loi avant de la
chercher tandis que le Grec est à sa recherche. Strauss, Gérald Sfez
Sur le terme de « loi », il y a
presque une homonymie parce que la loi pour les Grecs est essentiellement
politique, c’est-à-dire reconnaissance de l’égalité civile et sociale, alors
que la loi divine juive est responsabilité du bien et du mal et ne concerne la
question de l’égalité sociale que secondairement et par voie de conséquence. Strauss, Gérald Sfez
L’antagonisme entre Révélation et raison
tient à ce qu’aucune des deux ne peut réfuter l’autre. Strauss, Gérald Sfez
Différend entre deux discours
légitimes ? D’un côté, la demande de preuves que la raison adresse à la
Révélation est indéfendable. Ou bien la Révélation ne peut fournir de preuves
et se voit dès lors déboutée. Ou bien elle peut les fournir et se trouve alors
réduite à la raison, et du même coup s’anéantit elle-même. De ce fait,
« la philosophie, écrit Strauss, exige que la Révélation établisse sa
prétention devant le tribunal de la raison humaine, mais la Révélation en tant
que telle refuse de reconnaître ce tribunal33 ». La philosophie, qui ne
peut reconnaître que les expériences qui relèvent de son idiome, commet ainsi
un tort envers la Révélation : d’où la résistance de cette dernière. Strauss, Gérald Sfez
Tésistance réciproque et sans fin entre le
présupposé de la croyance inhérent à la Révélation et celui de l’absence de
croyance inhérent à la philosophie35. Strauss,
Gérald Sfez
C’est là une des marques de la posture
radicale que, dans la critique qu’elle conduit de la modernité, elle ne fait
que l’aggraver toujours davantage et la pousser à ses dernières conséquences. Strauss, Gérald Sfez
Toute synthèse est un syncrétisme inférieur
aux éléments qu’elle unit. Elle n’ajoute ni ne parachève ; elle soustrait
et neutralise. En elle-même, la solution de la synthèse n’est jamais bonne
du fait même qu’en soi la réunion de deux universalismes est impossible. Strauss, Gérald Sfez
Ol sautait aux yeux que la pensée nouvelle de
Heidegger conduisait fort loin de toute charité et de toute humanité47 »,
sa force critique est désormais de saisir la nature de l’impasse et du tort de
Heidegger. Ce dernier a tenté de penser l’Être sans la Loi, non seulement à
partir de l’antériorité spéculative de la contemplation de l’Être (le pôle
grec), opposée à l’antériorité originaire du respect de la Loi (le pôle juif),
mais sans la moindre trace d’aucun type de loi. Vouloir penser l’Être sans
faire place à la loi implique le refus du politique en tant qu’il la suppose,
ainsi que l’impossibilité d’une critique de la tyrannie. Cela implique aussi un
manquement à la pensée de l’Être même, car l’hellénisme conjuguait, lui, les
deux universalismes en subordonnant la loi à l’Être sans éradiquer ce que la
politique doit à la loi. Strauss, Gérald
Sfez
La décision unilatérale en faveur d’une
Grèce épurée de son rapport à la loi ne retient plus d’Athènes qu’un
« penser » nu, qui, privé de rationalité, n’est plus qu’une pensée
vide, son allégation. Strauss, Gérald
Sfez
Vers le point de vue de la Révélation, le
croyant est-il, quant à lui, dans la situation du choix ? Nullement. Il
est interpellé par le divin, convoqué par la Loi, et il répond : « Me
voici ». Il s’agit, là aussi, et plus ouvertement, d’une vraie foi.
La foi du croyant n’est pas une obéissance aveugle mais la réception de la
Loi de Dieu. Strauss, Gérald Sfez
La persévérance de la philosophie tient à sa
fonction définitivement interrogative, à son ambition de présenter, non le
Tout, mais l’Idée virtuelle du tout et d’en faire voir des esquisses. Du côté
de la Révélation, la foi se trouve dégagée du savoir théologique, des dogmes
simples de la création ex nihilo, de la contrainte cérémoniale, pour se centrer
sur la seule Loi transcendante sans attendre une réconciliation absolue avec
elle et une levée de la Loi. Strauss, Gérald
Sfez
Il existe un désaccord inconciliable entre
judaïsme et christianisme : le christianisme dépend du judaïsme et non
l’inverse ; le christianisme doit apprendre du judaïsme ; il n’existe
pas de tradition judéo-chrétienne entre Révélation et raison, elle en aiguise
désormais l’exactitude, en se situant entre la destination interrogative de la
philosophie et la vocation éclairée de la Loi juive. Strauss, Gérald Sfez
Qu’est-ce qu’Israël a de plus à offrir au
monde qu’une éternelle patience72 Strauss,
Gérald Sfez
Nietzsche s’est trouvé pris dans une aporie
vécue dans la douleur, dont il n’a pu sortir. D’une part, il voit que la morale
biblique, celle du bien et du mal, suppose le dieu biblique74, alors même que
nous voudrions, en tant que modernes, avoir l’une sans l’autre, en cherchant
par là même l’impossible. Et d’autre part, l’athéisme final qu’il défend,
l’athéisme par probité, est lui-même, quoi qu’il en ait, un descendant en
droite ligne de la morale biblique75. Strauss,
Gérald Sfez
Quelle est la voie possible pour une
philosophie athée qui soit, en même temps, au plus près de la formule
originaire de la morale. Strauss, Gérald
Sfez
Socrate « les forçait de convenir que
c’était au même homme qu’il revient de savoir composer des comédies et des
tragédies, et que l’art qui fait le poète tragique est aussi celui qui fait le
poète comique. Strauss, Gérald Sfez
Contrairement à l’opinion généralement
répandue, l’esprit moderniste et prétendument progressiste des années 1960,
loin de favoriser un progrès des droits, a tout juste récolté le bénéfice des
percées des années 1950 quant à l’extension des droits civiques, et substitué,
au contraire, à la référence aux droits naturels de l’homme et aux critères du
bien et du mal, l’esprit du relativisme et de l’indifférence. Strauss, Gérald Sfez
La promotion de la notion de valeur,
intrinsèquement liée au relativisme et fort opposée à l’affirmation de droits
inaliénables de l’homme, revient à une abdication du jugement :
le jugement est devenu un vice11. Strauss,
Gérald Sfez
Les formes de vie doivent s’équivaloir
nécessairement (c’est l’impératif de l’égalitarisme), la recherche du meilleur
est jugée non pertinente et l’appréciation de l’excellence humaine sans
légitimité. Nul n’est en droit de viser une telle excellence ni d’y prétendre,
sous peine d’être inculpé d’orgueil. Strauss,
Gérald Sfez
Contrairement à ce que le slogan affiche,
loin de signifier un intérêt pour la culture de l’autre, le mot d’ordre de
l’ouverture réduit toutes les cultures dans leur épaisseur à la mise sur le
même plan de toutes les manières de se comporter, sans distinction qualitative
entre elles, élevées au rang de « styles de vie. Strauss, Gérald Sfez
La mauvaise conscience de l’ethnocentrisme
conduit de même, comme l’avait remarqué Strauss, à jeter l’anathème sur toute
pensée de la distinction tenue pour un geste de « discrimination13 »,
dans un usage pléthorique et amorti de ce terme. Strauss, Gérald Sfez
Dans un univers où toutes les formes de
liens sont homogénéisées dans leur indétermination19 et ne sont plus que des
« relations », il n’y a plus d’éros, de passion pour quelqu’un ou
quelque chose. Strauss, Gérald Sfez
Sentimentale signifie que nous sommes
devenus « des solitaires sociaux21. » Il n’y a pas plus d’amants
vertueux qu’il n’y a d’amants passionnés, et l’un ne va pas sans l’autre. Strauss, Gérald Sfez
Tout se passe comme si les êtres humains
n’étaient plus habités. Dans le même temps, notre société s’est délestée de la
rationalité tout en remplaçant la religion par la quête de la religiosité23 la
plus opaque, obscurantiste et indéterminée, la rhétorique de la créativité. Strauss, Gérald Sfez
Les Lumières posaient, en effet, les
principes de construction d’un ordre moral qui avait l’avantage d’orienter les
hommes vers les vertus par le truchement des passions25. S’ouvre, désormais,
une société totalement contradictoire où il est demandé à l’individu de faire
coexister impérativement en lui la révolution relativiste, le devoir de respecter
toutes les cultures à égalité et tous les rituels de ces sociétés
‒ à commencer par ceux qui s’accompagnent de la violation des
femmes ‒, avec la révolution féministe, ce qui exige du sujet un
dédoublement de soi et un cloisonnement insensés. Strauss, Gérald Sfez
Cette société n’a rien à apprendre du passé
et l’idée de progrès s’y résume au préjugé selon lequel le nouveau a toujours
déjà périmé l’ancien, éclipsé comme inférieur. Strauss, Gérald Sfez
Tout se passe comme si l’Occident avait
produit, selon l’expression de Pierre Manent, un nihilisme light26 et, toutes
proportions gardées, une sorte de Révolution culturelle soft, une table rase
sans massacre ni autodafé qui raye d’un trait de plume l’instruction des
fondements des grandes civilisations, Strauss,
Gérald Sfez
La tradition y est seulement transformée en
information, contemporaine des genres masculin/féminin et, avec elle, l’oubli
des valeurs du vir romain, du courage, de la prise de responsabilité et de la
prise en mains, de ces traits de virilité (pas nécessairement masculine)
tournée vers les valeurs du thymos grec, du courage et de la faculté de prendre
des risques en son propre nom pour le bien de la cité. Strauss, Gérald Sfez
Le juif est haï du fait de son caractère
irrepérable, entre particularité et universalité : on ne peut le reconduire,
en effet, ni à une identité assignable ni non plus à la dissolution de toute
identité dans une universalité abstraite (comme c’est le cas du christianisme
ou de l’humanisme). Strauss, Gérald Sfez
Ambition moderne d’universalisme
cosmopolitique, inhérente à une politique des droits de l’homme qui se veut
mondiale et tend vers un État homogène universel. Strauss, Gérald Sfez
La naissance de la tyrannie part de la
révolte, au sein d’une société close, d’une jeunesse exaltée contre le monde
utilitaire, du sens du sacrifice de la vie et des biens terrestres, alors que
« la société ouverte ne connaît pas le sublime »27, mais cette
recherche, lorsqu’elle se déclare dans le vide de toute affirmation et dans l’insuffisance
de sa négation, est vite dévoyée et s’abîme dans le contraire du courage,
l’orgueil d’une témérité, détachée qu’elle est de ce qui devrait diriger le
courage, la distinction du bien et du mal. La volonté tyrannique est
l’expression du faux-ami du courage et, par là même, d’un prétendu courage qui
ne se compose pas avec la modération. Strauss,
Gérald Sfez
Strauss tient tout entière dans la façon
dont les deux pôles d’Athènes et de Jérusalem, celui de la philosophie et celui
de la religion, peuvent prendre effet, aujourd’hui, localement et
partiellement, dans la politique concrète, en changeant la direction du projet
moderne et en infléchissant le cours des temps présents. Strauss, Gérald Sfez
La politique ne relève plus désormais que
d’interventions actives à contre-courant de la société moderne et en prenant acte
de l’écart par essence entre la politique et le spirituel. Strauss, Gérald Sfez
La politique moderne ne soit pas celle d’une
émancipation généralisée, ni irréversible, n’empêche pas, sinon des progrès
partiels, locaux, intermittents, du moins une montée en puissance de la
conscience des droits et, partant, des devoirs, qui majorent, sans doute, la
douloureuse prise de conscience de l’écart à l’échelle mondiale entre les
principes et les faits. Strauss, Gérald
Sfez
L’athéisme radical des Lumières modernes
dont le caractère virulent tirait un trait sur l’importance de la transcendance
de la Loi. Strauss, Gérald Sfez
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