Pourquoi la
pensée humaine est inégalable ?
Markus Gabriel, JC Lattés
La pensée humaine est un
organe sensoriel. La pensée touche aux sens, c’est quelque chose de sensoriel,
de sensuel aussi (donc, à son meilleur, quelque chose qui a trait au plaisir). p.
10
Le naturalisme affirme qu’on
peut réduire toute connaissance véritable et tout progrès à une combinaison
entre les sciences de la nature et la maîtrise technologique des conditions de
survie de l’Homme.p. 13
la religion comme modèle
d’explication de la réalité – un phénomène qui n’avait bien entendu jamais
vraiment disparu. Avec le retour aussi des séductions démagogiques de prétendus
« populistes » qui invoquent les mânes d’une identité nationale qui
n’a en fait jamais existé ;p. 13
S l’expression de Hegel,
cette « peur de la vérité » qui déferle actuellement sur nous, ou
bien cette « peur de la connaissance . p.15
erreurs de raisonnement à l’origine de la
post-modernité, entre autres celle qui prétend qu’il n’y aurait absolument ni
vérité, ni faits objectifs, ni réalité6. p. 15
Les livres de philosophie
ont pour rôle de stimuler la réflexion de leurs lecteurs pour les inciter à
penser par eux-mêmes. p. 15
je tiens la probabilité de
se tromper pour un critère déterminant du réel. La pensée étant quelque chose
de réel, p. 16
Quand nous pensons, nous
appréhendons une réalité en tâtonnant, une réalité qui, en fin de compte, n’est
accessible qu’à la seule pensée, tout comme les couleurs ne sont habituellement
accessibles qu’à la vue et les sons à l’ouïe. p. 16
le flot d’informations
auquel nous sommes constamment soumis dans l’infosphère – notre
environnement numérique. p. 17
toute détermination de
l’homme est une autodétermination. p. 21
La tribune contemporaine du
marché des idées, c’est Internet, le média essentiel de l’ère numérique. Le cri
de ralliement de ce livre s’énonce donc ainsi : Réfléchir first, numérique
second. p. 22
Kant : « Aie le
courage de te servir de ton propre entendement. » p. 22
L’intelligence artificielle
contemporaine est une profonde blessure pour l’homme, qu’il situe au rang des
grandes révolutions qui ont affecté l’image de l’homme et du monde, comme
l’héliocentrisme, la théorie de l’évolution de Darwin et l’exploration de
l’inconscient par Freud3. p. 24
dans combien de temps
l’infosphère – c’est ainsi que Floridi nomme notre environnement
numérique – atteindra une sorte de conscience planétaire et se libérera de
sa dépendance envers les humains. p. 25
l’homme est cet animal qui
ne veut pas en être un. pp. 27-28
nous sommes tous des hommes
au plein sens du terme, que nous soyons étrangers, autochtones, amis, voisins,
femmes, enfants, hommes, comateux ou transsexuels. pp. 29-30
Aujourd’hui, à l’époque
moderne, l’ultime horizon de notre autodétermination, sa vertu suprême, est
déterminée par la conception que nous avons du genre humain. Nous ne sommes
plus en quête d’une vertu suprême extérieure à l’homme, logée dans un monde
divin. p. 31
une dangereuse crise
idéologique. Par idéologie, j’entends une conception déformée de l’homme qui
remplit une fonction socio-économique : elle justifie généralement,
légitime implicitement le partage injuste des richesses.p. 33
Une idéologie est une sorte
de virus de l’esprit qui circule dans les artères de la pensée et qui s’attaque
au cœur même de la santé et de l’esprit sain, discrètement pour commencer, ici
ou là, jusqu’à ce qu’il finisse par avoir raison d’eux. pp. 35-36
Ce que nous appelons
intelligence artificielle est absolument réel. Le seul problème, c’est que
cette intelligence n’est pas intelligente et qu’elle est dangereuse précisément
parce qu’elle n’est pas intelligente.
Gabriel, Markus. Pourquoi la
pensée humaine est inégalable ? p. 40
Nous avons vite fait de
reconnaître nos propres processus de pensée dans des systèmes non vivants. p.
41
Dans la pensée nous ne
sommes pas des « producteurs de présence » (producers of presence),
mais des « échantillonneurs de présence » (samplers of presence). p.
49
Civilisation, c’est-à-dire
de l’organisation commune de la vie humaine que rendent possible des règles du
jeu explicites. p. 53
La pensée en tant
qu’appréhension de pensées, d’idées, est conceptuelle, mais pas
linguistiquement codée.
Gabriel, Markus. Pourquoi la
pensée humaine est inégalable ? p. 55
Une phrase et un tableau
n’expriment des pensées que si quelqu’un pense des pensées, sans que pour sa
part cette pensée ait elle-même la forme d’une proposition ou d’un tableau
peint. p. 56
Toute notre vie ne
serait-elle qu’un long rêve tranquille ? Voire une illusion radicale dans
laquelle, comme dans un rêve ou dans la Matrice, le monde
extérieur n’existe pas ? p. 57
A l’ère de l’information on
assiste à un brusque accroissement du savoir et à la prolifération de la
réalité. La nouveauté n’est pas que la réalité se dissimule derrière des écrans
et des médias, mais que, grâce aux moyens de communication avec lesquels nous
intervenons dans l’univers, nous créons des réalités nouvelles et en
transformons d’anciennes. Nous n’avons pas perdu le contact avec la réalité,
nous l’avons rendu infiniment plus complexe. Il n’y a pour ainsi dire jamais eu
dans notre vie autant de réalité qu’aujourd’hui. p. 58
Nous ne pouvons jamais
saisir directement, immédiatement l’impulsion elle-même, mais seulement
l’interpréter. p. 58
Préjugé tenace qui affirme
que dans la pensée nous ne traiterions que les données que nos sens nous
proposent. p. 63
Notre pensée comme un sens,
pour examiner et vérifier ensuite cette hypothèse dans les sciences naturelles
et les sciences humaines. p. 63
Ce que nous apprenons de la
réalité transforme nos expériences vécues, nos qualia. Le même vin a un goût
différent pour un connaisseur que pour un néophyte, p. 65
Le problème de l’intégration
sensorielle, ou traitement de l’information sensorielle par le système nerveux.
pp. 66-67
Notre expérience consciente
consiste en une impression plus ou moins unifiée. p. 67
Conscience comme une
structure de pénétration cognitive. p. 67
L’unité universelle et
synthétique des perceptions constitue, en effet, précisément la forme de
l’expérience et n’est autre chose que l’unité synthétique des phénomènes par
concepts. p. 67
Les scènes morcelées de
notre vie sont réellement des champs de sens enchâssés dans bien d’autres
champs de sens. Dans la réalité, il n’y a ni commencement réel ni fin réelle,
l’infini nous guette de partout. p. 68
J’ai donc à ma disposition,
en plus de ma perception, une perspective, un point de vue supérieur,
qu’Aristote appelle perception de la perception. p. 69
Comme s’ils étaient doués
d’une intelligence totalement neutre, ils n’obéissent qu’aux faits, qu’à
l’optimisation technologique de leur espèce et ne se soumettent qu’à leurs
chances de survie. pp. 76-77
Michel Foucault (1926-1984).
Dans son livre qui a marqué toute une époque, Les Mots et les Choses, paru
en 1966 et vite devenu un best-seller mondial, il affirme que l’homme est une
construction née des hypothèses des sciences humaines du XVIIe au
XIXe siècle. C’est au cours de cette période que « l’homme entre, et
pour la première fois, dans le champ du savoir occidental. p. 94
Au centre de notre
connaissance de soi apparaît une image de l’homme qui se substitue à cette
ancienne idée que nous devrions harmoniser nos actions sous le regard d’une
image divine. p. 96
Nous ne pouvons appréhender
l’homme que grâce à la connaissance de soi. p. 99).
C’est l’interface entre nous
et le réel. p. 106
Penser une pensée ne
signifie pas la tenir pour vraie. p. 107
Pour l’IA, il n’est pas
question de pensée, mais de modèle de pensée. Pour modéliser, un modèle doit au
mieux ressembler à ce dont il est le modèle. p. 116
Par intelligence, on entend
la faculté de penser. p. 116
L’informatique est issue de
la logique. La logique s’intéresse aux lois de la pensée, pour autant qu’elle
consiste à saisir des pensées. Les pensées sont en effet liées entre elles. La
relation entre les pensées est représentée par des modèles de pensée grâce à
des lois logiques. pp. 116-117
La composition d’une famille
n’est pas une structure biologique, mais logique. Dans le contexte d’une
famille, « père » et « mère » remplissent des rôles, et ne
réfèrent pas à des espèces biologiques. Le père biologique d’un enfant n’est
pas obligatoirement identique au père de famille. Qui dit le contraire fait une
vilaine faute de logique. Être père n’équivaut pas à une espèce naturelle. pp. 117-118
Le besoin d’un partage des
rôles est aussi un fait biologique humain, mais cela ne dit pas comment chaque
rôle doit être rempli. p. 118
Tout ce qui nous est vendu
comme information ne correspond pas à la réalité. L’infosphère est d’une autre
structure que celle du terrain des faits. p. 121
Mon ordinateur n’informe pas
ma clé USB que dans ce texte il est question des limites de la compréhension.
Ordinateur et clé USB ne s’entretiennent pas dans ma langue. p. 124
Toute intentionnalité est
une faculté du cerveau. Par intentionnalité (du latin intendere = viser,
orienter, guider) on comprend en philosophie la façon dont des états mentaux
visent un objet, qui n’est pas. p. 127
Le constructivisme, qui
serait la construction de la réalité par nos organes des sens ou notre
appartenance à des groupes sociaux. p. 131
Nous prêtons notre
intentionnalité à cette configuration de lignes. Nous dotons cette réalité de
lignes d’une signification qu’elle n’aurait pas si nous ne la lui donnions pas.
p. 132
Le christianisme a projeté
dans les cieux des propriétés de l’homme puis proclamé l’existence de Dieu. p.
132
Les êtres vivants n’ont pas
droit à notre respect moral parce qu’ils sont intelligents, mais parce qu’ils
sont sensibles à la douleur. p. 133
Nous transférons, projetons
des propriétés et des facultés humaines sur notre technique. p. 134
Nous voyons aujourd’hui le
progrès technologique comme une superpuissance que nous sommes incapables de
contrôler. p. 134
Les hasards heureux de la
vie sont exactement ce qu’ils sont : des hasards heureux, ni plus ni
moins, et les hasards malheureux ne sont rien d’autre que des hasards
malheureux. p. 135
Le « travail
civilisateur » (Die Kulturarbeit, l’expression est de Freud) à l’origine
de notre civilisation moderne technologiquement très avancée a pour but de
réduire la pression du hasard et de créer toujours plus de structures qui nous
préservent d’une nature dangereuse et imprévisible. p. 136
Parce que nous sommes des
êtres vivants pensants, nous réagissons à l’absence de signification de la
réalité qui nous entoure en fabriquant une infosphère devenue pratiquement
notre atmosphère spirituelle. p. 136
Qu’elles randonneront plus
sur les sentiers mentaux qu’elles ont jalonnés avant le départ qu’elles ne
vivront d’événements authentiques qui les mettraient en contact avec une nature
inhumaine. p. 137
Notre vie spirituelle :
c’est une fuite devant la peur originelle (Urangst) de l’absence de signification
des choses. p. 137
Cette peur primitive devant
l’anéantissement pousse l’Être à doter toute place vide d’une signification
qu’il trouve lui-même, aussi couronnée de succès que le bloc (cluster) des
restrictions imposées par le contexte, les offres et le développement de la
civilisation le permet17. » pp. 137-138
Dans les médias on ne
parle jamais des vrais problèmes moraux : il est sans cesse question
d’étrangers, de migrants, de sans-abri, d’enfants pauvres, etc., sans
qu’il y ait jamais de confrontation avec ces problèmes dans le but de les
résoudre. p. 139
Les êtres vivants n’existent
que parce qu’ils ont évolué durant des millions d’années et créé des systèmes
leur permettant d’éviter d’avoir à s’intéresser en permanence à l’infini. p.
149
Le désir illusoire de
concevoir, puis de construire une forme d’intelligence libre de toute attache
émotionnelle, est un élément de la discussion actuelle sur l’essence et la
portée de l’IA. p. 150
Les systèmes d’IA sont un
réel danger pour l’humanité : ils prônent implicitement les systèmes de
valeurs de ceux qui les ont créés – sans jamais les dévoiler. La Silicon
Valley adopte une éthique, une image de la manière dont nous devrions vivre, et
c’est dans cet esprit qu’elle programme une réalité artificielle qui se
manifeste comme un innocent calcul neutre de modèles dont on prétend qu’ils
sont reconnaissables dans de grandes banques de données. p. 151
Le fonctionnalisme affirme
que l’intelligence humaine est un système ordonné de traitement de données qui
a pour finalité de résoudre des problèmes déterminés. p. 152
Notre organisme est bien
trop complexe pour être appréhendé comme une machine au sens classique, dans
laquelle chaque pièce du mécanisme est fermement engrenée avec sa voisine. p.
155
Ce sont des technologies au
carré, des méta-technologies, des technologies qui saisissent des technologies.
Elles ne se contentent pas de nous faciliter la vie, elles y ajoutent de
nouvelles manières de vivre. p. 169
La percée révolutionnaire de
l’ère numérique consiste précisément en ce qu’on a créé une technique qui gère
les technologies. p. 169
Facebook est une combinaison
d’autoportraits passés au peigne fin par des algorithmes et organisés en
fractions représentatives d’un ensemble. p. 170
Le problème de ces positions
social-ontologiques est qu’on confond le critère qui permet de distinguer un
fait social avec le fait social lui-même. p. 176
L’intelligence artificielle
est une logique pure désolidarisée de la pensée humaine.
Gabriel, Markus. Pourquoi la
pensée humaine est inégalable ?. 187
L’ère numérique est celle du
pouvoir de la logique sur la pensée humaine.p. 188
Nous tombons finalement
toujours sur des paradoxes quand nous nous aventurons philosophiquement aux
limites de la pensée et que nous nous demandons comment nous fonctionnons
nous-mêmes. p. 198
L’intelligence humaine
travaille sous la pression du temps et de manière analogique. Nous ne
segmentons pas notre monde de vie en signaux numériques pour nous faire une
image de ce que nous devons et voulons faire. p. 207
Heidegger conclut que nous
sommes absolument incapables de penser sans qu’il y ait quelque chose de déjà
là, de pré-défini, ce qu’il appelle « la chose à considérer »,
(« das Bedenkliche », radical denken = penser), c’est-à-dire le
point critique de la réflexion. p. 219
Au regard de la cosmologie,
nous sommes insignifiants. Même un novice en physique aura vite fait de
reconnaître que nous sommes quasi invisibles à des échelles
astronomiques : il suffit de contempler la voie lactée, notre galaxie,
celle que nous habitons.p. 220
La révolution numérique a
une fois encore radicalement exacerbé la structure médiatique de notre
modernité. p. 224
Heidegger vient d’affirmer
en 1949 que l’ordre général de l’après-guerre allait reposer sur le principe de
la « vollständige Bestellbarkeit20 », de « l’être en permanente
disposition ». p. 224
Les machines de
personnalisation sont des systèmes avec lesquels on fabrique et on
vend des mises en scène de soi. p. 237
Clic après clic, like après
like et lier après lier, nos données sont extraites de notre vie et se
diffusent sous forme d’information numérisée, et ce bien au-delà de notre rayon
d’action. p. 237
Quelque chose procure du
plaisir si cela entre dans notre indexicalité égocentrique ; en revanche,
si quelque chose la dérange, il y a déplaisir. pp. 240-241
Nos prothèses d’esprit
pourraient un jour prendre le contrôle de notre réalité spirituelle. p. 245
Il n’existe pas de critère
d’efficacité absolu. Cette règle ne vaut pas que pour des jeux qui dépendent de
règles mathématiques, mais pour toute situation à problèmes. p. 248
L’existentialisme affirme
que la vie humaine n’a pas de sens absolu, déterminé en extériorité, mais que
nous ne lui donnons un sens que par rapport aux situations dans lesquelles nous
nous trouvons. p. 249
Quand on apprend quelque
chose, on ne se crée que de nouveaux problèmes. p. 250
Jusque maintenant, n’est
vivant que ce qui a été formé au cours de l’évolution.
Gabriel, Markus. Pourquoi la
pensée humaine est inégalable ? p. 251
La structure physique de
l’univers nous apparaît différemment de ce qu’elle est en réalité. p. 253
Il n’y a pas que mouvement
ou repos mais que seul existe le mouvement, p. 253
« Notre univers
mathématique », comme le nomme le chercheur du MIT Max Tegmark, est
largement inaccessible avec nos modalités sensorielles classiques. p. 254
Est-il possible que quelque
chose pense sans avoir de fondement biologique ? Des ordinateurs, des âmes
immortelles (si contre toute attente il y en avait) et Dieu peuvent-ils même
penser ? pp. 256-257
« Tout langage est un alphabet de
symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs
partagent. » p. 263
Nous ne savons pas comment
programmer l’alignement des valeurs de notre forme de vie dans une IA. p. 269
« On sait qu’il existe
des artefacts qui réagissent aussi à des informations. Des voitures sans
chauffeur réagissent à certaines informations qu’elles décodent et auxquelles
elles prêtent ensuite une signification, par exemple freiner au passage des
piétons et au feu rouge. Malgré ces comportements qui semblent rationnels, ces
véhicules sont dépourvus de conscience. Mais derrière ces conduites, il y a
toujours la conscience de leur constructeur, qui a donné à ces artefacts la
signification que doit avoir l’information traitée. pp. 272-273
Aussi longtemps que nous ne
savons pas comment les choses se passent réellement, nous pouvons exposer bien
des théories philosophiques du complot et les recevoir comme si elles étaient
vraies. pp. 276-277
Ces axiomes de Tononi sont
l’existence intrinsèque (que je viens d’évoquer), la composition,
l’information, l’intégration et l’exclusion. La composition affirme que notre
expérience consciente est dotée d’une structure. Tandis que j’écrivais en toute
conscience ces phrases dans ma chambre d’hôtel, j’avais conscience de mes
doigts sur mon clavier d’ordinateur et de mon écran, et j’entendais en même
temps le bruit d’une rue de Santiago du Chili, tout en étant conscient que
Tononi lui aussi était quelque part dans une chambre du même hôtel. Tout état
de conscience a quelque structure. L’information dit que toute expérience
consciente est différente de toute autre. Elle se distingue de toute autre
expérience parce qu’elle est fondamentalement unique, elle se différencie de
n’importe quelle expérience que quelqu’un d’autre, ou moi-même, ne fera jamais.
L’exemple de Tononi pour cet axiome est une analogie avec les photogrammes d’un
film sur pellicule. Chaque photogramme contient ce qu’il contient et se
distingue ainsi de tous les autres. Intégration signifie que toute expérience
consciente a une structure qui n’est pas simplement réductible à ses parties.
La conscience que vous avez du mot CHEMIN DE FER n’est pas constituée de la
conscience du mot CHEMIN et de la conscience du complément de nom DE FER. Et
même s’il en était ainsi, vous n’auriez pas une conscience formée des fragments
CHE, M, IN, DE, FE, R. Pour Tononi, Exclusion signifie que la conscience est
entièrement définie, circonscrite. Elle n’est que ce qu’elle est. Ni plus ni
moins. pp. 279-280
Nous avons l’impression que
nos représentants élus, c’est-à-dire les représentants du peuple avec leur
légitimité démocratique, ne se sentent plus responsables de rien ou qu’ils sont
obligés d’essayer de s’adresser de manière obsessionnelle à un peuple fictif
qu’ils se bricolent selon une mythologie insipide. La crise de la
représentation du réel et la crise de la démocratie représentative sont
liées : la première remet en cause les faits objectifs, ce qui rend plus
difficile la seconde, la survie de la démocratie dans notre prétendue
« ère post-factuelle ». pp. 300-301
La démocratie requiert des
citoyens majeurs et émancipés et des représentants du peuple tout aussi
majeurs. À cause des nouveaux espaces publics numériques, ces derniers se
retrouvent dans la nasse des bandeaux d’affichage d’informations en continu en
bas de nos écrans, ainsi que des scandales qui se succèdent à la vitesse
grand V. p. 301
des citoyens qui se
demandent quelle est aujourd’hui la place de la politique dans la résolution
des défis urgents. p. 302
L’image de l’homme
transhumain qui s’esquisse actuellement est une illusion dangereuse. Elle
repose sur l’idée qu’il ne serait pas impossible que notre vie et notre société
tout entière soient une espèce de simulation dont nous ne pourrons avoir raison
qu’en ajustant intégralement notre être-homme sur le modèle du progrès
technologique. p. 311
La thèse de la simulation de
Baudrillard. Elle affirme que la mondialisation est un processus activé,
accéléré par des systèmes de signes vidés, dépourvus de contenu, qui se
génèrent eux-mêmes. Des plateformes comme Facebook ou Instagram illustrent
cette idée. Elles proposent simplement qu’on partage des contenus, générant
ainsi une plus-value sans proposer elles-mêmes des contenus. Les images et les
messages qu’on publie rétroagissent sur la réalité non médiatique, tout
simplement parce qu’ils apparaissent en liaison avec les systèmes symboliques
de réseaux sociaux. pp. 315-316
Des clients de ces
plateformes qui, sans qu’ils s’en rendent compte, deviennent pratiquement les
employés des réseaux sociaux. p. 316
Nous sommes devenus des
« employés de la commande de ce que nous avons commandé. p. 316
La politique devient
manifestement un « Show about Nothing » postmoderne, p. 316
Quand on décrit notre ordre
mondial sous l’angle de son marché médiatique, on oublie aussitôt que les
processus qui se déroulent à l’extérieur de la réalité de la sphère des médias
n’en continuent pas moins d’exister. p. 317
Il y a un immense fossé
entre la réalité sociale et cette illusion de croire que nous serions au seuil
de la numérisation de la vie et de toute la société. p. 318
Selon Debord, l’ordre
symbolique prend la forme d’un spectacle dont le but consiste à convaincre ses
membres que tout va pour le mieux, qu’au fond tout est en ordre, alors qu’en
reproduisant jour après jour les conditions de fonctionnement de l’ordre
social, ils travaillent contre leur propre intérêt. p. 321
Trump est très intéressé à
ce qu’on commente sa sottise dans les médias du monde entier. L’agitation
constante autour de ses commentaires et tweets les plus récents sert son
système de gouvernance. Pendant qu’on parle du nombre de boules de glace auquel
les visiteurs de la Maison Blanche ont droit, qu’on raconte que Trump aime les
burgers et qu’on ergote sur bien d’autres choses encore, tout aussi
insignifiantes, il est réélu symboliquement, parce que c’est exactement le
genre d’attention qu’il souhaite attirer sur lui. pp. 321-322
La numérisation actuelle est
la dernière ligne droite avant l’asservissement définitif de l’homme par la loi
du simulacre, cette loi qui détourne de la réalité avec tellement de succès
qu’on aboutit à un aveuglement complet des producteurs de marchandises et des
consommateurs. p. 322
Yuval Noah Harari (*1976) a
parfaitement raison quand dans Sapiens, une brève histoire de l’humanité18, il
défend l’idée que les hommes sont obligés de s’imaginer leur vie en s’inventant
des histoires afin de maintenir la cohésion de groupes dont la taille dépasse
une masse critique. p. 323
Nous vivons une reproduction
quasi infinie de l’ordre symbolique médiatique. p. 323
Les récits monothéistes de
la création ajoutent que les hommes sont une intelligence artificielle dont
Dieu leur a téléchargé (insufflé) le software dans le corps (le hardware),
qu’il avait auparavant façonné dans la glaise. p. 324
Le rôle de la physique est
donc de découvrir le programme que Dieu utilise pour écrire l’histoire de la
nature. p. 325
Pendant que nous dormons, il
existe aussi une réalité non rêvée. p. 330
Il nous a donc fallu
accepter des règles imposées par des autorités, règles que nous avons
intériorisées sous forme de normes grammaticales. Il faut bien, à un moment ou
un autre, faire confiance à quelqu’un, faute de quoi on ne saurait parler
aucune langue ni critiquer ses propres pensées. p. 335
Avec cette simple réflexion,
Wittgenstein remet sur ses pieds une image traditionnelle et complètement
fausse de la pensée humaine : nous n’appréhendons pas la réalité depuis la
chambre cachée de notre âme, nous sommes nous-mêmes quelque chose de réel, les
deux pieds solidement plantés en plein réel. p. 336
Une parfaite machine
illusionnelle qui s’engendre elle-même à partir de rien, sans qu’il y ait une
réalité, est logiquement impensable. p. 336
Quelles que soient les
découvertes impressionnantes que nous ferons encore avec nos sciences de la
nature, nous ne découvrirons jamais ce qu’est la réalité. Les sciences de la
nature étudient du réel, elles n’étudient pas ce qu’est la réalité ou l’essence
de la réalité. p. 346
Une métaphore transporte
donc quelque chose d’une rive à l’autre (pour filer une métaphore du concept de
métaphore dont je suis en train de parler). Une de ces rives est la réalité des
pensées, l’autre la réalité du langage. Sans métaphores, impossible d’exprimer
de nouvelles pensées. p. 363
La querelle entre une image
du monde prétendument scientifique et une image du monde prétendument
religieuse, actuellement surtout disputée aux États-Unis avec une singulière
vigueur et non sans conséquences socio-politiques, est donc une querelle entre
deux formes de superstition. Ni la vraie science ni la vraie religion ne sont
fondées sur une image du monde matérialiste (ou autre d’ailleurs). p. 375
L’ordre économique mondial
actuel qui nous noie sous des marchandises a pour conséquence une division du
travail indéchiffrable. Des trusts mondiaux se servent de cette
inintelligibilité pour essayer de créer, hors de toute observation et
régulation bureaucratiques, des faits qui ne seront pas enregistrés. Les grands
quasi-monopoles californiens du beau nouveau monde de l’ère numérique, les
GAFAM, créent de nouveaux produits (des médias sociaux par exemple ou des
produits de l’économie partagée, comme l’échange de logements ou le
covoiturage), pour lesquels il n’y a pas encore suffisamment de systèmes de
contrôle étatiques et fiscaux, et ils profitent ainsi de leur longueur
d’avance. Ils sont actuellement les seuls à connaître certains faits (des
algorithmes par exemple ou des pièges légaux qu’ils nous tendent, à nous leurs
clients) dont ils tirent des profits. pp. 377-378
La fascination pour les
États totalitaires, qui ont fait don à l’Europe de champs de ruines et ont
laissé derrière eux une situation désastreuse, résulte entre autres du fait que
le totalitarisme promet une bureaucratie de l’omniscience mise en œuvre par une
surveillance générale et un contrôle intégral de toutes les transactions
sociales, avec pour fin l’ordre social. À dire vrai, une telle omniscience est
par principe impossible. Pour décrire cette situation, le sociologue Niklas
Luhmann (1927-1998) a forgé le concept de « démobureaucratie » (ou
bureaucratie participative). pp. 378-379
Nous vivons dans une société
du savoir qui produit de la plus-value économique grâce à la science, la
technologie et la bureaucratie. Cette plus-value ne peut être utilisée
intelligemment que si l’on prend conseil auprès d’autres formes de savoir. Si
on laisse filer les progrès des sciences et de la technique sans s’inquiéter du
problème des valeurs, la prochaine bombe atomique ou le prochain dieselgate est
à nos portes. p. 380
Appelons cette théorie, la
théorie de la pensée de Frege. Frege y différencie trois points de vue
distincts sur la pensée (Gedanke), ce qui nous fait avancer d’un petit
pas : pp. 381-382
1. La saisie de la pensée
– l’acte de penser
2. La reconnaissance de
la vérité d’une pensée – le jugement
3. La manifestation de ce
jugement.pp. 381-382
Aristote, est-elle « le
plus divin de tous les phénomènes81 » ? Il distingue trois aspects de
l’acte de pensée :
1. L’être pensant (le
nous)
2. Ce qui est pensé (le
noumenon)
3. L’acte de pensée (la
noêsis)
p. 402
L’’humanité repose sur le
fait que nous avons nous-mêmes une intelligence artificielle. En effet, notre intelligence
est en grande partie un artefact de notre environnement culturel, c’est-à-dire
social. p. 408
Les hommes ont installés sur
des bases non biologiques sont une modélisation de la relation entre
l’intelligence biologique et l’intelligence artificielle de l’homme. p. 408
Le mot « machine »
vient du grec mêchanê, et signifie moyen, dispositif, mais aussi machination,
stratagème et artifice. Nos machines remplissent la fonction d’abuser la
nature, d’autres êtres vivants, avant tout d’autres hommes88. p. 412
L’idée de l’égalité des
chances ne va pas de soi. Elle a été inventée parce que l’homme étant la plus
grande menace pour l’homme, nous avons créé des systèmes sociaux qui nous
protègent les uns des autres. p. 413
L’humanisme, la découverte
que l’homme se reflète dans toutes ses activités. Ce que nous faisons est un
miroir de ce que nous sommes – que nous nous en rendions compte ou pas.
Cette idée n’a pas vieilli, pp. 415-416
Un vrai tragédien devrait
aussi être un vrai comédien90, ce que je comprends ainsi : l’essence de
l’homme dépend de la manière dont nous nous définissons nous-mêmes. C’est à
nous de décider si notre avenir sera une tragédie ou une comédie. p. 416
Nous ne pouvons pas échapper
à notre vie. p. 417
Depuis le tournant réaliste
de la philosophie contemporaine, la crise de la représentation et la méfiance
envers l’universalisme éthique se sont aggravées dans le monde entier. p. 418
Je ne propose donc ici qu’un
miroir, dans lequel vous pouvez vous reconnaître et juger vous-même jusqu’à
quel point vous pensez (car il s’agit bien de votre opinion) avoir une identité
si forte et si précieuse qu’elle vous autorise à vous faire une image
dévalorisante de l’autre. p. 421