jeudi 7 mars 2019

Le peuple contre la démocratie , Mounk, Yascha.


Le peuple contre la démocratie , Mounk, Yascha.




L’Allemagne a autorisé la venue de nombreux immigrés dans l’espoir qu’ils comblent le déficit de main-d’œuvre et le trou de la Sécurité sociale. Mais cela a été une erreur capitale. Les Japonais, qui sont restés fermes dans leur refus d’ouvrir leurs portes aux nouveaux venus, sont beaucoup plus sages : « Il vaut mieux laisser sa population diminuer plutôt que laisser des étrangers entrer »,


La structure de parti de la plupart des pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord avait semblé « gelée » pendant la plus grande partie de la période d’après-guerre5…. Et puis, au cours des vingt dernières années, le système des partis s’est « dégelé ». Dans un pays après l’autre, des formations politiques jusque-là marginales voire inexistantes se sont affirmées comme des acteurs permanents de la scène politique7.


Une fois que les dirigeants populistes en auront fini avec les obstacles qui s’opposent à l’expression de la volonté populaire, il leur deviendra facile d’ignorer le peuple le jour où ses préférences entreront en conflit avec les leurs.

De sorte que le problème du référendum suisse n’est pas qu’il serait antidémocratique ; c’est que la démocratie suisse dirige de plus en plus son énergie contre les principes libéraux fondamentaux.

Il est impossible de comprendre quoi que ce soit à la montée du populisme si on ne considère pas frontalement la manière dont il se veut le champion de la démocratie.

Comme l’a dit Viktor Orban, la victoire de Trump marque la transition de la « non-démocratie libérale » à la « démocratie réelle 72 ».

« Aussi longtemps que vous nous laisserez décider, nous prétendrons que ce sera vous qui gouvernez. » que ce sera vous qui gouvernez. »

Qu’avec l’avènement d’Internet l’inquiétude d’Adams quant à l’incapacité du peuple à délibérer ensemble est devenue un peu ringarde. Il est peut-être possible que le peuple ne puisse pas marcher huit cents kilomètres ni trouver un endroit où se rassembler. Mais pourquoi en aurait-il besoin ? Si le peuple a envie de se gouverner lui-même, il peut le faire sans problème. Une agora virtuelle pourrait très bien remplacer l’agora physique de l’Athènes antique, permettant ainsi à chaque citoyen de débattre et de voter à propos de propositions politiques de toutes sortes.

Pour une génération élevée aux scrutins numériques, plébiscitaires et immédiats de Twitter ou Facebook, de Big Brother 13 ou de « La Nouvelle Star », ces institutions ont fini par paraître encombrantes.

Comment un État-nation pourrait-il conserver le contrôle complet de sa politique économique lorsque plus de la moitié de l’activité humaine dépasse les frontières ? Et quel serait l’intérêt de réglementations environnementales sans processus de coordination internationale, dès lors que les émissions de carbone d’un pays affectent la température à la surface de tout le globe ?

Lorsqu’on demande à Hillary Clinton pourquoi elle assista au mariage de Donald Trump en 2005, sa réponse ne fut guère convaincante : « Je pensais que ce serait amusant 107 », dit-elle. Donald Trump, de son côté, offrit une explication moins creuse au fait qu’il avait invité les Clinton : « En tant que contributeur, j’ai demandé qu’ils soient là – ils n’avaient pas le choix et c’est ce qui ne va pas dans notre pays. Notre pays est dirigé par et pour les donateurs, les groupes d’intérêt et les lobbyistes, et ce n’est pas une bonne formule pour son succès 108 . »

La vérité est qu’avant même d’être élus la plupart des parlementaires ont déjà été socialisés au sein d’une élite culturelle, sociale et économique, ce qui les met à part des Américains moyens

Aussi longtemps que l’argent pourra acheter le pouvoir, de nombreux citoyens auront le sentiment que l’égalité politique demeure une promesse creuse. Et aussi longtemps que les nécessités économiques limiteront radicalement leurs choix, ils auront l’impression que la liberté qu’on leur avait promise ne s’est pas matérialisée.

Ceux qui croient en la légitimité particulière de la démocratie libérale ont tendance à présumer que cette légitimité constitue aussi une des raisons fondamentales de son succès : en faisant en sorte que chaque citoyen ait droit de cité dans l’espace public tout en demeurant libre de mener sa vie comme il l’entend, expliquent-ils, seule la démocratie libérale a la capacité de satisfaire certaines des aspirations humaines les plus profondes et les plus universelles. C’est pourquoi elle a progressivement conquis le monde – et, espérons-le, continuera à le dominer à l’avenir. Les meilleures données disponibles semblent pourtant suggérer que les citoyens ont développé une loyauté à l’égard de ce système politique parce que celui-ci maintenait la paix et remplissait leur portefeuille, et non parce qu’ils nourrissaient quelque attachement que ce soit à ses principes fondamentaux. La démocratie libérale, de ce point de vue, n’a triomphé que parce qu’elle avait produit de tels résultats.

Les citoyens ont développé une loyauté à l’égard de ce système politique parce que celui-ci maintenait la paix et remplissait leur portefeuille, et non parce qu’ils nourrissaient quelque attachement que ce soit à ses principes fondamentaux. La démocratie libérale, de ce point de vue, n’a triomphé que parce qu’elle avait produit de tels résultats.

La domination des médias de masse limitait la diffusion des opinions extrêmes, contribuait à l’établissement d’un ensemble partagé de faits et de valeurs, et ralentissait la dissémination des fausses informations. Mais la montée d’Internet et des réseaux sociaux a affaibli les garde-fous traditionnels au profit de mouvements et d’hommes politiques jusque-là marginaux.



A peu près toutes les démocraties stables furent instituées sur la base d’une population soit monoethnique, soit dominée par un groupe ethnique spécifique. Aujourd’hui, cette domination est de plus en plus remise en cause


Les limites technologiques à la diffusion de l’information écrite permirent le renforcement de l’orthodoxie politique et religieuse : dès lors que la dissémination des idées restait aux mains des prêtres et des princes, écraser l’expression du désaccord politique ou de l’hérésie religieuse était facile. Cela permet d’expliquer pourquoi l’invention de l’imprimerie fut si décisive.


 « Notre imprimerie est Internet, écrit-elle. Nos cafés sont les réseaux sociaux4. » Ignorer ces déclarations tonitruantes est facile. Génération après génération, répondra-t-on, des penseurs d’importance ont fait preuve de « chronocentrisme », c’est-à-dire manifesté la croyance erronée que leur époque était centrale dans l’histoire de l’humanité5.


Des  mots comme « mème » ou « viral » sont apparus dans notre vocabulaire : ils n’ont pu prendre l’importance qu’ils ont aujourd’hui que parce que nous vivons dans un monde dans lequel n’importe qui n’a qu’à attirer l’attention de quelques amis pour que ceux-ci partagent son travail à un public mondial.


Dans les conflits du XXIe siècle, surenchérit Nicholas Kristof dans le New York Times, « les séides du gouvernement tirant des balles » se heurteraient aussitôt à la résistance des « jeunes rebelles tirant des “tweets11”.


Mais grâce à Twitter, Donald Trump n’avait pas besoin d’une infrastructure de médias traditionnels. À la place, il pouvait tweeter directement ses messages à ses millions d’abonnés. Confrontés à ce constat, les réseaux traditionnels se sont trouvés face à un choix cornélien : ou bien ignorer le sujet principal des conversations en cours et perdre toute pertinence, ou se lancer dans l’interminable analyse de chaque tweet, amplifiant de la sorte le message de Trump par l’attention qu’ils leur conféreraient.


Un paradoxe – le fait que les réseaux sociaux puissent entraîner des effets si positifs dans certains contextes et si négatifs dans d’autres – est le résultat d’une même logique sous-jacente : en augmentant les capacités de ceux qui sont dehors, les technologies numériques déstabilisent les élites au pouvoir tout autour du monde et accélèrent le changement.



Jamais, dans l’histoire de l’humanité, des sociétés n’ont été capables d’offrir autant à leurs membres. En un sens, ceux qui ont la chance d’en bénéficier devraient en tenir compte. Mais il ne s’agit que d’un côté de la médaille. L’autre est que ces mêmes pays ne peuvent plus se permettre de donner à leurs citoyens l’impression de vivre un moment privilégié.


Nous  n’avons pas de précédent historique qui pourrait nous aider à prédire l’effet de la richesse sans croissance sur la dynamique de la démocratie libérale.



Ll’histoire de l’Europe – et de la plus grande partie des autres démocraties développées en dehors de l’Amérique du Nord – semble avoir prédestiné des démocraties telles que l’Allemagne ou la Suède à se rebeller contre la démocratie multiethnique. L’histoire des États-Unis, à l’inverse, semble les avoir prédestinés à quelque chose de subtilement différent : une rébellion contre la démocratie multiethnique qui reconnaît tous les individus comme égaux.


Les partis populistes remportent leurs plus grands succès dans les régions où les immigrés sont les moins nombreux – et ont triomphé même là où, comme en Pologne et en Hongrie, le niveau général d’immigration est le plus bas.


La nécessité de devoir faire avec des individus d’origine différente est devenue une caractéristique de la vie quotidienne. Bref, le monde social des habitants s’est transformé de manière marquante, même si le niveau général d’immigration est demeuré relativement bas. Au cours de ces dernières.


Aux États-Unis, par exemple, Steve King, un élu républicain de l’Iowa au Congrès, a récemment tweeté que « la démographie est notre destin. Il est impossible de restaurer notre civilisation avec les bébés des autres.


L’arrivée d’immigrés signifie leur sortie de l’histoire et l’argument populaire voulant que l’Europe vieillissante ait besoin de ces immigrés ne fait que renforcer un sentiment croissant de mélancolie existentielle.


Jadis les démocraties libérales pouvaient assurer à leurs citoyens une augmentation rapide de leur niveau de vie. À présent, elles ne le peuvent plus. Jadis, les élites politiques contrôlaient les moyens de communication les plus importants et avaient le pouvoir d’exclure les opinions radicales de la sphère publique. Désormais, les marginaux politiques sont libres de répandre le mensonge et la haine. Enfin, jadis, l’homogénéité des citoyens – ou du moins une hiérarchie raciale stricte – faisait partie intégrante de ce qui maintenait les démocraties libérales unies. Aujourd’hui, les citoyens doivent apprendre à vivre dans une démocratie bien plus égalitaire et diversifiée.


Durant la campagne de 2016, une amie à moi explosa de joie lorsqu’elle entendit Donald Trump admettre qu’il « aim[ait] les gens sans éducation ». « Enfin, me dit-elle, nous allons avoir deux partis aux États-Unis : un pour ceux qui sont allés à l’université et un autre pour tout le reste11.


 « Dans la plupart des interactions sociales, explique la sociologue Adia Harvey Wingfield, les Blancs tendent à être perçus comme des individus. Les membres de minorités raciales, au contraire, font très tôt l’expérience de ce qu’ils seront souvent jugés en tant que membres d’un groupe, et traités d’après le stéréotype (d’ordinaire négatif) attaché à celui-ci22.


. De la Suède aux États-Unis, un nombre surprenant de jeunes filles est confronté au mariage forcé ou à la pratique de la mutilation génitale46. En Belgique et au Royaume-Uni, des enquêtes de police à propos de crimes très sérieux commis par certains membres de groupes minoritaires ont été torpillées pour des raisons de sensibilité culturelle47.


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Dans la période d’après-guerre, l’alphabétisation générale, la multiplication rapide des lycées et collèges et le nombre croissant d’étudiants à l’université ont préparé les travailleurs des économies avancées à la transition de l’économie industrielle à l’économie de services.


L’émergence de la communication de plusieurs à plusieurs a facilité la dissémination virale de l’information autour du monde. De sorte que les garde-fous traditionnels ont perdu une grande partie de leur force. Des gens ordinaires, mais doués pour la formulation de contenus attractifs, sont désormais capables d’atteindre des millions de personnes quand ils le veulent. Les hommes politiques bénéficiant de nombreux abonnés sur les réseaux sociaux peuvent déterminer l’agenda des médias même si leurs déclarations ne respectent aucun fait établi. Il est impossible de comprendre la politique contemporaine si on n’a pas d’abord compris la nature transformatrice d’Internet.


Identifier des fausses nouvelles, ou fixer les frontières du discours de haine, se situe au-delà du pouvoir des algorithmes.


Le succès professionnel dans l’économie de demain dépendra de l’acquisition de compétences que les machines n’ont pas encore maîtrisées, et non de la régurgitation de faits déjà connus.


Mais plutôt que de chercher à préserver les aspects les plus précieux de notre système politique, leur objectif premier est trop souvent d’aider les étudiants à se focaliser sur ses nombreuses injustices et hypocrisies.


Après avoir été biberonnés à la description sociologique des injustices qui définissent la société moderne et avoir appris à déconstruire les valeurs « problématiques » des Lumières, les professeurs sont devenus moins enthousiastes à l’idée d’enseigner le civisme d’une telle manière que leurs élèves en deviennent de fiers défenseurs de la démocratie libérale.


L’histoire de la civilisation occidentale devrait être enseignée d’une manière « fière de ses progrès » : « Certaines grandes figures, comme Socrate, Érasme, Montesquieu ou Rousseau, ont aidé à propulser les nations vers la réalisation d’idéaux humanistes plus élevés. »


Au cours des dernières décennies, nos habitudes mentales ont été forgées par le contexte favorable dans lequel nous vivions. La marche en avant de l’histoire semblait assurée. Les opportunités étaient nombreuses et les ennemis rares.


Notre système politique promettait de laisser le peuple gouverner. Mais, en pratique, il ignore la volonté populaire avec une fréquence désarmante. Sans que la plupart des politologues s’en aperçoivent, un système de libertés sans démocratie a pris le dessus.


Un philosophe véritable, concluaient-ils, peut être heureux même lorsqu’il est attaché à une table de torture.


Vivre heureux alors que tout autour de moi est en train de s’effondrer ne me paraît pas digne d’un philosophe, mais plutôt d’un cynique ou d’un sociopathe

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