jeudi 7 mars 2019

Les Robots et le Mal, Alexei Grinbaum


Les Robots et le Mal, Alexei Grinbaum, Desclée De Brower


Dans une communication officielle, la Commission européenne va jusqu’à placer la transparence au même niveau que les valeurs et les droits fondamentaux de l’Union. Or le désir de transparence absolue dans le numérique ne nous conduirait-il pas à subir le même sort que les habitants de Sodome ? (p. 8)


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Contre la transparence. Comme si, voulant désavouer la Commission européenne, je proposais de violer un droit fondamental de l’homme.(p. 9)



Tout se passe donc comme dans le récit biblique. Mais le fruit qu’ils consomment est inattendu. À la place de la pomme, Ève tient l’autre Apple, un iPhone de la marque éponyme. Et l’acte de consommation consiste à partager avec Adam la musique qui sort de l’appareil.
 (p. 9).



Une forme de responsabilité « parentale » appartient également à ceux qui mettent au monde des connaissances nouvelles et des innovations technologiques. (p. 11).



Il s’agit du paradoxe dit « de la nouveauté en éthique » : si une technologie disruptive, radicalement nouvelle, couvre un champ d’action inédit, alors les questions éthiques qu’elle pose nous semblent tout aussi nouvelles et incommensurables avec la réflexion morale qui l’a précédée. (p. 12).



Les grandes innovations du monde numérique sont ambiguës sur le plan éthique. (p. 15).



Comment faire pour que les concepts du bien et du mal restent purement humains, et que les machines ne se substituent pas à nous en tant qu’agents moraux. (p. 15)



Les machines doivent être soustraits à la justice des hommes, par conception. (p. 19



Le hasard occupe une place de choix parmi les valeurs de la machine : il est le seul à pouvoir l’extirper des conflits humains. (p. 22).




Quoiqu’il puisse faire peur ou qu’instinctivement on n’en veuille pas, recourir au hasard est la seule solution dès lors qu’un système informatique est impliqué dans un dilemme éthique.(p. 22).



Un jeune geek, issu de cette « génération Z » dans laquelle on devient utilisateur presque avant la naissance, écrit à son petit ami : « jtm », à la place de « Je t’aime ». Il imite en cela les valeurs de la machine, en compressant l’information. Or, cette compression ultime des phrases ne fait pas partie de l’histoire des langues ; une valeur nouvelle nous est communiquée par les systèmes informatiques. Et ce n’est ni bon ni mauvais en soi ; il s’agit d’une évolution culturelle comme tant d’autres. (p. 26).



Les problèmes éthiques naissent précisément de cette indistinction fonctionnelle perçue par les utilisateurs, celle-là même que le concepteur cherche à obtenir. (p. 27).



Satan n’est pas une personne : son nom désigne une fonction au sein d’un conflit humain. (p. 29).



La religion n’a plus « la force de détermination de l’âme ». La raison seule serait-elle capable d’innover en éthique ? (p. 33).



Les catastrophes deviennent des instruments de pensée employés à construire une éthique. En quittant ce temps de la pensée, Dupuy s’interroge sur les conséquences morales du progrès technique. Contrairement à Jonas, il pose la question d’un nouveau sacré, propre à un monde qui regarde la catastrophe en face, où tout se trouve remis en jeu, jusqu’à l’existence de l’humanité. Ce nouveau sacré, généré par la technique, structure et ordonne la société humaine. (p. 35).



L’ingénieur croit souvent que la technologie dont il s’occupe, parce qu’elle est nouvelle, pose de nouvelles questions éthiques. La méthode homologique suggère au contraire qu’il n’existe pas de nouvelles questions éthiques. Le contexte change, pas le motif. Si une homologie utile se dégage, un motif commun émerge entre la situation contemporaine et celle que rapportent les grands récits de l’humanité. (p. 39).



Mais une nature qui vit, qui voit, qui tire d’elle-même le principe de son mouvement, qui discerne ce qui lui est propre de ce qui lui est étranger, a reçu en elle une émanation de la beauté et une parcelle de l’intelligence.(p. 49)



L’Un laisse entrevoir les différents aspects de son être à travers ce que les hommes appellent des « dieux » en leur donnant des noms divers ; mais ce ne sont que des aspects de l’Un, et non quelques existences souveraines ou indépendantes. Même si les noms des dieux sont différents en fonction des peuples, ils s’emploient à la même tâche et occupent la même fonction dans différents cultes.(p. 51).



Seul un poète dirait qu’une queue comprenant plusieurs centaines de dévots postés devant une boutique dans l’attente de la mise en vente du dernier modèle d’un smartphone est la foule massée devant un sacrifice collectif. (p. 56).



La société ne serait qu’un ensemble de données dont il serait nécessaire d’extraire le sens afin d’en déduire les lois du progrès social. (p. 58).



La diffusion du secret crée une fracture dans la société ; et cette scission redessine les frontières mêmes de la société. Cette boucle de rétroaction entre en flagrante contradiction avec l’idée démocratique de la transparence : les relations entre les individus dépendent désormais de leur situation vis-à-vis du secret, donc vis-à-vis de quelque chose d’opaque. La croyance, inculquée par le positivisme daté, selon laquelle « tout sera clair » et que « tout le monde aura compris », se heurte à la persistance des connaissances voilées, gardées par des experts ou des initiés. (p. 59).



Pascal Quignard dit que ce qui fascine est ce qui pointe tout en demeurant voilé, ce dont la présence est indirecte mais insistante. L’accès au secret voilé est réservé à un prêtre, à un initié ou à un expert. L’ignorant, faute d’avoir les connaissances requises, traite la source de sa fascination comme l’objet d’un culte à mystères, que son origine soit technique ou religieuse. (p. 60).



Sitôt que l’homme reçoit une information, il l’interprète et lui donne un sens, il en fait une information à propos de quelque chose. Un ordinateur, au contraire, transforme et communique l’information sans se préoccuper spontanément de sa signification. (p. 65).



Contrairement au cerveau humain, la machine apprenante n’attribue à l’information aucun sens, même si certains systèmes peuvent en modéliser un.  (p. 71).



Spontanément, un système informatique « n’entend » dans l’information aucune référence à des objets ou à des concepts. (p. 71).



Le cerveau cherche spontanément une signification et un pointeur, tandis qu’un système informatique s’en passe sans difficulté ! (p. 72).



La relation de connaissance induit dans la cité numérique une structuration anthropologique et sociale nouvelle. Les divisions qui apparaissent entre agents numériques ne tiennent pas compte de leur « support » matériel, mais de leur seul niveau de connaissance. (p. 73).



Le diable est « le père du mensonge ». Un homme qui ment ne fait que l’imiter. (p. 90)

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La fonction des anges éclipse si complètement leur personnalité que l’Ancien Testament ne pose pas la question de savoir qui ou quoi un ange est, mais de savoir ce qu’il fait. (p. 90).



Les anges dans le mythe, et les systèmes informatiques dans notre monde technologique, sont définis par ce qu’ils font, non par leur aspect matériel. (pp. 92-93).



Satan est le sujet absent des structures de désordre et d’ordre qui résultent des rapports conflictuels entre les hommes et qui, en fin de compte, organisent aussi bien que désorganisent ces rapports. (p. 96).



Comment un accusateur peut-il expulser un accusateur ? Autrement dit, comment un accusateur peut-il s’affranchir de la fonction qui le définit ? Comment peut-il faire s’il doit cesser de parler de son propre fonds ? (p. 96)



Celui qui accuse faussement sera-t-il capable de se défaire du mensonge présent en lui ?
 (p. 97).



Blasphémer, « sataniser » ou dénoncer Dieu signifie accuser faussement, contre la vérité.  (p. 98).



L’algorithme de répétition et d’imitation des contenus sur les réseaux sociaux a « bien » fonctionné, malgré l’absence totale d’une fonctionnalité d’évaluation de leur vérité. (p. 98).



Quand un utilisateur interprète une information, elle acquiert un sens et devient connaissance ; elle acquiert aussi une valeur de vérité ou de fausseté. (p. 100)



Comme si, dans un mille-feuille, la crème coulait entre les feuilles dans toutes les directions tout en renforçant le goût du gâteau; ou comme, après une pluie, les petits ruisseaux s’ouvrent des myriades de chemins sur une terre desséchée qu’ils vont bientôt transformer en fertile humus. Lors d’un apprentissage profond, chaque couche réalise l’une de ces trois méthodes générales : apprentissage dit supervisé, apprentissage non supervisé, ou apprentissage par renforcement. (p. 146)



Un algorithme qui ne fournit pas d’explications a donc peu de chances d’être utilisé dans le domaine médical. Imaginez quel scandale ce serait si un « médecin du futur » disait à son patient : « Vous êtes malade, parce que c’est la machine qui le dit. » (p. 147)



Contrairement, par exemple, à ce qui se passe en biologie où, depuis au moins le livre de Jacques Monod, on débat de la valeur du hasard naturel dans la conception, le développement, la naissance et la mort d’un individu biologique. Les principes de la loi bioéthique, actuellement en vigueur en France, garantissent que l’homme, même s’il peut exercer un certain contrôle sur l’embryon, respectera, au moins partiellement, le rôle du hasard dans le choix de sa progéniture. Cette accentuation de la valeur du hasard dans les processus naturels ne soulève pas de grandes protestations au sein de la société française ; au contraire, elle est perçue avec bienveillance, et c’est aussi le cas dans la majorité des pays européens plus « bio-conservateurs » que les cultures asiatique ou californienne. (p. 151)



L’utilisateur a tendance à croire que le concepteur laisse toujours une backdoor, une « entrée de service » dans le for intérieur du logiciel, dont il est le seul à posséder la clef, et que cela lui permet de contrôler le fonctionnement du programme et d’accéder à toutes les données, même privées, pendant son exécution. Différentes théories du complot (et cela nous importe peu qu’elles soient justes ou fausses) attribuent la possession de ces clefs à diverses agences de renseignement américaine, russe, chinoise, etc. La difficulté réside donc dans le manque de confiance, dans la cité numérique, en celui qui a le pouvoir, quelle que soit son origine, pour des raisons politiques qui ne sont pas spécifiques au numérique. (p. 153)



Le programmeur hérite ainsi d’un rôle social et politique au sein de la cité numérique, qui outrepasse ses compétences techniques. Depuis l’époque des Lumières, l’idée que notre société a de la recherche des connaissances objectives consiste à croire que le monde obéit aux lois de la nature. Celles-ci sont l’objet des sciences de la nature : physique, chimie, biologie. (p. 153)



Tandis que l’utilisateur ignore le mode de fonctionnement interne de l’individu numérique, ce dernier possède des informations sur l’utilisateur ; il le « connaît ». La source de cette « connaissance » se trouve précisément dans les données collectées. Ainsi, la relation de connaissance qui, dans les rapports entre le code source et le code exécutable, va du programmeur vers l’individu numérique, est inversée : désormais, c’est l’individu numérique qui connaît l’utilisateur. Par exemple, tout smartphone contient des données privées de l’utilisateur dont ce dernier n’est même pas conscient : l’intonation de sa voix, le rythme de sa respiration, etc. On pourrait dire que, bien trop souvent, le smartphone « connaît » l’utilisateur mieux que celui-ci ne se connaît. (pp. 164-165)



L’individu numérique n’est pas un être tout à fait réel pour l’utilisateur, mais il le devient dès lors qu’il communique. (p. 169)



Selon les néoplatoniciens, le mal n’est que la privation du bien ; l’existence des choses mauvaises est donc corrélative, car elle se rapporte nécessairement à celle des choses bonnes, tout en s’y opposant sur le plan moral, bien entendu (p. 171)



L’utilisateur –, le système informatique aurait, selon la terminologie des Anciens, un niveau d’existence affaiblie : l’individu numérique n’est pas un être principal ; il est corrélatif et subordonné. Si l’on suit Proclus, le dernier des grands néoplatoniciens de l’Antiquité, l’individu numérique, vu par l’utilisateur, « contre-existe », car il n’existe qu’à travers son rapport à l’autre, et à travers sa relation avec ce qu’il n’est pas : une personne humaine. (p. 171)



La machine apprenante est automobile (sans même connaître l’existence de voitures !), au sens où elle est automotrice. Cette propriété d’auto-motion a une importance particulière en éthique, toujours par homologie avec l’âme. (p. 173)



Dieu entendait bien qu’Il l’avait faite automotrice la nature rationnelle en l’homme mortel afin de rester soi- même exempt de toute participation au vice.(p. 174)



L’individu numérique serait donc un être auto-logique ou auto-rationnel : voilà le motif de son homologie avec l’âme. (p. 174)



Si on donne à une machine, capable seulement d’appliquer des schèmes préconçus, à analyser un phénomène totalement nouveau, elle ne sera alors pas en mesure de le décrire aussi bien que le cerveau humain. (p. 177)

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