mardi 5 mars 2019

Demeure, François-Xavier Bellamy


DEMEURE François Xavier Bellamy, Grasset



DEMEURE François Xavier Bellamy
65 . Les robots que nous avons construits ont envahi nos vies, au point que ce sont eux qui nous mènent, plus que nous ne les conduisons. En nous non plus, rien ne peut désormais rester en l’état. Pour suivre la marche forcée du progrès, tout doit être amélioré, jusqu’à l’homme lui-même. Les opportunités de la technologie ne sont pas seulement en option : elles exigent d’être saisies. Être toujours mobile suppose de savoir s’adapter.

78. St Ex. Les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus , si peu denses que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois. C’est le mot terrible de cette histoire juive : « Tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin ! – Loin d’où ? » Le « où » qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau d’habitudes. En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme.
La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement.


103. St Ex. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement.

116. La modernité, pour libérer le mouvement et permettre le progrès, s’est définie par un effort de déconstruction. Nous avons voulu défaire nos liens, ne regarder le monde que comme une juxtaposition d’objets manipulables et transformables. Ne considérer le réel qu’avec notre intelligence, pour nous en rendre à la fin « comme maîtres et possesseurs. » Ainsi le voulait Descartes , le grand penseur de la modernité. Le projet est presque arrivé à son terme.
L’opinion bavarde se retourne et se contredit sans cesse. La parole véritable, au contraire – le logos –, permet de rejoindre ce qui dans l’être est logique, identique à soi-même, stable.
Toute réalité est comparable à un fleuve, qui n’est lui-même qu’en s’écoulant, en se renouvelant sans cesse. Et par conséquent, nous dit Héraclite, de la même manière qu’« on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve », on ne retrouve jamais deux fois la même chose, ou le même être.
De Protagoras, si souvent reprise : L’homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas.
Ce que nous percevons est saisi dans un moment, dans un mouvement, dans la rencontre toujours instable que nous faisons avec une chose telle qu’elle se présente à nous en un instant donné.
En affirmant que « l’homme est la mesure de toutes choses », Protagoras nous conduit en fait à une forme d’individualisme radical de la connaissance : rien ne peut constituer pour moi une pierre de touche de la vérité. Par conséquent, ce qui est vrai, c’est seulement ce que je perçois maintenant comme tel ; quel critère stable et fixe pourrait venir juger de la vérité de ma perception.
Telles sont les choses pour vous, mais autres sont-elles pour moi, et autres encore pour nous tous apparaîtront-elles demain.
Dès que j’ai prononcé un mot sur une chose, cette chose a déjà changé, et ainsi elle échappe infailliblement au discours par lequel je tentais de la décrire. Aussi ma parole ne décrit-elle jamais les choses telles qu’elles sont, mais seulement telles que je les perçois : chacun d’entre nous devient la seule mesure possible de la pertinence de son propre discours.
Ce que fonde Héraclite, ce que Protagoras annonce, c’est tout simplement ce que nous appelons aujourd’hui le relativisme – l’idée selon laquelle aucune vérité absolue n’est possible.
Si le réel n’est que mouvement, polémique et chaos, celui qui reste quelque part, à espérer contempler une vérité, fait figure de demeuré : ce qui compte, c’est de suivre l’air du temps, d’épouser les attentes de l’opinion fluctuante, de triompher dans les combats du moment, et bien sûr d’en tirer profit.
Chaque homme est pour lui-même la mesure de toute chose, et cette solitude absolue, en nous retirant l’expérience du dialogue authentique, nous empêche par là même de penser, ou de bien penser.
Mais une chose est sûre : dans cet espace accidenté qui fait notre univers familier, la fin du mouvement consiste pour chaque être à atteindre le lieu naturel singulier qui lui est propre, et à y demeurer en repos.
Il en va de même pour nous : la finalité de nos vies suppose que tous les changements par lesquels nous passons puissent nous permettre d’atteindre enfin une forme d’achèvement.
Le bonheur devrait ressembler à une forme de repos : être heureux, c’est en quelque sorte avoir atteint son « lieu naturel », et, simplement, l’habiter.
Affirmer le mouvement de la Terre, ce n’est pas seulement contrarier cette lecture de la Bible : c’est aussi et surtout aller contre toute l’évidence de nos sens ! Car si nous considérons sérieusement notre perception sensible, tout concorde à nous prouver que le sol sur lequel nous nous trouvons est en effet « ferme », immobile – que notre Terre est fixe et qu’autour d’elle tournent le Soleil et tous les astres que notre œil peut percevoir. Avez-vous déjà perçu le mouvement de la Terre – par le déséquilibre qu’il nous causerait, le sentiment de nous trouver plaqués par sa vitesse, ou de devoir résister à son élan pour pouvoir rester en place ?
Bruno abandonne cette idée d’une limite figée de l’univers, d’une sphère des fixes. On pourrait dire, littéralement, qu’il est le premier à avoir aboli le ciel : il n’y a plus devant nous que l’immensité d’un vide infini. Et en affirmant cette infinité de l’espace, en supprimant la sphère qui était censée en marquer la frontière, Bruno détruit définitivement la possibilité d’un centre.
lESs passions, que la morale décrivait habituellement comme des causes de désordre, sont désormais définies par Hobbes comme des « puissances de mouvement ». Pour lui, elles sont les moteurs qui animent l’action humaine.
C’est bien la passion du mouvement qui nous anime, et elle seule – ce n’est pas le besoin de ce vers quoi il nous conduit.

Moderne » vient du latin modo, qui veut dire « maintenant ». Savoir s’adapter à l’immédiateté de l’instant, et rester ouvert aux changements qui s’annoncent pour demain – voilà la grande vertu moderne.
L’art contemporain se constitue d’une part événementielle de plus en plus marquée, et la création finit par se trouver contenue tout entière dans le mouvement de la performance.
Nous admettons, dans l’instabilité de nos certitudes du moment, que nous ne sommes pas les auteurs de nos propres convictions, que nous dépasserons peut-être bientôt les idées qui nous animent maintenant , et qu’ainsi nous réprouverons demain celui que nous sommes aujourd’hui.
Le progressisme est un raisonnement erroné en ce sens qu’il confond lui aussi deux registres de discours : le propos factuel qui tente de décrire ce qui va arriver, et l’évaluation morale qui caractérise comme bon tout ce qui doit arriver.
il est facile de constater que le « progrès technique » a pour premier effet, non de nous enrichir, mais de nous appauvrir : à travers lui, les objets que nous possédons perdent peu à peu de leur valeur. Plus le progrès est rapide, plus cette dévaluation est marquée. Elle ne dépend pas, fait nouveau, de l’usage et de l’usure des choses, mais seulement de leur dépassement irrémédiable par d’autres produits, plus récemment inventés, et au regard desquels, même en parfait état, leur valeur s’est évanouie.
II est facile de constater que le « progrès technique » a pour premier effet, non de nous enrichir, mais de nous appauvrir : à travers lui, les objets que nous possédons perdent peu à peu de leur valeur. Plus le progrès est rapide, plus cette dévaluation est marquée. Elle ne dépend pas, fait nouveau, de l’usage et de l’usure des choses, mais seulement de leur dépassement irrémédiable par d’autres produits, plus récemment inventés, et au regard desquels, même en parfait état, leur valeur s’est évanouie. C’est bien la passion du mouvement qui nous anime, et elle seule – ce n’est pas le besoin de ce vers quoi il nous conduit.
Il obéit à cette loi psychologique que nous connaissons tous, et que Proust a si bien décrite : « Le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses . »
Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. (…)
Tout le prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance.
Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas 6
Comme l’écrivait Carl Schmitt, commentant un poème de Theodor Däubler, les partisans de cet optimisme techniciste « veulent le ciel sur la terre, un ciel qui serait la réussite du commerce et de l’industrie, et qui devrait se trouver réellement ici, à Berlin, Paris ou New York ; un ciel avec eau courante, automobile et fauteuils club, et dont le livre saint serait un guide du voyageur  ».
Si je peux dire ce qu’est l’avenir, si je peux affirmer qu’il arrivera de toute façon, pourquoi entretenir la comédie d’un pouvoir que le mouvement du monde a déjà dépossédé de sa capacité d’écrire l’histoire ?.
Pour que la vie organique soit possible sur terre, il faut en effet une somme de conditions – atmosphériques, climatiques, biochimiques…– dont la stabilité relève du miracle. Par miracle, 
Pour que la vie organique soit possible sur terre, il faut en effet une somme de conditions – atmosphériques, climatiques, biochimiques…– dont la stabilité relève du miracle. Par miracle, on désigne simplement ce que toute notre intelligence et notre puissance ne sauraient concevoir, ni produire, ni reproduire, hélas, lorsque cette stabilité est détruite…
La découverte qui guérira la maladie d’Alzheimer sera bien thérapeutique ; celle qui augmentera les pouvoirs de la mémoire humaine au-delà de toute limite naturelle connue, celle-là n’aura plus rien à voir avec la médecine.
Nous faut retrouver le sens authentique de la politique, qui consiste moins à transformer qu’à transmettre.
Les Anywhere. Ils sont issus généralement de catégories sociales aisées, urbaines ; ils sont diplômés et formés pour tirer le meilleur parti de la mondialisation. Ils ne s’identifient à aucun lieu particulier, et se sentent citoyens du monde ; ils circulent souvent et facilement pour leur travail ou leurs loisirs , et ils seront à leur aise avec leurs semblables dans n’importe quelle grande ville sur la planète. De l’autre côté, il y a les Somewhere, les « gens de quelque part ». Moins aisés, moins formés, habitant plutôt les périphéries ou les zones rurales, ils exercent des métiers peu qualifiés, ceux qui sont les plus faciles à automatiser ou à délocaliser ; mais eux-mêmes n’ont pas été formés pour s’adapter à un marché de l’emploi mondialisé , et leur survie économique et sociale dépend d’écosystèmes locaux, de solidarités familiales, auxquels ils sont liés. Pour eux, ce monde mouvant, dirigé par la domination sans partage des Anywhere, est un univers inquiétant.
Concerner des individus très éloignés dans l’espace – nos choix scientifiques, industriels, économiques, nos choix comme citoyens ou comme consommateurs, ont un impact bien au-delà de notre environnement immédiat. Et puis, fait nouveau dans le rapport au temps, nos décisions engagent d’une manière irréversible les générations à venir, et la possibilité qui leur sera laissée de vivre ou non une vie humaine…
Jusque-là, l’éthique se préoccupait de celui qui, parce qu’il est proche de nous dans l’espace et dans le temps, pouvait seul être touché par notre action, bonne ou mauvaise : c’est donc sur « le prochain » que s’étendait le périmètre de notre responsabilité morale. Mais nous voilà contraints de compléter cette « éthique de proximité » : désormais nos actes peuvent
La modernité s’était fondée sur la promesse d’un contrôle sans faille du monde, par une rationalité capable désormais d’éliminer toute contingence, toute incertitude. Elle voulait, par la science nouvelle, nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », selon le mot de Descartes. Mais l’accomplissement de ce projet moderne aboutit, à travers le pouvoir inouï qu’il nous confère, à une absence totale de maîtrise : nous avons le sentiment que la technique se déploie sans que nous puissions contrôler son développement.
Kant voyait l’essence même de la morale, et que Jonas revisite ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. »
L’homme lui-même a commencé de faire partie des objets de la technique.
Loi formulée par Edward Murphy, « tout ce qui peut dysfonctionner dysfonctionnera ».
courant transhumaniste reprend cette promesse à son compte : bientôt, nous promet-il, nous vivrons « la mort de la mort 10 », par le remplacement périodique de nos organes auxquels se substitueront des artefacts réparables et renouvelables indéfiniment. Un tel projet, affirme Jonas, a des conséquences immédiatement prévisibles : si nous parvenions effectivement à supprimer la mort, il serait logiquement indispensable de supprimer aussi la naissance.
La découverte qui guérira la maladie d’Alzheimer sera bien thérapeutique ; celle qui augmentera les pouvoirs de la mémoire humaine au-delà de toute limite naturelle connue, celle-là n’aura plus rien à voir avec la médecine.
Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance (…). C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur « bonne nouvelle » : Un enfant nous est né 12 .
Les végétaux, les animaux sont des vivants qui n’ajoutent rien individuellement aux caractères de leur espèce, et qui ainsi coïncident parfaitement avec leur nature. L’homme seul apporte avec lui, dans chaque personne, quelque chose d’imprévisible, d’inattendu ; quelque chose de nouveau. C’est la raison pour laquelle, affirme Arendt, « la natalité est sans doute la catégorie centrale de la pensée politique ». Pour que la vie organique soit possible sur terre, il faut en effet une somme de conditions – atmosphériques, climatiques, biochimiques…– dont la stabilité relève du miracle. Par miracle, on désigne simplement ce que toute notre intelligence et notre puissance ne sauraient concevoir, ni produire, ni reproduire, hélas, lorsque cette stabilité est détruite… ériger en système l’idée que par principe tout finira bien – ou que tout finira mal, ce ne peut être que deux égales aberrations intellectuelles . « Le pessimiste et l’optimiste, écrit Bernanos, s’accordent à ne pas voir les choses telles qu’elles sont. L’optimiste est un imbécile heureux. Le pessimiste est un imbécile malheureux 3 . »
Il obéit à cette loi psychologique que nous connaissons tous, et que Proust a si bien décrite : « Le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses
Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. (…) Tout le prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance.
Comme l’écrivait Carl Schmitt, commentant un poème de Theodor Däubler, les partisans de cet optimisme techniciste « veulent le ciel sur la terre, un ciel qui serait la réussite du commerce et de l’industrie, et qui devrait se trouver réellement ici, à Berlin, Paris ou New York ; un ciel avec eau courante, automobile et fauteuils club, et dont le livre saint serait un guide du voyageur  ».
Si je peux dire ce qu’est l’avenir, si je peux affirmer qu’il arrivera de toute façon, pourquoi entretenir la comédie d’un pouvoir que le mouvement du monde a déjà dépossédé de sa capacité d’écrire l’histoire ?
C’est en s’appuyant sur la stabilité de la berge que nous pouvons observer que l’eau du fleuve est en mouvement. Pour le dire autrement, décrire la rotation de la Terre suppose de s’en extraire : et c’est là ce dont sont capables la science et la conscience humaines. Cette première attitude qui nous est ouverte par elles, c’est celle de la contemplation : sortir du mouvement, s’arrêter pour l’effort de l’intelligence, et prendre le temps de penser ce qui est, ce qui a été, ce qui vient.
L’enjeu essentiel des temps à venir se trouve, sans aucun doute, dans notre capacité à répondre à cette fascination pour le mouvement, si ancienne, et si caractéristique cependant de l’essence même de la modernité. L’accélération des innovations techniques est à la fois la conséquence et l’auxiliaire de cette . fascination : elle nous donne le sentiment que tout change autour de nous, que nos capacités ne cessent de se transformer, et qu’il nous faut nous hâter sans cesse de nous adapter à la révolution perpétuelle de nos manières de vivre, d’habiter, d’agir, de communiquer. Alors même que notre pouvoir technique ne cesse d’augmenter, cette révolution permanente nous laisse le sentiment que nous n’avons plus aucune prise sur rien, que nous sommes incapables de reprendre le contrôle de notre destin – et même, pour commencer, de notre simple quotidien.


Pour qu’un changement effectif nous approche du meilleur, encore faut-il un point d’appui : « Donnez-moi, demandait Archimède, un point fixe et un levier, et je soulèverai la Terre. » Si l’on nous refuse tout point fixe, nos leviers même les plus puissants ne nous serviront à rien… En affirmant que tout est mobile, on tue en fait le mouvement. Le progressisme a détruit l’idée de progrès en décrivant le changement comme nécessaire par principe
Les développements de la technique semblent sous-tendus par un même objectif : celui de défaire les contraintes qui pèsent sur nous – toutes les contraintes qui précèdent et enserrent la liberté de l’individu , toutes les résistances qui s’interposent entre ses désirs et leur satisfaction.
Si, par les prodiges de la technique, notre monde devenait similaire à un espace géométrique, si nos corps pouvaient se défaire des pesanteurs de la matière pour atteindre l’instantanéité du virtuel, nous pourrions réellement être partout à la fois, tout faire en même temps, et tout consommer sans être contraints de choisir.
La médecine  se définissait comme le savoir-faire destiné à restaurer les équilibres de la vie dans nos corps ; elle se trouve aujourd’hui au seuil d’une transformation silencieuse, presque invisible, et pourtant totalement inédite. Dans ce nouveau rapport à la technique, il s’agit désormais pour elle, non pas de retrouver la nature, mais de nous en affranchir – non pas de guérir de la maladie, mais d’abolir la mort, comme nous l’avons évoqué.
Il est parfaitement compréhensible qu’un grand désir resté sans réponse soit une épreuve et une frustration ; mais cela justifie-t-il pourtant que sur le terrain politique le seul mouvement du désir ait droit de se faire entendre ? Peut-on penser un monde où tout manque devrait être comblé, à n’importe quelles conditions ?
Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. (…) Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales.
Désormais, les facteurs pourront retrouver le temps d’un contact avec les personnes isolées ; mais il s’agit désormais d’un service payant , facturé 19,90 mensuels pour cinq minutes de conversation par semaine. Cinq minutes six jours sur sept vous coûteront 139,90 par mois. Pour cette somme, les enfants d’une personne âgée, trop occupés pour lui rendre visite, pourront s’assurer qu’elle va bien – via une application smartphone par laquelle le postier confirmera en direct son état. Ainsi le lien social élémentaire, la conversation quotidienne, qui était jusque-là offert – et que personne n’aurait songé à vendre – est désormais un produit marchand, commercialisé, tarifé.
Le fait que l’enfant soit un produit commercial comme un autre ne relève plus de la science-fiction : depuis quelques années déjà, dans les grands hôtels des métropoles occidentales, à la faveur de législations de plus en plus favorables, des sociétés privées présentent des catalogues de donneurs de gamètes à des clients très fortunés, pour qu’ils puissent acheter l’enfant de leurs rêves. En Grande-Bretagne , des sites de vente en ligne vous permettent de choisir, pour quelques centaines de livres sterling, le profil d’un père ou d’une mère en les sélectionnant sur des menus déroulants. Aux États-Unis, les agences qui se concurrencent sur le marché des mères porteuses ont recruté des armées de juristes pour écrire leurs conditions générales de vente. Aujourd’hui, dans le monde occidental, un enfant s’achète ; c’est ce que nous appelons le « progrès ».
L’idéalisation de la start-up, dont le nom porte la gloire d’avoir tout juste commencé, ne peut que saper la vieille idée de l’État, dont la continuité fait l’essence. Stat ou start : disqualifié
Il ne s’agit plus d’économiser un bien – de le conserver, de l’entretenir pour le faire durer – mais au contraire de consommer, c’est-à-dire de détruire. La croissance, l’excès permanent, « la richesse des nations » deviennent l’horizon de l’économie, alors qu’elle trouvait sa logique même dans l’expérience de la pauvreté, de la rareté des ressources, qui rend l’économie nécessaire, au sens littéral du terme. L’économie moderne est une anti-économie : elle ne s’évalue pas selon ce qu’elle conserve, mais selon ce qu’elle détruit.
L’économie des « flux », des « circuits », remplace l’économie des « stocks », des patrimoines. Maintenir, conserver, préserver les biens de l’atteinte de l’usure cesse d’être valorisé économiquement. La richesse a été liquéfiée, rendue totalement fluide . Elle ne se trouve plus du côté de l’être, mais du côté du devenir.
C’est le miracle tout terrestre qu’accomplit la littérature : ses victoires consistent à se hisser au-dessus des modes et des réformes, par des œuvres dont la force atemporelle tient à ce qu’elles témoignent de ce qui demeure toujours présent, toujours actuel.
. liquide et mobile, pour mieux devenir l’effet de notre désir immédiat ?
La plus grande question politique qui nous attend aujourd’hui : accepterons-nous que quelque chose nous précède ? Serons-nous capables de reconnaître ce dont nous héritons, et de travailler à le transmettre ? Ou poursuivrons-nous dans ce mouvement perpétuel, qui veut que tout ce qui est antérieur à nous soit continuellement transformé, remplacé par du nouveau, rendu.
La société américaine est bâtie sur un matérialisme qui crée l’illusion de la permanence. Les Américains sont terrifiés à l’idée de perdre ce qu’ils ont, parce qu’ils sont convaincus que posséder des biens veut dire être heureux et en sécurité ». En sciences sociales, on appelle ça l’endowment effect, « l’angoisse des mieux lotis de perdre leur rente de situation ».
Comme en face des sophistes, nous devons de nouveau refuser que le chiffre – l’efficacité sondagière, la rentabilité commerciale – devienne l’étalon à l’aune duquel on calcule le meilleur usage des mots.
L’idée qu’une machine, à force de résoudre des équations de plus en plus rapides et complexes, pourrait devenir une « intelligence artificielle », cette croyance contemporaine qui semble être le dernier mot d’un positivisme épuisé, a quelque chose de très inquiétant – non pour l’avenir, par ce que pourrait devenir cette intelligence artificielle ; mais pour le présent… Car le seul fait que nous puissions prendre au sérieux cette assimilation de l’intelligence à une machine à calculer en dit long sur le mépris dans lequel nous tenons notre propre vie intérieure, et sur la méprise qui nous empêche de considérer ce qui, dans notre connaissance du monde, échappe à tout calcul.















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