L’Enracinement,
Simone Weil
L'égalité est un besoin
vital de l'âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique,
générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que
la même quantité de respect et d'égards est due à tout être humain, parce que
le respect est dû à l'être humain comme tel et n'a pas de degrés.
En faisant de l'argent le
mobile unique ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de
toutes choses, on a mis le poison de l'inégalité partout. Il est vrai que cette
inégalité est mobile ; elle n'est pas attachée aux personnes, car l'argent
se gagne et se perd ; elle n'en est pas moins réelle.
Si les Anglais avaient
conquis la France au XVe siècle, Jeanne d'Arc serait bien oubliée, même dans
une large mesure par nous. Actuellement, nous parlons d'elle aux Annamites, aux
Arabes ; mais ils savent que que chez nous on n'entend pas parler de leurs
héros et de leurs saints ; ainsi l'état où nous les maintenons est une
atteinte à l'honneur.
L'intelligence est vaincue
dès que l'expression des pensées est précédée, explicitement ou implicitement,
du petit mot « nous ». Et quand la lumière de l'intelligence
s'obscurcit, au bout d'un temps assez court l'amour du bien s'égare.
Il y aurait satisfaction du
besoin le plus sacré de l'âme humaine, le besoin de protection contre la
suggestion et l'erreur.
Un être humain a une racine
par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une
collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains
pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée
automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque
être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la
presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par
l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.
Ce qu'on appelle aujourd'hui
instruire les masses, c'est prendre cette culture moderne, élaborée dans un
milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en
ôter tout ce qu'elle peut encore contenir d'or pur, opération qu'on nomme
vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux
qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux.
Un système social est
profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s'il
est paysan, c'est parce qu'il n'était pas assez intelligent pour devenir
instituteur.
L'opposition entre l'avenir
et le passé est absurde. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne
rien ; c'est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui
donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne
possédons d'autre vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés,
assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a
pas de plus vital que le passé.
Il faut aussi avoir en vue
avant tout, dans toute innovation politique, juridique ou technique susceptible
de répercussions sociales, un arrangement permettant aux êtres humains de
reprendre des racines.
Les revendications expriment
toutes ou presque la souffrance du déracinement.
La matière sort ennoblie de
la fabrique, les travailleurs en sortent avilis.
Le malheur est un bouillon
de culture pour faux problèmes. Il suscite des obsessions. Le moyen de les
apaiser n'est pas de fournir ce qu'elles réclament, mais de faire disparaître
le malheur. Si un homme a soif à cause d'une blessure au ventre, il ne faut pas
le faire boire, mais guérir la blessure.
Si notre culture était
proche de la perfection, elle serait située au-dessus des classes sociales.
Mais comme elle est médiocre, elle est dans une large mesure une culture
d'intellectuels bourgeois, et plus particulièrement, depuis quelque temps, une
culture d'intellectuels fonctionnaires.
La vérité illumine l'âme à
proportion de sa pureté et non pas d'aucune espèce de quantité.
La culture est un instrument
manié par des professeurs pour fabriquer des professeurs qui à leur tour
fabriqueront des professeurs.
L'exécution est une preuve
empirique suffisante de la possibilité, mais pour l'impossibilité il n'y a pas
de preuve empirique ; il y faut une démonstration. L'impossibilité est la
forme concrète de la nécessité.
La partie de la culture
rangée sous la rubrique des « Lettres ». Car l'objet en est toujours
la condition humaine, et c'est le peuple qui a l'expérience la plus réelle, la
plus directe de la condition humaine.
Il aurait pour orientation,
non pas, selon la formule qui tend aujourd'hui à devenir à la mode, l'intérêt
du consommateur – cet intérêt ne peut être que grossièrement matériel – mais la
dignité de l'homme dans le travail, ce qui est une valeur spirituelle.
La grande habileté du parti
nazi avant 1933 a
été de se présenter aux ouvriers comme un parti spécifiquement ouvrier, aux
paysans comme un parti spécifiquement paysan, aux petits bourgeois comme un
parti spécifiquement petit bourgeois, etc. Cela lui était facile, car il
mentait à tout le monde.
En septembre 1939, on
entendait des paysans dire : « Il vaut mieux vivre Allemand que
mourir Français. » Que leur avait-on fait pour qu'ils aient cru n'avoir
rien à perdre ?
Le système actuel consiste à
leur présenter tout ce qui a rapport à la pensée comme une propriété exclusive
des villes, dont on veut bien leur accorder une petite part, très petite, parce
qu'ils n'ont pas la capacité d'en concevoir une grande.
La neutralité est un
mensonge. Le système laïque n'est pas neutre, il communique aux enfants une
philosophie qui est d'une part très supérieure à la religion genre
Saint-Sulpice, d'autre part très inférieure au christianisme authentique.
Si l'on habitue les enfants
à ne pas penser à Dieu, ils deviendront fascistes ou communistes par besoin de
se donner à quelque chose.
Une âme jeune qui s'éveille
à la pensée a besoin du trésor amassé par l'espèce humaine au cours des
siècles.
La seule attitude à la fois
légitime et pratiquement possible que puisse avoir, en France, l'enseignement
public à l'égard du christianisme consiste à le regarder comme un trésor de la
pensée humaine parmi tant d'autres.
Une pensée religieuse est
authentique quand elle est universelle par son orientation. (Ce n'est pas le
cas du judaïsme, qui est lié à une notion de race.)
Le point de vue des esthètes
est sacrilège, non seulement en matière de religion, mais même en matière
d'art. Il consiste à s'amuser avec la beauté en la manipulant et en la
regardant. La beauté est quelque chose qui se mange ; c'est une
nourriture.
Il n'y a pas de véritable
dignité qui n'ait une racine spirituelle et par suite d'ordre surnaturel.
Les populations malheureuses
du continent européen ont besoin de grandeur encore plus que de pain, et il n'y
a que deux espèces de grandeur, la grandeur authentique, qui est d'ordre
spirituel, et le vieux mensonge de la conquête du monde. La conquête est
l'ersatz de la grandeur.
Il serait facile d'ailleurs
de trouver dans Marx des citations qui se ramènent toutes au reproche de manque
de spiritualité adressé à la société capitaliste ; ce qui implique qu'il
doit y en avoir dans la société nouvelle. Les conservateurs n'oseraient pas
repousser cette formule. Les milieux radicaux, laïques, francs-maçons, non
plus. Les chrétiens s'en empareraient avec joie. Elle pourrait susciter
l'unanimité.
Il vaut mieux échouer que
réussir à faire du mal.
Nous souffrons d'un
déséquilibre dû à un développement purement matériel de la technique. Le
déséquilibre ne peut être réparé que par un développement spirituel dans le
même domaine,
Le bien le plus précieux de
l'homme dans l'ordre temporel, c'est-à-dire la continuité dans le temps, par
delà les limites de l'existence humaine, dans les deux sens, ce bien a été
entièrement remis en dépôt à l'État.
Pendant des années, on a
enseigné aux ouvriers que l'internationalisme est le plus sacré des devoirs, et
le patriotisme, le plus honteux des préjugés bourgeois.
C'est un procédé
d'assimilation facile, à la portée de chacun. Des gens à qui on enlève leur
culture ou bien restent sans culture ou bien reçoivent des bribes de celle
qu'on veut bien leur communiquer. Dans les deux cas, ils ne font pas des taches
de couleur différente, ils semblent assimilés. La vraie merveille est
d'assimiler des populations qui conservent leur culture vivante, bien que
modifiée. C'est une merveille rarement réalisée.
La Révolution a fondu les
populations soumises à la couronne de France en une masse unique, et cela par
l'ivresse de la souveraineté nationale. Ceux qui avaient été Français de force
le devinrent par libre consentement
Les frontières n'avaient
plus d'importance. Les étrangers étaient seulement ceux qui demeuraient
esclaves des tyrans. Les étrangers d'âme vraiment républicaine étaient
volontiers admis comme Français à titre honorifique.
L'influence des
Encyclopédistes, tous intellectuels déracinés, tous obsédés par l'idée de
progrès, empêcha qu'on fit aucun effort pour évoquer une tradition
révolutionnaire.
Les chrétiens sont sans
défense contre l'esprit laïque. Car ou ils se donnent entièrement à une action
politique, une action de parti, pour remettre le pouvoir temporel aux mains
d'un clergé, ou de l'entourage d'un clergé ; ou bien ils se résignent à
être eux-mêmes irréligieux dans toute la partie profane de leur propre vie, ce
qui est généralement le cas aujourd'hui, à un degré bien plus élevé que les
intéressés eux-mêmes n'en ont conscience. Dans les deux cas est abandonnée la
fonction propre de la religion, qui consiste à imprégner de lumière toute la
vie profane, publique et privée, sans jamais aucunement la dominer.
La police est en France
l'objet d'un mépris tellement profond que pour beaucoup de Français ce
sentiment fait partie de la structure morale éternelle de l'honnête homme.
Les ouvriers
révolutionnaires sont trop heureux d'avoir derrière eux un État – un État qui
donne à leur action ce caractère officiel, cette légitimité, cette réalité, que
l'État seul confère, et qui en même temps est situé trop loin d'eux,
géographiquement, pour pouvoir les dégoûter.
Il y a eu un temps, et il
n'est pas loin, où l'expression d'un sentiment patriotique dans les milieux
ouvriers, du moins dans certains d'entre eux, aurait fait l'effet d'un
manquement aux convenances.
Il était de mode avant 1940
de parler de la « France éternelle ». Ces mots sont une espèce de
blasphème. On est obligé d'en dire autant de pages si touchantes écrites par de
grands écrivains catholiques français sur la vocation de la France, le salut
éternel de la France, et autres thèmes semblables.
La popularité de Jeanne
d'Arc au cours du dernier quart de siècle n'était pas quelque chose
d'entièrement sain ; c'était une ressource commode pour oublier qu'il y a
une différence entre la France et Dieu.
L'observation géniale
d'Hitler sur la propagande, à savoir que la force brutale ne peut pas
l’emporter sur des idées si elle est seule, mais qu’elle y parvient aisément,
en s'adjoignant quelques idées d'aussi basse qualité qu'on voudra, cette
observation fournit aussi la clef de la vie intérieure.
Le passé n'est que
l'histoire de la croissance de la France, et il est admis que cette croissance
est toujours un bien à tous égards. Jamais on ne se demande si en s'accroissant
elle n'a pas détruit. Examiner
Il ne faut pas trop se
vanter soi-même, il faut se défier de ses jugements lorsqu'on est à la fois
juge et partie, il faut se demander si les autres n'ont pas au moins
partiellement raison contre soi-même, il ne faut pas trop se mettre en avant,
il ne faut pas penser uniquement à soi-même ; bref il faut mettre des
bornes à l'égoïsme et à l'orgueil.
« Je ne me suis jamais
rendu sourd à des paroles justes et vraies. »
Si le patriotisme agit
invisiblement comme un dissolvant pour la vertu soit chrétienne, soit laïque,
en temps de paix, le contraire se produit en temps de guerre ; et c'est
tout à fait naturel.
Une partie des Français peut
se dire hostile au christianisme ; mais avant comme après 1789, tous les
mouvements de pensée qui ont eu lieu en France se sont réclamés de la raison.
La France ne peut pas écarter la raison au nom de la patrie.
Si peu sympathiques que soient
ces milieux, si criminelle qu'ait été par la suite leur attitude, ce sont des
êtres humains, et des êtres humains malheureux. Le problème à leur égard se
pose en ces termes : Comment les réconcilier avec la France sans la livrer
entre leurs mains ?
Le marxisme, en offrant aux
ouvriers la certitude prétendue scientifique qu'ils seront bientôt les maîtres
souverains du globe terrestre, a suscité un impérialisme ouvrier très semblable
aux impérialismes nationaux. La Russie a apporté une apparence de vérification.
Il y a sans doute une assez
grande ressemblance entre l'état d'esprit des premiers chrétiens et celui de
beaucoup d'ouvriers communistes. Eux aussi attendent une catastrophe prochaine,
terrestre, établissant d'un coup pour toujours ici-bas le bien absolu et en
même temps leur propre gloire.
On a écouté la radio de
Londres, lu et distribué des papiers interdits, voyagé en fraude, caché du blé,
travaillé le plus mal possible, fait du marché noir, on s'est vanté de tout
cela entre amis et en famille. Comment fera-t-on comprendre aux gens que c'est
fini, que désormais il faut obéir ?
Une autre est la pratique
des bonnes œuvres accomplie dans un certain esprit, « pour l'amour de
Dieu », comme on dit, les malheureux secourus n'étant que la matière de l'action,
une occasion anonyme de témoigner de la bienveillance à Dieu. Dans les deux cas
il y a mensonge, car « celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment
aimerait-il Dieu qu'il ne voit pas ? ». C'est seulement à travers les
choses et les êtres d'ici-bas que l'amour humain peut percer jusqu'à ce qui
habite derrière.
Il n'y a échange que si
chacun conserve son génie propre, et cela n'est pas possible sans liberté.
L'idée de l'Europe, de
l'unité européenne, a fait beaucoup pour le succès de la propagande
collaborationniste dans les premiers temps. Ce sentiment aussi, on ne saurait
trop l'encourager, l'alimenter. Il serait désastreux de l'opposer à la patrie.
Il faut, tout en essayant
d'empêcher les haines, encourager les différences. Jamais le bouillonnement des
idées ne peut faire du mal à un pays comme le nôtre. C'est l'inertie mentale
qui est mortelle pour lui.
Quand on assume, comme a
fait la France en 1789, la fonction de penser pour l'univers, de définir pour
lui la justice, on ne devient pas propriétaire de chair humaine.
Dans la confusion actuelle
des pensées et des sentiments autour de l'idée de patrie, avons-nous aucune
garantie que le sacrifice d'un soldat français en Afrique est plus pur par
l'inspiration que celui d'un soldat allemand en Russie ?
La popularité de Napoléon
était due, moins au dévouement des Français pour sa personne, qu'aux
possibilités d'avancement, aux chances de faire carrière qu'il leur offrait
Les romantiques furent des
enfants qui s'ennuyaient parce qu'il n'y avait plus devant eux la perspective
d'une ascension sociale illimitée. Ils cherchèrent la gloire littéraire comme
produit de remplacement.
Le peuple a le monopole
d'une connaissance, la plus importante de toutes peut-être, celle de la réalité
du malheur.
Il est néanmoins certain que
dans la mesure où les choses de Vichy disparaîtront, dans la mesure où des
institutions révolutionnaires, peut-être communistes, ne surgiront pas, il y
aura un retour des structures de la IIIe République.
La date de 1789 éveille,
elle, un écho bien autrement profond ; mais il n'y correspond qu'une
inspiration, non des institutions.
L'État est sacré, non pas à
la manière d'une idole, mais comme les objets du culte, ou les pierres de
l'autel, ou l'eau du baptême, ou toute autre chose semblable. Tout le monde
sait que c'est seulement de la matière. Mais des morceaux de matière sont
regardés comme sacrés parce qu'ils servent à un objet sacré. C'est l'espèce de
majesté qui convient à l'État.
Saint Pierre n'avait
nullement l'intention de renier le Christ ; mais il l'a fait parce qu'il
ne possédait pas en lui-même la grâce qui lui aurait permis de s'en abstenir.
l'L’important n'est pas
d'affirmer son droit à soigner un malade. L'essentiel L'essentiel est d'avoir
établi un diagnostic, conçu une thérapeutique, choisi des médicaments, vérifié
qu'ils sont à la disposition du malade.
Le problème d'une méthode
pour insuffler une inspiration à un peuple est tout neuf. Platon y fait des
allusions dans le Politique et ailleurs ; sans doute il y avait des
enseignements à ce sujet dans le savoir secret de l'Antiquité pré-romaine, qui
a entièrement disparu. Peut-être s'entretenait-on encore de ce problème et
d'autres semblables dans les milieux des Templiers et des premiers
francs-maçons.
La propagande ne vise pas à
susciter une inspiration ; elle ferme, elle condamne tous les orifices par
où une inspiration pourrait passer ; elle gonfle l'âme tout entière avec
du fanatisme.
La haine de l'État, qui
existe d'une manière latente, sourde et très profonde en France depuis Charles
VI, empêche que des paroles émanant directement d'un gouvernement puissent être
accueillies par chaque Français comme la voix d'un ami.
Ce qui est indispensable
pour cette tâche, c'est un intérêt passionné pour les êtres humains, quels
qu'ils soient, et pour leur âme, une capacité de se mettre à leur place et de
faire attention aux signes des pensées non exprimées.
Au-dessus du domaine
terrestre, charnel, où se meuvent d'ordinaire nos pensées, et qui est partout
un mélange inextricable de bien et de mal, il s'en trouve un autre, le domaine
spirituel, où le bien n'est que bien et, même dans le domaine inférieur, ne
produit que du bien ; où le mal n'est que mal et ne produit que du mal.
« J'ai obéi à tous les ordres, mais je sentais
qu'il aurait été impossible pour moi, infiniment au-dessus de mon courage,
d'aller au-devant d'un danger volontairement et sans ordres. » Cette
observation enferme une vérité très profonde. Un ordre est un stimulant d'une
efficacité incroyable. Il enferme en lui-même, dans certaines circonstances,
l'énergie indispensable à l'action qu'il indique.
D'une manière tout à fait
générale, en toute espèce de domaine, il est inévitable que le mal domine
partout où la technique se trouve soit entièrement soit presque entièrement
souveraine.
Partout où des relations
humaines ne sont pas ce qu'elles doivent être, il y a généralement faute des
deux côtés. Mais il est toujours bien plus utile de songer à ses propres
fautes, pour y mettre fin, qu'à celles de l'autre.
Il faut toujours choisir les
modes d'action qui contiennent en eux-mêmes un entraînement vers le bien.
On ne regarde presque jamais
la politique comme un art d'espèce tellement élevée. Mais c'est qu'on est
accoutumé depuis des siècles à la regarder seulement, ou en tout cas
principalement, comme la technique de l'acquisition et de la conservation du
pouvoir.
Quoi qu'on inflige à Hitler,
cela ne l'empêchera pas de se sentir un être grandiose. Surtout cela
n'empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon
rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser
Le seul châtiment capable de
punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de
grandeur des siècles à venir, c'est une transformation si totale du sens de la
grandeur qu'il en soit exclu.
Pour discerner une cruauté,
il faut tenir compte des circonstances, des significations variables attachées
aux actes et aux paroles, du langage symbolique propre à chaque milieu ;
mais une fois qu'une action a été indubitablement reconnue comme une cruauté,
quels qu'en soient le lieu et la date, elle est horrible.
Le dogme du progrès
déshonore le bien en en faisant une affaire de mode.
Supprimer la coutume absurde
d'apprendre des leçons d'histoire, hors un squelette aussi réduit que possible
de dates et de points de repère, et appliquer à l'histoire la même espèce
d'attention qu'à la littérature. Mais quant à supprimer l'étude de l'histoire,
ce serait désastreux.
L'histoire est un tissu de
bassesses et de cruautés où quelques gouttes de pureté brillent de loin en
loin.
Je suis en votre pouvoir
pendant ma vie, et il dépend de vous que je sois riche ou pauvre. Mais votre
nom est en mon pouvoir dans l'avenir, et il dépend de moi que dans trois cents
ans on dise de vous bien,
Le bien est méprisé, et une
fois hommes, ils ne trouvent dans les nourritures offertes à leur esprit que
des motifs de s'endurcir dans ce mépris.
Un instituteur de village
qui se moque du curé, et dont l'attitude détourne les enfants d'aller à la
messe puise sa force persuasive dans la conscience qu'il a de sa supériorité
d'homme moderne sur un dogme moyenâgeux, conscience fondée sur la science.
Par rapport au prestige de
la science il n'y a pas aujourd'hui d'incroyants. Cela confère aux savants, et
aussi aux philosophes et écrivains en tant qu'ils écrivent sur la science, une
responsabilité égale à celle qu'avaient les prêtres du XIIIe siècle. Les uns et
les autres sont des êtres humains que la société nourrit pour qu'ils aient le
loisir, de chercher, de trouver et de communiquer ce que c'est que la vérité.
Au XXe siècle comme au XIIIe, le pain dépensé à cet effet est probablement.
Mein Kampf :
« L'homme ne doit jamais tomber dans l'erreur de croire qu'il est seigneur
et maître de la nature... Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes
et les soleils suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent
autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la
faiblesse, qu'elle contraint à la servir docilement ou qu'elle brise, l'homme
ne peut pas relever de lois spéciales. »
Ce n'est pas l'adolescent
abandonné, misérable vagabond, à l'âme affamée, qu'il est juste d'accuser, mais
ceux qui lui ont donné à manger du mensonge. Et ceux qui lui ont donné à manger
du mensonge, c'étaient nos aînés, à qui nous sommes semblables.
Depuis deux ou trois siècles
on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de
la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue
au moyen de la raison, leurs relations mutuelles. C'est une absurdité criante.
Il n'est pas concevable que tout dans l'univers soit absolument soumis à
l'empire de la force et que l'homme puisse y être soustrait, alors qu'il est
fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions
sensibles. Il n'y a qu'un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l'œuvre dans
l'univers, à côté de la force, un principe autre qu'elle, ou il faut
reconnaître la force comme maîtresse unique et souveraine des relations
humaines aussi.
La philosophie qui a inspiré
l'esprit laïque et la politique radicale est fondée à la fois sur cette science
et sur cet humanisme, qui sont, on le voit, manifestement incompatibles.
L'utilitarisme a été le
fruit d'une de ces tentatives. C'est la supposition d'un merveilleux petit
mécanisme au moyen duquel la force, en entrant dans la sphère des relations
humaines, devient productrice automatique de justice.
La foudre, le trait de feu
vertical qui jaillit du ciel à la terre, c'est l'échange d'amour entre Dieu et
sa création, et c'est pourquoi « lanceur de la foudre » est par
excellence l'épithète de Zeus.
Tout sans exception, joies
et douleurs indistinctement, doit être accueilli dans la même attitude
intérieure d'amour et de gratitude.
La matière physique et
psychique en eux obéit parfaitement ; ils sont parfaitement obéissants en
tant qu'ils sont matière, et ils ne sont pas autre chose, s'ils ne possèdent ni
ne désirent la lumière surnaturelle qui seule élève l'homme au-dessus de la
matière.
Toute l'humanité jadis à
vécu dans l'éblouissement de la pensée que l'univers où nous nous trouvons
n'est pas autre chose que de la parfaite obéissance.
Il faut oublier tout besoin
pour concevoir les relations dans leur pureté immatérielle.
Les changements sont ou bien
des modifications de forme, sous lesquelles quelque chose persiste, ou bien des
déplacements, mais jamais simplement des apparitions et disparitions.
Les Romains, nation athée et
matérialiste, anéantirent les restes de vie spirituelle sur les territoires
occupés par eux au moyen de l'extermination ; ils n'adoptèrent le
christianisme qu'en le vidant de son contenu spirituel.
Nous en sommes très fiers de
notre civilisation moderne., mais nous n'ignorons pas qu'elle est malade. Et
tout le monde est d'accord sur le diagnostic de la maladie. Elle est malade de
ne pas savoir au juste quelle place accorder au travail physique et à ceux qui
l'exécutent.
Travailler, c'est mettre son
propre être, âme et chair, dans le circuit de la matière inerte, en faire un
intermédiaire entre un état et un autre état d'un fragment de matière, en faire
un instrument. Le travailleur fait de son corps et de son âme un appendice de
l'outil qu'il manie. Les mouvements du corps et l'attention de l'esprit sont
fonction des exigences de l'outil, qui lui-même est adapté à la matière du
travail.
La pensée humaine domine le
temps et parcourt sans cesse rapidement le passé et l'avenir en franchissant
n'importe quel intervalle ; mais celui qui travaille est soumis au temps à
la manière de la matière inerte qui franchit un instant après l'autre.
Il est facile de définir la
place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée.
Il doit en être le centre spirituel. Fin.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire