mercredi 6 mars 2019


Regards sur le monde actuel, Paul Valéry


La vision inquiète du monde et de la liberté par Paul Valéry


Regards sur le monde actuel et autres essais regroupe des textes d'une prescience remarquable, écrits principalement dans les années 30. 
Styliste hors pair, écrivain brillant et lucide, Valéry savait que l’écriture est la limpidité et la facilité de la rencontre avec le lecteur. 
Paul Valéry goûte ici aux paradoxes, dont celui d'expliquer qu'une des caractéristiques de la modernité, c'est l'imprévu, alors qu'il ose lui-même prévoir, jouer à l'oracle, et avec grand succès, dans un texte, à bien des titres, prophétique. 

L’édition présentée ici est celle de 1945, version considérablement revue et augmentée de l’essai Regards sur le monde actuelpublié en 1931.
Au fil des pages, Paul Valéry fait montre d’une intelligence redoutable. Tour à tour il analyse, décortique, projette sa vision du monde sur des sujets aussi divers que l’histoire, la politique, l’art et la littérature.
Moderne, il remet en cause les lieux communs, renverse les idées reçues, dérange le lecteur dans ses convictions et l’incite à creuser toujours plus loin derrière la grandiloquence de concepts dont la superbe n’égale souvent que le néant qu’ils recouvrent.
Ses regards sont fascinants par la justesse et la finesse de leur perception, comme par la prose délicieuse qui nous invite à en goûter les plus infimes nuances.
Tout est pour lui objet de pensée, et il réunit ici "quelques idées qu'il faudrait bien nommer politiques". De celle de la dictature, à celle sur les fluctuations de la liberté ; de la première guerre sino-japonaise en 1895, à l'Amérique comme projection de l'esprit européen...
Comme dans sa poésie - autant que dans ses spéculations sur le fonctionnement de l'intellect, ou les liens du système nerveux et des sentiments -, il se montre dans ces pages tel que Claudel le voyait : "L'esprit attentif à la chair et l'enveloppant d'une espèce de conscience épidermique, le plaisir atteint par la définition, tout un beau corps gagné, ainsi que par un frisson, par un réseau de propositions exquises"... 

C’est avant tout l’œuvre d’un visionnaire qui nous dévoile la réalité du monde tel qu’il était alors et tel qu’il est devenu.
Valéry, c'est un regard inquiet, d'une prescience remarquable sur la modernité et ses perspectives, qui ne se confond pas avec un conservatisme réactionnaire mais procède d'une réflexion convaincante sur la culture et ses conditions de transmission et d'enrichissement. 
Lorsqu'il écrit ces pages, l'Europe est sortie de la première guerre, qui lui fait prendre conscience qu'une civilisation peut mourir. Et les années 30 ne sont pas là pour le rassurer, lui donnant cette vision noire et impitoyable de la politique. 
Pour Valéry, l'Histoire doit être prise très au sérieux : elle peut tout justifier car on y trouve ce qu'on veut. Mais l'Histoire change, sous le coup de l'ouverture du monde, la notion d'évènement qui se transforme et débouche désormais sur l'imprévu. 
L’avènement de la mondialisation, dont Valéry perçoit dès les années 30 les implications, est au cœur de la réflexion : "Rien ne se fera plus sans que le monde entier ne s'en mêle". On ne peut pas penser en politique avec les mythes du passé car les effets d'échelle ont considérablement joué. "Le temps du monde fini commence", les terres habitées ont été découvertes. Les humains vivent dans l'interdépendance à l'échelle mondiale. L'Histoire ne peut plus être celles de lignes parallèles, et la politique doit intégrer cette solidarité de fait.

Éblouissantes d’intelligence, les pages que Valéry consacre à la question philosophique de la liberté méritent leur place dans les meilleures jamais écrites sur ce sujet qui a occupé les Sages depuis l'apparition de la pensée.
Ses écrits rayonnent toujours par leur puissance et leur beauté, plus de 70 ans après sa mort.

L’avènement de la mondialisation, dont Valéry perçoit dès les années 30 les implications, est au cœur de la réflexion : "Rien ne se fera plus sans que le monde entier ne s'en mêle". On ne peut pas penser en politique avec les mythes du passé car les effets d'échelle ont considérablement joué. "Le temps du monde fini commence", les terres habitées ont été découvertes. Les humains vivent dans l'interdépendance à l'échelle mondiale. L'Histoire ne peut plus être celles de lignes parallèles, et la politique doit intégrer cette solidarité de fait.

Le « déterminisme » nous jure que si l’on savait tout, l’on saurait aussi déduire et prédire la conduite de chacun en toute circonstance, ce qui est assez évident. Le malheur veut que « tout savoir » n’ait aucun sens.
la liberté politique est le plus sûr moyen de rendre les hommes esclaves, car ces contraintes sont supposées émaner de la volonté de tous, qu’on ne peut guère y contredire, et que ce genre de gênes et d’exactions imposées par une autorité sans visage, tout abstraite et impersonnelle, agit avec l’insensibilité, la puissance froide et inévitable d’un mécanisme, qui, depuis la naissance jusqu’à la mort, transforme chaque vie individuelle en élément indiscernable de je ne sais quelle existence monstrueuse.
Les grandes choses sont accomplies par des hommes qui ne sentent pas l’impuissance de l’homme.
L’homme moderne est l’esclave de la modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne à sa plus complète servitude. Le confort nous enchaîne. La liberté de la presse et les moyens trop puissants dont elle dispose nous assassinent de clameurs imprimées, nous percent de nouvelles à sensations. La publicité, un des plus grands maux de ce temps , insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, exploite l’arbre, le roc, le monument et confond sur les pages que vomissent les machines, l’assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l’enfant martyr. Il y a aussi la tyrannie des horaires. Tout ceci nous vise au cerveau. Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée.
Le moins possible d’idées et le plus possible de faits.
Dans une guerre moderne, l’homme qui tue un homme tue un producteur de ce qu’il consomme, ou un consommateur de ce qu’il produit.
L’Europe a envoyé dans les deux Amériques ses messages, les créations communicables de son esprit, ce qu’elle a découvert de plus positif, et, en somme, ce qui était le moins altérable par le transport et par l’éloignement des conditions générales. C’est une véritable « sélection naturelle » qui s’est opérée et qui a extrait de l’esprit européen ses produits de valeur universelle, tandis que ce qu’il contient de trop conventionnel ou de trop historique demeurait dans le Vieux Monde.
Peut-être les Français pressentent-ils tout ce que l’esprit et ses valeurs générales peuvent perdre par l’accroissement indéfini de l’organisation et du spécialisme.
Le fait nouveau tend à prendre toute l’importance que la tradition et le fait historique possédaient jusqu’ici.
A peine de nullité, de mépris et d’ennui, nous nous contraignons d’être toujours plus avancés dans les arts, dans les mœurs, dans la politique et dans les idées, et nous sommes formés à ne plus priser que l’étonnement et l’effet instantané de choc.


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